lundi 20 janvier 2014

Hier ist Friede





Hier ist Friede. Hier weine ich mich aus über alles !
Hier löst sich mein unfaßbares, unermeßliches Leid,
das mir die Seele verbrennt...
Siehe, hier sind keine Menschen, keine Ansiedlungen.
Hier ist Friede ! Hier tropft Schnee leise in Wasserlachen...


Ici est la paix. Ici je me fonds en pleurs sur tout !
Ici se défait la douleur inconcevable, immense,
qui me brûle l’âme…
Regarde, ici il n’y a pas de vies humaines, pas d’habitations.
Ici est la paix ! Ici la neige dégoutte sans bruit en flaques d’eau…




Alban Berg, Altenberg-Lieder, n° 5
Margaret Price / Claudio Abbado




dimanche 19 janvier 2014

Oui, c'est elle



Edita Gruberova
Récital Mozart
Orchestre de chambre de Munich
Dir. Douglas Boyd
Bordeaux, Auditorium, 17 janvier 2014

Don Giovanni :
Ouverture
Récitatif et air de Donna Anna « Crudele ? – Non mi dir »
Six Danses allemandes K. 606
L’Enlèvement au sérail :
Récitatif et air de Constance « Welcher Wechsel – Traurigkeit »
Adagio et fugue en ut mineur K. 546
L’Enlèvement au sérail :
Air de Constance « Martern aller Arten »

Mitridate re di Ponto :
Ouverture
Récitatif et air de Xipharès « Qual tumulto – Soffre il mio cor con pace »
Idomeneo : Ballet
Les Noces de Figaro :
Récitatif et air de Suzanne « Giunse alfin il momento – Deh vieni non tardar »
Così fan tutte :
Ouverture
Récitatif et air de Fiordiligi « Temerari ! – Come scoglio »

En bis : Idomeneo :
Récitatif et air d’Électre « O smania ! o furie ! – D’Oreste, d’Ajace »


« Cependant c’était de cette distance-là qu’on venait à moi… ; elle avait pourtant cinquante ans, mais je ne m’en ressouvenais plus, je ne lui désirais rien ; eût-elle eu vingt ans de moins, elle ne m’aurait pas paru en valoir mieux ; c’était une déesse, et les déesses n’ont point d’âge. »

Marivaux, Le Paysan parvenu


Ceux qui venaient (on en connaît) pensant assister à un Grubi Show, rêvant peut-être aux outrances conjuguées d’une cantatrice à l’expressionnisme scabreux et d’un fan-club machinalement hystérique, ceux-là en auront été pour leurs frais. Car ce premier concert d’une série européenne n’a fait paraître ni épouvantail ni fantôme, ni seulement le phénomène de longévité dont de bonnes âmes ont cru bon de faire un argument publicitaire, mais cette chose évidente et rare : un tout grand chant mozartien – la poésie d’une manière, incarnée dans une personnalité qui s’affirme sur scène dans son caractère étrange comme dans sa discipline. Quand Edita Gruberova entre en scène, entre aussi avec elle une mémoire de l’interprétation, conservée par le disque, et ce sentiment sans doute suffirait à émouvoir d’abord quiconque l’a découverte au début des années 1980. Pourtant ce qui captive, ce n’est pas l’ombre du passé ranimée par quelques vestiges, mais véritablement un art assumé au présent, et parfois plus convaincant encore que les enregistrements flatteurs d’autrefois. Après tout, nous sommes en terre de Bordeaux, où les vertus métamorphiques du temps ne sont pas des fruits d’imagination.

La première fois que j’ai entendu Gruberova sur scène, c’était en 1982 au Festival d’Aix. Elle y chantait la Reine de la Nuit dans le spectacle inoubliable de Lucian Pintilié. Son entrée se passait en haut de cette galerie de bois inspirée du Globe Theatre, derrière une vitre aux reflets de bronze (tant pis pour la projection). À l’acte II, elle venait brandir le poignard dans l’arène en bas. J’attendais trop sans doute de l’interprétation vocale, conditionné que j’étais à la fois par les éloges d’André Tubeuf et par le disque d’Edda Moser. Le chant de Gruberova m’avait semblé plus fragile que saisissant, dans le suraigu en particulier, cependant je garde une impression très vive du climat de malaise qu’elle installait : cette Reine n’était pas éblouissante à proprement parler, mais inquiétante pour quatre, avec la froideur d’une idole-serpent, magnétique malgré les inégalités vocales. Car enfin le timbre avait cette poésie équivoque, et la phrase était tellement insinuante. Cette qualité de poésie, je l’avais entendue quelques mois plus tôt, en disque certes (la scène d’Ophélie dans Hamlet d’Ambroise Thomas), mais surtout en direct à la radio, quand peu après la mort de Karl Böhm l’Opéra de Vienne avait organisé une soirée d’hommage funèbre : alors Edita Gruberova  avait chanté l’air triste de Konstanze avec un tact, une gravité, une profondeur de sentiment inconnus de ses enregistrements officiels (et surtout pas dans l’intégrale Solti).

C’est plus tard, en février 1989 lors d’un récital avec orchestre au Théâtre des Champs-Élysées, que j’ai pu comprendre le charisme d’une artiste dont l’agilité saisissait moins, en somme, que l’imagination dynamique – enchanteresse – avec une malléabilité stupéfiante de la voix, de son rayonnement, de cet ascendant physique et subtil que le disque rend si mal. Le programme était spectaculaire, copieux (le Crudel periglio de Giunia, Zerbinetta en v.o., Traviata, la folie de Lucia), avec en bis l’air des talents d’Adèle et la Villanelle de Dell’Acqua. De cette piécette elle faisait un joyau et un songe. Les prouesses vocales – elle nen était pas avare – étaient abolies dans la sensation d’une aisance jamais lisse ou indifférente malgré la fluidité et la précision insensées du chant. C’était plus que l’élégance et le raffinement, c’était l’impression d’un état de grâce, à tous égards, également sensible dans la tension expressive de la voix (même éthérée) et dans sa façon de gagner la scène avec un glissement de sylphe.

Avant-hier à Bordeaux, sur la scène de cet auditorium en style Ikéa, elle est entrée d’un pas lent et sûr, silhouette alourdie, droite pourtant, sans rien de relâché ni de crispé : imposante comme une altesse, mais assujettie à la concentration d’un art mûri dans l’expérience. Une des beautés de ce concert, constante, était de ressentir la maîtrise de l’interprète et les difficultés qu’elle affronte en mesurant ses forces, lors même que le programme choisi, et intelligemment ordonné, ne ménage pas la voix ni surtout les ressources expressives d’une cantatrice. Le résultat a de quoi fasciner, dès le premier extrait.

Dans la scène de Donna Anna, dans son récitatif ou dans les vocalises finales, on entend la prudence délicate du chant. Il lui faut audiblement contrôler la précision des intonations, et sur ce point rares seront les instants du concert où la justesse ne sera pas assurée. Mais cette conscience prudente est aussi la voie vers l’intériorité superbe qui caractérise l’interprétation de la scène où Anna s’adresse à Ottavio. L’attaque pianissimo de la phrase « abbastanza per te mi parla amore » ne frappe pas parce qu’elle manifeste un artifice vocal mais parce qu’elle dispose la représentation dun espace mental qui n’est jamais loin du mystère. Dès qu’elle ouvre la bouche, Gruberova touche par la tenue du chant, par un sentiment de douleur rentrée, plus encore peut-être que par la lumière quasiment intacte du timbre, d’un brillant à peine patiné. La physionomie de la chanteuse a beau souligner les affects, sa voix, elle, ne présente aucun durcissement de l’expression, comme il est ordinaire chez bien des interprètes en fin de carrière. Même si quelques maniérismes de phrasé rappellent le caractère bien connu de l’interprète, on l’a entendue dans les années précédentes moins rigoureuse et plus encline à la préciosité des nuances ou des contrastes. S’impose là continûment une impression d’évidence, de pertinence, de justesse du sentiment – et on se souvient que Gruberova faisait partie de ces très rares interprètes de Donna Anna qui n’attaquent pas « Or sai chi l’onore » comme une Furie fulminante mais piano, conformément à la partition.

Après tant d’extravagances dans l’opéra romantique italien, ce retour à Mozart est comme la pierre de touche d’un art demeuré sans exemple ni équivalent. Les longues oreilles, qui n’aiment rient tant que réduire un chant à des qualités de hauteur, s’offusqueront de suraigus âpres ou agressifs (ceux de Gruberova n’ont jamais brillé par leur velouté) ou d’un registre grave encore plus spectral que naguère (l’air de Fiordiligi en pâtit). Mais cet accord de la singularité et de la discipline malgré les vicissitudes, ce sentiment de la phrase, cet art du portamento (non pas au sens actuel mais au sens classique de conduire et canaliser la voix), cette manière donc de phraser pour pénétrer un caractère, ce pouvoir de changer en une ou deux mesures la densité du temps, de faire entrer en concert l’auditeur dans un autre univers, tout cela est extraordinaire. J’allais oublier la netteté des mots, en particulier la différenciation  vigilante des voyelles et de leurs couleurs, quand tel Cherubino fêté à l’Opéra de Paris semblait récemment n’avoir que deux voyelles en bouche.

Se présenter à nouveau en Konstanze après quarante-six ans de carrière est un défi (l’air d’entrée « Ach ich liebte », peut-être le plus ardu, est écarté). « Traurigkeit » d’abord. Faut-il signaler que la voix est moins aisée et ductile que dans l’enregistrement dirigé (lourdement) par Solti ? Le récitatif est assez précautionneux, les fins de phrase seront un rien raccourcies parfois, mais le sens du coloris, la finesse de touche qui n’outre pas le pathétique, la précision frémissante de cette méditation rappellent que chante toujours une grande mozartienne, capable de faire d’un geste vocal un moment de poésie. Et puis l’air « Martern aller Arten ». Sur les derniers accords, Edita Gruberova, la tête portée en arrière, pousse un profond soupir. Ce n’est pas la mort qui l’a délivrée, comme le désire le personnage, mais sa science, son art du risque, son imagination d’interprète qui compensent amplement deux ou trois fléchissements qu’il est dérisoire de pointer à la craie sur l’ardoise. Prodige, au reste, que ce souffle continu qui porte impérialement les mots « Segen belohne dich » depuis le contre-ut longuement tenu jusqu’au grand trille conduisant au retour de l’Allegro assai : plus qu’une performance de virtuose (et ce trille-là n’est pas non plus un fantôme), voilà l’autorité sensible de la captive qui veut persuader, qui implore et affronte en même temps le potentat. La qualité plastique, le surgissement dynamique de la vocalise ne saisissent pas moins que jadis dans les traits de gamme avant la reprise de « Laß dich bewegen » (mesures 126-130). Ce qu’on entend là, cet art de prendre possession de l’espace musical et aussi de la situation théâtrale, cette bravoure vulnérable et obstinée à laquelle les années donnent un supplément d’humanité, de densité, c’est la Gruberova d’aujourd’hui, plus grande peut-être que sa légende dorée.

Il pouvait paraître curieux qu’Edita Gruberova revienne aujourd’hui au Sifare de ses débuts discographiques (l’intégrale de Mitridate dirigée par Hager en 1977). Façon de boucler la boucle, dans un rôle moins exposé qu’Aspasia ? L’expérience du concert est en tout cas celle d’une permanence et d’un accomplissement. Car l’ascendant si particulier de ce timbre aquatique, notamment dans les traits en staccato du premier air de Sifare, semble inchangé depuis l’époque de ces disques ; sauf que la froideur assez figée de la trentenaire d’alors – sorte de Nilsson rococo – a fait place  (dès le récitatif) à une autorité du discours sans agressivité, à une sensibilité dans la partie centrale absentes alors, et tributaires sans doute de la collaboration avec Harnoncourt dans les années qui suivirent. Dans ce contexte, même ce staccato si bien timbré gagne en force persuasive. La vocalisation est un peu savonnée, mais les grands intervalles trouvent Gruberova expressive et la cadence est magnifiquement tournée, sans rien de trop. Il est seulement dommage que l’orchestre ne lui apporte pas ici un soutien convenable. La phalange est pourtant de qualité (bois souverains dans l’ouverture de Così) mais la direction du chef marie bizarrement agressivité des accents et défaut de tension. Le ballet d’Idomeneo en souffrira dans ses sections délicates, l’ouverture de Mitridate s’enlise, et l’Adagio et fugue est carrément raté par manque de cohérence.

Clore le programme sur le « Come scoglio » de Fiordiligi était-il judicieux ? Gruberova n’a chanté le rôle que pour les besoins d’un film régi par Ponnelle et dirigé par Harnoncourt, estimant que sa voix convenait mal aux exigences du rôle dans le registre grave. Elle s’invente donc ici un grave assez étrange, non pas guttural, mais feutré, nébuleux, comme la voix des spectres troyens chez Berlioz. D’ailleurs les qualités expressives de cet air, sa virtuosité particulière, ne flattent pas forcément l’art ni l’esprit de Gruberova. Tant qu’à revenir à Mitridate, on aurait aimé entendre « Nel grave tormento » d’Aspasia.

Le choix d’insérer la scène de Suzanne n’allait pas de soi. C’est un rôle qu’Edita Gruberova n’a jamais abordé – sinon par le biais de l’air (banal) de remplacement « Un moto di gioia » ou tout récemment du disque Mozart dont ce concert reprend le programme – mais un air si dépourvu d’effets paraît confirmer une volonté de l’interprète de revenir au foyer de Mozart. Je n’ai pas été convaincu par son interprétation ultra-apprêtée, qui contrefait trop à mon goût la jeune fille un peu sucrée (pour ne pas dire la petite fille : vade retro, Baby Jane !). L’ensemble fait plus penser à une figurine rococo qu’à la respiration nocturne du jardin.

Un seul bis, mais généreux et surtout très étonnant. Gruberova a gravé l’intégralité du rôle d’Elettra au milieu des années 80, et le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne s’y montrait pas sous son meilleur jour : manque d’assise dans le grave, esprit un peu chichiteux, mesquin même, avec une scène de démence fausse d’esprit (rire gloussé compris). Le temps qui a passé sur cette voix, la maturité supérieure de l’interprète la conduisent aujourd’hui à brosser la scène de folie (le récitatif est donné dans sa version abrégée) avec une hardiesse et une imagination autrement convaincantes. Pour le coup, même ce grave livide sorti d’on ne sait où contribue à une composition qui n’est pas flamboyante (la voix ne le permettrait pas plus qu’autrefois) mais régie par une amertume sans remède : pas de vociférations, et c’est heureux, mais le poison fatal de la haine, destructeur du personnage qui en est le réceptacle. La vocalise descendante qui par deux fois mime un rire dément est certes jouée comme un rire sardonique (choix discutable en soi), mais cette fois, contrairement à l’enregistrement Decca, l’essai est transformé, le poids expressif est trouvé, et on se retrouve face à la Gruberova puissamment inquiétante, jusque dans les variations d’élocution et de couleur sur « Ceraste, serpenti ». À la fin du récitatif, sur « a pianto eterno », elle sait une dernière fois donner l’illusion que sa voix est le relais d’une source très lointaine du son, d’un son surnaturel qui la traverserait – comme un corps possédé d’une haine qui nest pas à elle : fureur sacrée, pour ainsi dire, où l’interprète ne s’abaisse pas à extrapoler un aigu complaisant sur la note finale. Cette Électre-là, en définitive, couronne non pas un show mais une ascèse d’artiste. Mozart est un grand poète, Gruberova est sa prophétesse, et les prophétesses n’ont point d’âge. 



Photo en tête : 
Edita Gruberova dans La Straniera à l'Opéra de Zurich

dimanche 12 janvier 2014

La Fervente




Karina Gauvin
Ensemble Les Boréades, dir. Frédéric Colpron
Paris, Salle Gaveau, 26 mars 2009

Antonio Vivaldi
¶ Laudate pueri en ut mineur R. 600
Airs de Costanza (La Griselda) : 
« Ritorno a lusingarmi »« Ombre vane, ingiusti orrori »
¶ In furore justissimae irae R. 626

En bis :
Purcell, « Strike the viol » (Ode Come ye Sons of Art)
Haendel, « Lascia ch’io pianga » (Rinaldo)
Purcell, « Now the night is chac’d away » (The Fairy Queen)


La tournée Vivaldi de Karina Gauvin s’achevait à la salle Gaveau où, accompagnée par le même ensemble, elle avait donné deux saisons plus tôt son magnifique programme Purcell (disque paru chez Atma en 2006). Le titre donné au concert pèche par un fâcheux spinosisme : Vivaldi furioso ? À part le début du motet In furore, rien de tel, et ce n’est pas les deux concertos pour flûte à bec donnés en complément avec Frédéric Colpron qui auront jeté l’auditoire dans la transe. Il est sans doute injuste de parler ainsi, mais mon aversion pour la flûte à bec est viscérale ; je trouve le spectacle du flûtiste quasiment obscène, et les idées répétitives de l’illustre Roux n’aident pas à embrasser la cause.

Non pas furioso donc, ni même un énième baroque spectacular (les amateurs de voltige en seront pour leurs frais), mais la poésie et la ferveur. Le cirque Agitatadadueventi n’est pas dans votre ville : de La Griselda sont ici extraits le galbe enjôleur de « Ritorno a lusingarmi » (avec flûte obligée) et l’air pathétique « Ombre vane ». Ce ne sera pas non plus le célèbre Laudate pueri virtuose à suraigus (R. 601), rendu célèbre autrefois par un disque de Magda Kalmar, mais son jumeau en ut mineur, plus secret, plus dévot. Ce motet, Karina Gauvin l’avait gravé au début de sa carrière, vers 1998 (Analekta, 1997). Réécouter le disque aujourd’hui fait mesurer tout ce que la grande Québécoise a conquis en couleurs, en ampleur, en corps, en imagination, en force persuasive. Le disque la fait entendre excellente déjà, impeccable et sensible, mais claire, peu expansive, encore trop « bonne élève ». À Gaveau, le Laudate pueri l’impose d’entrée par le rayonnement charnelle du chant, toujours souple et toujours rigoureux, mais encore par la profondeur, la résonance de l’expression.

Car une chose est de déployer variété des couleurs, longueur de souffle, modelé de la ligne, maîtrise dynamique, clair-obscur, mi-voix parfaitement timbrée, bref tout ce qui fait de Gauvin un admirable soprano dans ce répertoire ; une autre est de subordonner tant de qualités plastiques, hédonistes, à l’éloquence du texte. L’air d’Almirena en bis résumerait à lui seul cet art et ses respirations souveraines. Qui l’écoute perçoit bien sûr les richesses contrôlées de cette voix, d’où naît un vrai plaisir, mais ce qui touche dans le fond, c’est cette puissance de communication grâce à laquelle la poésie musicale anime et porte la parole.

Pour le dire autrement, l’art de Karina Gauvin dépasse la seule science vocale : il incarne la ferveur du psaume Laudate pueri d’une manière vigilante, pleine, qui ne néglige jamais les ombres au sein de la gloire, ni la chair dans la dignité. Quelle intelligence ! Dès le premier verset en ut mineur, l’euphorie de l’action de grâces est empreinte de gravité et de cette urgence à dire, sans perdre de la plasticité des courbes. « Sit nomen Domini », si typique du Vivaldi stellaire, est suspendu dans l’espace des temps sans être éthéré. La pulsation et le geste enveloppant dans « A solis ortu » sont servis tout autant par l’ensemble orchestral (2 violons, 1 alto, 1 contrebasse, 1 violoncelle, 1 théorbe, 1 orgue ou clavecin) que par la cantatrice. Si la violoncelliste manque un peu de fluidité dans « Excelsus super omnes », le violon solo ravit dans l’architecture mouvante du « Quis sicut Dominus », se déployant comme une danse majestueuse, obstinée, autour de laquelle s’enroule le verbe du soprano, qui prend un ton imperceptiblement inquiet pour évoquer celui « qui s’abaisse pour regarder dans le ciel et sur la terre ». L’esprit de révérence et de mystère est bien présent. Ce sens frémissant de la dévotion, on le retrouve avec  les lignes merveilleusement conduites pour l’élévation du « Gloria Patri » : c’est souverain, et pourtant c’est humble. Nous y voilà. Dans l’Amen conclusif, c’est tout le corps qui participe au souffle de cette parole urgente, au bord du spasme dans les syncopes ultimes.




Après l’entracte, place aux airs de Costanza. Le premier est certes charmant, mais c’est le second qui est du grand Vivaldi, surtout chanté de la sorte. Cet « Ombre vane » fascine d’abord par la manière dont Gauvin fonde l’expression sur les changements de couleur de la voix, qu’elle sait ombrer (justement), moirer, jusqu’à lui donner quelque chose qui transgresse l’hédonisme vocal. Ceux qui ont entendu son Alcina de Haendel ou sa Circé de Leclair savent de quoi il retourne. Mais le plus impressionnant, c’est son art d’approfondir l’expression et pour ainsi dire d’élargir l’espace musical dans le da capo. Elle orne très peu (on peut en être frustré) et privilégie la lisibilité de la phrase, mais le jeu dynamique des intensités, des textures, des couleurs encore produit un effet extraordinaire de progression dans le retour du même. De la sorte, la tension d’ensemble de l’air, son dessin poétique sont admirablement réalisés, sans jamais un effet ostentatoire.

Concluant le programme, le motet In furore allait peut-être encore plus haut, sans l’effervescence ornementale d’autres interprètes fameuses. Là encore, je conçois qu’on puisse désirer plus d’emportement, plus de brillant dans le premier air, dont il convient de remarquer que le texte exprime non pas la colère mais l’angoisse du coupable. Peu importe quand on est conduit jusqu’au second, qui était peut-être le sommet de la soirée. Mélodie jouissive, pénétrante, mais chargée de célébrer le don des larmes :

Tunc meus fletus 
        Alors mes pleurs
Evadet laetus 
        se répandent heureux
Dum pro te meum 
        tandis que devant toi
Languescit cor. 
        mon cœur défaille.
Fac me plorare, 
        Fais-moi verser des larmes,
Mi Jesu care, 
        Jésus bien-aimé,
Et fletus laetum 
        et ces pleurs
Fovebit cor.         
        réconforteront mon cœur.


Avec un air comme celui-là on est au cœur de la dévotion baroque et de l’expression ambivalente de la pénitence, où l’effusion lacrymale, qui vide et qui renforce, se tourne en bienfait et, dans la musique, en beauté et en plaisir. Un mot est particulièrement frappant à la fin de la première partie, d’ailleurs répété et souligné chez Vivaldi par un mélisme lancinant : languescit. Il est à peu près impossible de rendre exactement par un mot simple ce que ce verbe exprime. La traduction que j’ai sous la main parle d’un cœur qui s’attendrit, ce qui fausse un peu les choses. Au sens strict, il s’agit de langueur, c’est-à-dire d’affaiblissement physique, d’extinction des forces vitales : c’est le vocabulaire de la mort avant d’être celui de l’amour. Le verbe s’emploie en latin pour la fleur qui se fane, la lune qui s’obscurcit, le feu qui s’éteint. De même on a de Schubert un offertoire pour soprano intitulé Totus in corde langueo (enregistré par Gauvin, et par le jeune Cencic). À présent, on est frappé par le fait que dans cet air de Vivaldi ce consentement à l’extinction se développe ainsi avec tant de plénitude et de volupté. Le chant de Gauvin donne à entendre ce mélange d’accablement et de ferveur planante, en jouant sur l’ambiguïté du texte et de sa mise en musique. Et là encore, l’approfondissement du da capo creuse la répétition, lancinante, tout en nous conduisant dans un lieu qu’on aurait bien de la peine à nommer. Alors, l’Alleluia n’est pas ce retour rassurant à la jubilation univoque, mais l’exhalaison d’un désir inquiet, presque d’une angoisse : non pas le terme, mais le chemin.     

Pour ce motet, Karina Gauvin chantait sans partition (auparavant, elle la consultait à peine, il est vrai), placée au centre devant les musiciens (il n’y a pas de chef pour battre la mesure). Sa puissance de communication intégrait les bras et les mains, bras et paumes ouverts le plus naturellement du monde dans l’acte de chanter, tendus, offerts généreusement vers l’auditoire. Aucune pose en l’occurrence : ces gestes sont tellement incorporés à la ferveur du chant, à la transmission de la parole, qu’on songe aux chanteuses de spirituals. De fait, quelque chose se passait de rare, de l’ordre de l’influx si l’on veut, ou tout simplement du don généreux, comme peu de cantatrices en sont je crois capables à ce degré d’évidence. Et je me disais : là voilà en acte, sans falbalas, cette rhétorique dont tant de gens se gargarisent ; elle est là tout entière, infuse, diffuse, elle captive d’autant mieux qu’elle ne s’exhibe pas ni ne se monnaye en maniérismes.

Les bis sont présentés avec ce sourire cordial, familier. Karina Gauvin est ce qu’on appelle une belle personne. Ce furent deux extraits de Purcell, dont le « Now the night » de Fairy Queen, avec ses vocalises pointées, ses phrases rayonnantes. L’air de l’Ode pour la reine Mary est porté comme rarement, paraissant inventé au fur et à mesure avec un sens jouissif de la relance. Dans les deux cas, la complicité avec les musiciens est belle à voir, et Gauvin leur serrera la main à chacun à la fin. Mais auparavant, on aura eu « Lascia ch’io pianga », et quand la musique s’arrête, on croirait en avoir oublié toutes les autres interprètes.


Sur Karina Gauvin, voir aussi cette page 

mercredi 1 janvier 2014

Once again




Wie mei’ Ahnerl zwanzig Jahr’
Und a g’sunder Wildschütz’ war
Hat im Mondschein er voll Lust
’S erstemal sein Reserl bußt.
Wie er ’s küßt, singt grad im Tal
Wunderschön ein’ Nachtigall.
Seit der Zeit haben Tag und Nacht
Die Zwei sich oft gedacht :

No amal, no amal, no amal,
Sing nur, sing, Nachtigall !
No amal, no amal, no amal,
Wie du g’sungen hast im Tal !

Wie mei’ Ahnerl siebzig Jahr’
Und ein alter Kraut’rer war,
Schaut er einmal, so am Bach,
D’ längste Zeit ein Dirndl nach ;
Hat dann g’seufzt : Oh mein, oh mein,
Wo mag jetzt wohl ’s Reserl sein ?
Hat dann g’juchz’t so wie als Bua
Und gesungen still dazu :

No amal, no amal, no amal,
Sing nur, sing, Nachtigall !
No amal, no amal, no amal,
Wie du g’sungen hast im Tal ! 


Elisabeth Schumann fait l'Oiseleur et fait l'Oiseau