mardi 30 décembre 2014

Des Herren Güte preisen soll




Joseph Haydn, Die Schöpfung

Edith Mathis, soprano (Gabriel, Ève)
Christoph Prégardien, ténor (Uriel)
René Pape, basse (Raphael, Adam)
Chœur du Festival de Lucerne
Scottish Chamber Orchestra
Direction : Peter Schreier
Enregistré au Festival de Lucerne en 1992
1 DVD Arthaus


Un grand chanteur fera-t-il plus tard un chef de grande valeur ? Peter Schreier peut prétendre aux deux rangs, comme sa Passion selon saint Jean de Bach (Philips) saurait à elle seule en administrer la preuve. De fait, c’est sur lui d’abord que repose la réussite de ce concert capté à Lucerne dans l’église des Jésuites. L’Orchestre de chambre d’Écosse, qu’on a pu connaître assez flasque en fosse à Aix sous d’autres baguettes, se montre ici d’une grande fluidité, avec des bois très poétiques et une belle flûte solo : c’est ductile mais tenu, avec une animation amie de l’équilibre.

Dès le Chaos initial, Schreier parvient à allier solennité du geste et finesse des lignes : le tempo est allant, indemne de lourdeur mais avec la gravité nécessaire, et le discours, très équilibré dans le phrasé et les couleurs, n’en est pas moins prenant. L’agitato de la création des eaux accueille les mouvements sans perdre la noblesse, les cordes distillent le mystère dans l’évocation des espèces se multipliant (« Seid fruchtbar alle »). Les deux grands airs du soprano bénéficient d’un sens égal de la pulsation et du lyrisme, qui porte la poésie avec l’évidence. La musique d’aurore qui ouvre la troisième partie est parfaitement rendue. Le duo d’Adam et Ève sonne en revanche assez crispé, court de respiration et d’abandon (mais l’impression vient aussi du fait que les deux solistes ne vont pas très bien ensemble).

En revanche, le chœur de célébration final est pris à un tempo parfait car modelé sur l’éloquence du texte, et on vérifie là comme en d’autres endroits combien Schreier pense la musique à partir du verbe. Vertu capitale dans une œuvre qui retrace au présent la puissance originelle d’une Parole qui forme l’être des choses, où tout justement procède de l’ordre – c’est-à-dire aussi du commandement – de la parole : « Und eine neue Welt entsteht auf Gottes Wort »*. Schreier dirige d’ailleurs en prononçant le texte souvent, et pas seulement pour guider les choristes. Le plus délectable est sa générosité : c’est un chef qui dirige en effet, présent à ce qu’il conduit, mais souriant, communicatif avec les musiciens, rayonnant. Aujourd’hui que s’est impatronisée la manie de courir la poste dans l’ensemble monumental « Der Herr ist groß in seiner Macht » (noté vivace, nullement presto), c’est une bénédiction de l’entendre dans un dynamisme sans débraillé, sans surtout bousculer les lignes.




Le chef n’en infuse pas pour autant au chœur (amateur) le génie que celui-ci n’a pas. C’est là le point faible du concert sans doute, surtout du côté des messieurs (ténors en particulier) : honorable, en place, mais assez banal, sans beaucoup de poli, l’impression de prudence et même d’inertie étant renforcée par l’image, tant il est vrai que beaucoup chantent d’un air parfaitement racorni. On remarque néanmoins, à l’œil brillant de plusieurs dames de l’ensemble, que René Pape ne les laisse pas indifférentes.

Le jeune Pape a bien de quoi séduire en effet. L’ancien petit chanteur du Kreuzchor de Dresde n’avait alors débuté sur scène que quatre ans plus tôt à Berlin. Ce qu’on entend là, dans la partie la plus généreusement sollicitée de l’ouvrage, c’est d’emblée la beauté profonde de l’organe, la stabilité impériale du chant, la majesté d’une éloquence. Le récit inaugural sonne certes avec une solennité appuyée (« Im Anfange schuf GoooOOOOtt… »), et le chant semble assez monolithique, même si le diminuendo sur leer montre superbement une voie que le chanteur a depuis explorée. Le grand accompagnato « Seid fruchtbar alle, mehret euch » persuade plus par l’égalité merveilleuse de la voix que par une emphase trop marquée, trop en dehors.

Et cependant, s’il est moins convaincant en Adam, par manque de tendresse, René Pape s’impose en Raphaël par la seule autorité, mais de telle manière que la grandeur du ton frappe peut-être plus que l’étoffe d’une voix magnifiquement impeccablement soutenue, jusque dans la vocalisation. En l’écoutant, ce n’est pas le fantôme de Kurt Moll qui surgit mais plutôt le souvenir de Kim Borg, pour le grain et le grand ton. Cette hauteur impérieuse mais enveloppante fait merveille dans la création du firmament ou dans la peinture du tumulte des eaux. Mais l’artiste néclate pas moins par sa retenue dans le trio qui clôt la seconde partie, et par le murmure fantastique qu’il dispense sur « im Staub zerfallen sie ». Le visage, dont les yeux félins attirent le regard, reste d’ailleurs d’une expression remarquablement naturelle et posée, sans plus de trace d’effort que le chant. Son moment de gloire est la fresque de la création des animaux terrestres, et où le legato ne diminue en rien la netteté de léloquence. L’air qui suit (« Nun scheint im vollem Glanze ») est fastueux, avec des douceurs de majesté sur « dankbar sehn » ou dans la cadence. Une voix d’exception, avec la justesse du geste.




À ses côtés, Christoph Prégardien est plus frêle vocalement, mais combien éloquent, sa manière de phraser faisant entendre une pratique experte de linterprétation « philologique » du répertoire ancien. Le chant est d’une précision extrême qui abonde la poésie : l’air de la création de l’homme respire la perfection, parfaitement modulé, et le sourire de l’interprète resplendit sur l’introduction de la troisième partie. Le plus impressionnant est son évocation du lever de la lune, où à force d’art il donne le sentiment mystérieux du silence. Grand témoignage d’un chanteur à son zénith.

Le jour de ce concert, Edith Mathis, née et formée à Lucerne, avait 54 ans et derrière elle 35 années de carrière : ses débuts datent de 1956 (année Mozart) dans un des Garçons de La Flûte enchantée (Grümmer en Pamina, rien moins). Ce qu’elle offre en musicalité, en contrôle des lignes et des hauteurs, en style, en relief, force le respect. Musicienne hors pair. Tout est maîtrisé de bout en bout, de la grande phrase au moindre gruppetto. Cette discipline se lit sur la personne. Tendue, l’œil brillant mais étrangement fixe comme celui des oiseaux, les lèvres retroussées pour les besoins de l’émission, Mathis ne peut dissimuler les efforts que lui impose désormais sa partie. Mais la conquête dont procède l’art franc du chanteur peut se contempler ici. 

L’oreille percevra la dureté parfois agressive d’un aigu (« In holder Anmut stehn ») qui de toute façon brilla peu par sa suavité, ou même par sa liberté. La voix d’Edith Mathis, si fruitée dans le medium, n’eut jamais laura de Lucia Popp (sa contemporaine et concurrente immédiate pour tant d’opéras ou d’oratorios) ni son charme alcyonien : lui manquait une certaine qualité d’abandon, et sa fraîcheur de timbre s’est parfois payée de figements. Non qu’elle n’eût pas d’ailleurs le sens du théâtre : il ne manque pas d’enregistrements d’opéras pour l’attester, de Haydn à Henze. Ici, l’intelligence du texte ne s’accompagne peut-être pas de l’imagination qu’on trouve chez Margaret Marshall par exemple, mais cette fermeté du discours, ce sens harmonique du chant demeurent sans prix. On admire alors, au soir d’une carrière, la présence d’une artiste qui répugnait à parler d’elle ou de son art**, mais qui compte parmi les plus beaux serviteurs du chant classique, d’une rectitude assumée, les pieds sur terre sans méconnaître l’esprit. Y a-t-il beaucoup d’interprètes d’Ilia capables d’aller droit au caractère du personnage (fille de Priam, rôle originellement dévolu à une tragédienne) par un maintien si simple, si royal*** ?



* Voir aussi, à propos des Saisons de Haydn, cette page.
** Comme on l’apprend dans cet entretien plein d’enseignements.
*** Dans lintégrale gravée par Böhm à Dresde en 1977 : extrait à écouter ici.

dimanche 28 décembre 2014

L’auguste dans le poste





Ce soir j’attrape une partie de la retransmission radio de La Clémence de Titus donnée ces jours derniers au Théâtre des Champs-Élysées. Peu à dire des chanteurs. Kurt Streit a ses jours de règne derrière lui, mais (au moins à la radio) il passe mieux qu’un an plus tôt à Bruxelles dans la production torpillée par la direction sans direction de Ludovic Morlot. Une fois encore, j’ai oublié Julie Fuchs sitôt entendue. Le Sesto m’a paru assez fruste, efficace sans doute, mais la poésie du rôle lui échappe. André Tubeuf a d’ailleurs son idée (très perspicace) sur cette insuffisance. Karina Gauvin n’est pas impériale, mais elle fait vivre la musique de façon attentive et très personnelle, avec son érotisme propre et une intelligence sensible dès les récitatifs, même si on la sent livrée à elle-même… sauf pour ces rires bestiaux* qui semblent de mauvais augure pour la qualité du travail de Denis Podalydès (je n’ai pas vu le spectacle, n’allons point plus avant).

Cependant, en arriver à couper dans les récitatifs (avec les effets scabreux qui en découlent musicalement) en dit déjà long sur l’attitude d’un « homme de théâtre » face à un des plus beaux livrets que Mozart ait mis en musique, et où rien nest oisif. « Qu’on leur donne de la brioche », disait une autre altesse – de la brioche ou du kougloff. Quand a été créée au festival d’Aix la mise en scène de La Clémence par David McVicar, personne que je sache parmi les critiques ne s’est avisé de remarquer que pour une fois les récitatifs y étaient donnés intégralement, d’où des choses délicates et magnifiques au long du dialogue (la main de Sarah Connolly…). Mais les gens étaient trop occupés à se prononcer sur l’esthétique du décor coulissant, sur sa couleur : ça fait au moins un sujet de conversation pour Marie-Aude Roux.

Mais pour revenir à cette retransmission, elle n’a fait que nourrir mes soupçons à l’égard du talent de Jérémie Rhorer. C’est en effet la première fois je crois que j’entends la fin du grand rondo de Vitellia à l’acte II arrêté net par le chef avant même que le public n’applaudisse, alors que la conclusion de l’air est expressément enchaînée dans la partition à cette marche « à la française » qui introduit le chœur de célébration de Titus, par cet admirable changement à vue qui constitue une des beautés sublimes de l’œuvre. Le point d’orgue n’intervient précisément qu’à la fin de cette transition orchestrale qui naît du rondo sans solution de continuité.





Ce coup de surprise est calculé par Mozart et prend à revers l’inclination du public d’applaudir l’interprète après un grand moment vocal (et le rondo de Vitellia en est bien un). Ordinairement donc, le public peu familier de l’œuvre dans sa continuité applaudit sur la péroraison orchestrale, pleine d’élan, alors que l’orchestre continue de jouer, come scrittoAux Champs-Élysées, rien de tel. Comme le premier tâcheron dirigeant Turandot et arrêtant le flux orchestral à la fin de « Nessun dorma », Jérémie Rhorer croit convenable de briser soudain là, en queue de tire-bravos. O generoso ! o grande !

Mais ce qui suit est plus désolant. Car l’orchestre s’étant tu, sans que d’ailleurs des applaudissements torrentiels le relaient (et pour cause), il reprend le discours de façon brutale, et à quel tempo ? Andante peut-être (du moins pour un marcheur veillant à ne pas rater son métro), mais maestoso assurément pas. Ce qu’on entend est assez typique de la trivialité passe-partout des chefs prétendument « informés » dans le répertoire du XVIIIe siècle. On s’agite, on presse, comme si on craignait comme l’incendie, ou l’éruption du Vésuve, que le morceau ennuie, et on boule le texte avec le tout. Des vers magnifiques de cette hymne qui se dresse alors en remplissant lespace et dont le surgissement est justement plein de sens au sortir de la spirale introspective de Vitellia, ne reste qu’une sorte de bouillie avalée à la va-vite. C’est musicalement laid (la dimension monumentale de ce style délibérément archaïsant est absente) et théâtralement mort. Il sauffit d’écouter comment un Gardiner organise toute cette séquence.

Gardiner, justement – on pouvait le voir à la télévision la veille de Noël diriger un Dixit Dominus de Haendel capté à Versailles en juin dernier. Combien de chefs aujourd’hui, captifs autant que fabricateurs d’une idée fallacieuse d’un baroque à gesticulation, croient judicieux de conduire le chœur initial à tombeau ouvert, en laissant la majesté de la pulsation au fossé ? Rien de tel dans ce concert, pas plus que dans le disque princeps de Gardiner pour Erato. Et tout au long du concert, voir le chef diriger en possédant, en proférant le texte, en le projetant vers les interprètes qui le projettent vers l’auditoire, ne fait que confirmer ce qu’on entend : que la conduite musicale est ici pensée à partir du texte sacré, de l’empire de son intelligibilité, de son esprit en somme. Et non pœnitebit.



* La malheureuse était déjà contrainte à de tels rires façon Salpêtrière dans l’Armide de Gluck donnée à Amsterdam en octobre 2013, en vertu du trip tribal à la truelle du metteur en scène Barrie Kosky. Mais fallait-il un régisseur « de la Comédie-Française » pour réchauffer de telles puérilités ?

samedi 27 décembre 2014

Ténor de Nativité (1) : Ernst Haefliger




Alte deutsche Weihnachtslieder
Ernst Haefliger, ténor
Concilium Musicum (instruments anciens du XVIIIe siècle)
Dir. Paul Angerer
1 CD Claves
Enreg. à Retz (Basse-Autriche) en juillet 1984

1) Ave Maria, so grüßt der Engel
Chant populaire de Lorraine
(Flûte à bec alto, viole, violoncelle, contrebasse, harpe)

2) Marien ward ein Bot’ gesandt
Anonyme, 1392
(Viole d’amour, viole, viole de gambe, harpe, glockenspiel)

3) Nun komm der Heiden Heiland
Vers de Martin Luther
Musique des premiers temps de l’Église
(Hautbois d’amour, viole, basson, violoncelle, contrebasse, harpe)

4) O Heiland, reiß die Himmel auf
Vers de Friedrich von Spee
Mélodie du Rheinfelsisches Gesangbuch (1666)
(Hautbois, viole, doulciane, violoncelle, contrebasse, orgue)

5) Es kommt ein Schiff geladen
Vers de Daniel Sudermann (1626) d’après un texte alsacien du XVe siècle
Mélodie de l’Andernacher Gesangbuch (1608)
(Viole d’amour, viole de gambe, contrebasse, harpe, orgue)

6) In dulci jubilo !
Anonyme du XIVe siècle
(Violon, hautbois, viole, violoncelle, basson, contrebasse, harpe, clavecin, orgue)

7) Kommet, ihr Hirten
Chant populaire de Bohême
(Violon, hautbois, viole, violoncelle, basson, contrebasse, harpe, clavecin)

8) Der Heiland ist geboren
Chant de Haute-Autriche
(Vilon, hautbois, viole, violoncelle, hautbois, contrebasse)

9) Was soll es bedeuten ?
Chant populaire de Silésie
(Viole d’amour, hautbois d’amour, viole, violoncelle, basson, contrebasse, harpe, glockenspiel, triangle)

10) Vom Himmel hoch da komm ich her
Paroles de Luther adaptées par Friedrich Wilhelm Zachow et J.-S. Bach (4e strophe)
Mélodie du Gesangbuch von Schumann (1539)
(Hautbois, doulciane, orgue)

11) Fröhlich soll mein Herze springen
Vers de Paul Gerhardt
Musique de Johann Crüger (1662)
(Flûte à bec ténor, viole, violoncelle, harpe)

12) Es ist ein Ros entsprungen
Vers de Michael Praetorius (1609) complétés par Friedrich Layritz (1844)
Mélodie du Speierisches Gesangbuch Köln (1599)
(Viole d’amour, hautbois d’amour, viole, violoncelle, doulciane, viole de gambe)

13) Ich steh an Deiner Krippen hier
Vers de Paul Gerhardt (1653)
Musique de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Orgue)

14) Ermuntre dich, mein schwacher Geist
Vers de Johann Rist (1641)
Mélodie de Johann Crüger (1648) et basse de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Orgue)

15) Ihr Gestirn, ihr hohen Lüfte
Vers de Johann Franck (1674)
Mélodie de Chr. Peter (1655) et basse de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Clavecin, viole de gambe)

16) O Jesulein süß, o Jesulein mild !
Texte anonyme
Mélodie de Hall (1650) et basse de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Clavecin, viole de gambe)

17) Gelobet seist du, Jesu Christ
Vers de Martin Luther
Mélodie du XVe siècle
(Viole d’amour, viole, violoncelle, contrebasse)





Il y a six ou sept ans, Polydor a réédité en Allemagne un célèbre disque de noëls allemands que Fritz Wunderlich et Hermann Prey avaient enregistré en juillet 1966, quelques semaines avant la mort du ténor. On y trouve quelques classiques également présents dans le programme d’Ernst Haefliger : In dulci jubilo, Es kommet ein Schiff geladen, Es ist ein Ros entsprungen, etc. Les deux chanteurs, qu’unissaient des liens d’amitié, sont évidemment magnifiques, mais si les pièces chantées sont ponctuées par le récit de la Nativité selon saint Luc, lu par l’acteur Will Quadflieg, il faut essuyer un orchestre de chambre assez sirupeux et moyennement sûr, qui sert de surcroît des Locatelli et Albinoni sans intérêt.

Tout différent est le disque d’Ernst Haefliger, gravé en 1984, alors que le ténor suisse venait d’enregistrer les 3 grands cycles de Schubert avec piano-forte d’époque (un Hammerflügel joué par Jörg-Ewald Dahler) : une première alors, retentissante, et pour cause. De même, c’est accompagné par un ensemble d’instruments anciens que Haefliger déroule ce programme de chants liturgiques ou paraliturgiques qui vont de l’évocation de l’Annonciation à la célébration de la naissance du Rédempteur, et qui s’étagent de la période médiévale à l’âge baroque, empruntant aussi bien aux chants populaires qu’aux vers de Luther ou des grands poètes baroques que sont Paul Gerhardt ou Friedrich von Spee. À la tête d’un ensemble à géométrie variable, le chef, Paul Angerer, a lui-même composé les arrangements de ces chants anciens, qui obéissent tous à une structure strophique permettant de reprendre la même mélodie de strophe en strophe.

Sans doute ces changements judicieux dans le climat sonore, y compris au sein d’un même morceau, sont-ils d’une grande séduction et compensent le caractère répétitif de la musique. Mais d’un autre côté, cette sorte de réitération continue est elle-même d’un charme certain, et constitutive de l’ancrage populaire de la musique (la mélodie n’exige pas de prouesse de la part du chanteur) et de la dimension sacrée, contemplative, de poèmes dont l’éternité et la fixité du cycle liturgique constituent l’horizon. On pourrait d’ailleurs considérer que la répétition formelle des strophes opère en permanence autant de boucles dont le caractère circulaire mime la perfection divine. La prise de son, effectuée dans une église de Haute-Autriche, donne d’ailleurs une légère réverbération à l’enregistrement, qui contribue idéalement au climat de recueillement de l’ensemble.




Il se dégage ainsi de ces musiques un climat discrètement incantatoire, totalement poétique. On est d’ailleurs saisi, dans les plus anciennes, par un caractère archaïsant (avec des inflexions modales) qui leur confère une dimension mystérieuse. Ainsi Marien ward ein Bot’ gesandt présente une narration littérale, naïve, mais à laquelle la musique donne une résonance étrange, avec un mouvement de marche paradoxalement hiératique. Le chant de Silésie (Kommt, ihr Hirten) fascine par ses allures de bourdon et sa fraîcheur sans âge. Nos oreilles de malheureux modernes sont surtout frappées de l’absence de toute sentimentalité dans l’évocation de la Nativité : dans leur immédiateté populaire, ces chants conservent quelque chose de rituel et d’énigmatique, qui semble venir de très loin, et cette distance se retrouve dans le caractère allégorique de plusieurs poèmes. Ainsi du célèbre Es kommt ein Schiff geladen (XVe siècle), où la Nativité s’exprime par l’allégorie du navire portant la cargaison divine jusque sur la terre où il jette l’ancre. L’orchestration de Paul Angerer installe un climat de mystère étonnant, que sert aussi le chant méditatif de Haefliger, d’une intériorité et d’une humilité – c’est-à-dire aussi d’une douceur – dont on chercherait longtemps l’équivalent aujourd’hui.


Si le timbre du ténor suisse s’était alors feutré, on reste ébahi qu’à son âge d’alors la voix ait conservé ce caractère de juvénilité et même de lumière, autant que ce rayonnement spirituel qui fit la gloire de son Tamino (version Fricsay). Son chant respire la piété sérieuse et frémissante de la vieille Allemagne. On songe à l’esprit d’Elisabeth Grümmer. Sa sévérité, suggérant tout un monde dans Es kommt ein Schiff geladen, où il fait valoir avec sûreté des couleurs d’étrangeté, cède la place au sourire fervent dans In dulci jubilo ou Der Heiland ist geboren. Et dans le sublime Was soll es bedeuten ?, lancinant comme une complainte, il rappelle irrésistiblement la délicatesse élégiaque de ses Schubert. On est d’ailleurs saisi à l’écoute du noël de Haute-Autriche (n° 8), qui sonne presque, dans sa naïveté euphonique, comme une mélodie de La Belle Meunière. Ici on perçoit la continuité entre le Volkslied traditionnel et les lieder de Schubert. Les chants auxquels Bach a prêté la main sont proches du choral et aussi moins mémorables, tandis que les mesures de Fröhlich soll mein Herze springen ont quelque chose de dansant qui évoque le tout début du XVIIe siècle. Sommet du programme enfin, le fameux Es ist ein Ros entsprungen, à la mélodie immédiate, si prenante, presque triste, fait entendre combien la tenue vocale de Haefliger, son éloquence pénétrante et sans effets, se muent en poésie.





samedi 13 décembre 2014

Mater admirabilis




Une dose de nécrophilie, un soupçon de magyaromanie, et voilà :

Ave Maria von Ilosvay (1913-1987)

Encore une cantatrice qui ne fut longtemps pour moi qu’un nom dans les catalogues (la Mère de Hänsel & Gretel avec Karajan), avant que je la remarque dans des Contes d’Hoffmann captés à la Radio de Cologne en 1950. Voix de la Mère d’Antonia, elle est enveloppante et sûre comme on ne l’est pas souvent dans cette partie. C’est dabord la couleur qui frappe, extraordinaire : une couleur profonde, veloutée, chaleureuse, celle d’une voix d’alto, maternelle en effet, mais pas mamelue justement, avec quelque chose d’étrange qui la prédisposait sans doute au rôle d’Erda, la déesse primitive, dont elle fut à Bayreuth l’une des grandes titulaires après la guerre. Et pourtant, elle avait entamé sa carrière dans les années 30 en chantant du Mozart et même des raretés de Mozart. Preiser, irremplaçable, a opportunément publié une anthologie de ses rares enregistrements de studio pour Philips augmentés de deux extraits superbes du Ring dirigé par Clemens Krauss en 1953 : occasion de la retrouver.

Née à Budapest juste avant la Première guerre, Maria von Ilosvay a étudié au conservatoire de sa ville natale puis à l’Académie de Musique de Vienne, où elle remporta en 1937 le premier prix d’un concours international. Elle est alors engagée par Paul Csonka dans sa troupe de Salzbourg, qui se consacre aux premières œuvres lyriques de Mozart, notoirement méconnues à l’époque. D’octobre 1937 à mars 1938, elle participe à une tournée américaine qui, dans le même esprit, donne des raretés, à savoir Così fan tutte (Dorabella), La Cambiale di matrimonio de Rossini, Le Pauvre Matelot de Milhaud et Angélique d’Ibert. Plus tard, elle apparaîtra dans Le Couronnement de Poppée orchestré par Krenek.

En 1940, elle entre dans la troupe de l’Opéra de Hambourg, auquel elle restera fidèle jusqu’au terme de sa carrière. Après la guerre, en 1948, elle participe à la première représentation scénique du Vin herbé de Frank Martin à Salzbourg sous la direction de Fricsay, avec pour protagonistes Maria Cebotari et Julius Patzak : Orfeo vient d’éditer la bande. L'été suivant, toujours à Salzbourg à la création d’Antigone de Carl Orff sous la direction de Fricsay : elle y chante le rôle d’Ismène, dans une distribution réunissant Res Fischer, Hermann Uhde, Ernst Haefliger et Josef Greindl. C’est cependant Bayreuth qui lui vaut bientôt une gloire internationale : de 1953 à 1958, elle y interprète non seulement Erda, mais Waltraute ou la Première Norne (elle eut également Vénus de Tannhäuser ou Fricka à son répertoire).

Si elle a gravé pour Philips deux disques récitals successifs (répertoire courant du XIXe siècle en 1952, raretés de Mozart en 1954), il s’agissait de microsillons 25 cm, ce qui peut expliquer l’absence de réédition par la suite en disque longue durée. Preiser a repris l’intégralité des deux programmes dans son hommage :

¶ Mozart (Wiener Symphoniker, dir. B. Paumgartner, 1954)
La Finta Semplice : « Che scompiglio »
La Betulia liberata : « Che ascolto, Ozia ? — Del pari infeconda » ; « Parto inerme »
Air de concert K. 255 « Ombra felice — Io ti lascio »
La Clémence de Titus : « Deh per questo istante solo »

¶ Opéra du XIXe siècle (Wiener Symphoniker, dir. W. Loibner, 1952)
Verdi, Le Trouvère : « Stride la vampa »
Verdi, Don Carlo : « O don fatale »
Thomas, Mignon : « Connais-tu le pays ? »
Bizet, Carmen : « En vain pour éviter les réponses amères »
Saint-Saëns, Samson et Dalila : « Amour, viens aider ma faiblesse » ; « Mon cœur s’ouvre à ta voix »
+ en complément : Verdi, Requiem : « Liber scriptus proferetur », dir. P. Van Kempen  (1955)

¶ Wagner à Bayreuth
L’Or du Rhin : « Weiche, Wotan, weiche »
Siegfried : « Stark ruft das Lied »
Avec Hans Hotter (Wotan). Dir. Cl. Krauss (1953)

1 CD Preiser, coll. « Lebendige Vergangenheit »




Dirigés par Paumgartner, alors attaché à la défense des Mozart méconnus pour le meilleur et pour le pire (son édition démembrée-recomposée d’Idomeneo), les Mozart imposent d’emblée les deux qualités maîtresses d’Ilosvay : un timbre extraordinairement riche et caressant, qui laisse à la voix quelque chose de suffisamment juvénile, et une grande rigueur musicale. Le revers de la médaille, c’est une certaine raideur, et surtout une élocution vague. Que la prosodie soit approximative est peut-être gênant (Ilosvay chante tout en langue originale, ce qui n’était nullement l’usage dans les années 50), mais ce qui est frustrant surtout, c’est le vague des mots, dits du bout des lèvres, sans intégration véritable au discours musical. Les airs de La Finta Semplice et de La Betulia liberata étaient sauf erreur des premières au disque, et dans le superbe air de concert K. 255 (composé pour un castrat alto) Ilosvay n’avait été précédée que de quelques mois par R. Michaelis. 

L’air de Giacinta est à la fois noble et émouvant, avec une expression délicate et inquiète, même si nous sommes habitués à un orchestre plus animé ou à une approche plus véhémente (Jennifer Larmore par exemple). L’air de concert « Ombra felice » reste lui nettement prosaïque, pour ainsi dire bloqué par une élocution assez pataude. Ilosvay est plus à son affaire en Judith, malgré un italien germanifié, une vocalisation assez raide et une récitation très perfectible : la beauté du timbre, fruité, altier, a de quoi charmer, mais si l’interprète peine à soutenir l’intérêt sur la longueur des airs, le ton est assez juste en somme, timide mais tenu. Reste que les mots italiens ne parlent guère, hélas, avec des voyelles trop ternes. L’air impétueux « Parto inerme », pauvre d’accent dans la profération héroïque, souffre d’une approche scolaire qui gâche sensiblement la partie médiane ; mais c’est surtout le rondo désespéré de Sesto qui étonne par l’indifférence (pour ne pas dire la mollesse) de l’interprète : aucun frémissement, aucun accent de désespoir, mais une sorte de rondeur généralisée, typique au fond d’une certaine conception lisse du Mozart seria. Et pour le coup l’orchestre se montre bien incertain.

Les standards du répertoire gravés en 1952 font entendre un chant plus scolaire qu’animé par le sens du théâtre. L’organe est beau, et le chant scrupuleux (les figures du rythme dans « Stride la vampa ») et même digne, mais que tout cela reste générique ! Dans Azucena et Eboli ne cherchez pas du feu (« Azucena, vous auriez du feu ?… »), ni de la fluidité – et là non plus, le secours ne viendra pas des mots. Imagination et caractère en panne aussi dans l’extrait du Requiem : belle, austère (pas de port de voix sur proferetur ou continetur), mais surtout trop terre-à-terre, pas visionnaire pour trois ni quatre sous. Eboli paraît même marmoréenne, impavide, comme si Ilosvay rêvait déjà du sommeil d’Erda. Carmen reste appliquée, avec un martèlement monotone des syllabes, et une expression passe-partout. Nonobstant les hasards prosodiques, Dalila bénéficie de ce velours, de cette délicatesse (la vocalise descendante dans « Amour, viens aider ma faiblesse ») et d’une musicalité qui serait admirable si à ces caresses s’ajoutaient des arrière-plans de perversité ou simplement un érotisme prédateur : Maria von Ilosvay, je le crains, était trop bonne fille. On ne s’étonne pas dès lors de la trouver au mieux en Mignon : même un peu courte de nostalgie, le registre expressif moyen d’Ambroise Thomas lui va bien, et le français est très soigné.

Tout change – et comment ! – avec les scènes d’Erda, face à un Hotter saisissant de majesté et d’inquiétude. Si on sent que l’éloquence de cette Erda pourrait être plus affirmée, plus personnelle, ce qu’on entend respire l’évidence, et d’abord celle d’une langue retrouvée. L’élocution est enfin naturelle ; la tenue de ce phrasé fait valoir des couleurs de terre chaude et froide (presque un souvenir de Mödl y passe fugitivement), mais c’est surtout le contraste du dialogue théâtral qui en impose, dans Siegfried particulièrement. Car cette scène, une des plus impressionnantes de tout le Ring, est ici anthologique. Face à un Wotan fébrile mais avec superbe, contaminé par l’urgence du drame, cette Erda hiératique déploie comme en tapis des phrases hors du temps, comme si elle lui parlait de très loin et de très haut — ou plutôt de très profond. Non pas terre-à-terre, mais terre et mère, déesse larvée, tel était son meilleur emploi.





Photographies : 
Fricka à Covent Garden en 1956 (ci-dessus), Erda à Bayreuth en 1958 (tête de page)

Pour lécouter en Erda sous la direction de Clemens Krauss en 1953 :
Scène avec Wotan dans Siegfried ici

Autres témoignages discographiques de Maria von Ilosvay :

¶ Berg, Lulu (lHabilleuse), dir. L. Ludwig (avec Rothenberger), studio 1968, Electrola.
¶ Humperdinck, Hänsel und Gretel (Gertrud), dir. Karajan (avec Grümmer, Schwarzkopf, Metternich), studio 1953, EMI
¶ Mozart, Requiem, dir. Schmidt-Isserstedt (avec Della Casa, Krebs, Frick), Radio de Hambourg (1952), Tahra.
¶ Mozart, Les Noces de Figaro (Marcellina), en allemand, dir. Schmidt-Isserstedt (avec Saunders, Mathis, Steiner, Krause, Blankenburg), Opéra de Hambourg 1967, Arthaus (DVD).
¶ Offenbach, Les Contes d’Hoffmann (la Mère d’Antonia), en allemand, dir. Szenkar (avec Schock, Lipp,Mödl, Trötschel, Welitsch), Radio de Cologne 1950, Gebhardt.
¶ Rossini, Stabat Mater, dir. Fricsay (avec Grümmer), Radio de Cologne 1953, Melodram.
¶ Verdi, Requiem, dir. Van Kempen (avec Brouwenstijn, Munteanu, Czerwenka), Philips (1955) ; réédité en CD chez Preiser
¶ Wagner, Der Ring der Nibelungen (Erda), Bayreuth 1953, dir. Cl. Krauss, Orfeo.
¶ Wagner, Der Ring der Nibelungen (Erda et Waltraute), dir. J. Keilberth, Bayreuth 1955, Testament.