dimanche 22 février 2015

Idomeneo 1971 (1 : Vienne)




En mars 1971, à quelques jours de distance, et en un temps où l’Idomeneo de Mozart attendait toujours un enregistrement intégral de sa musique, on donnait cet opéra au Staatsoper de Vienne (le 16) et à la Radio de Rome (le 24). Pour ce concert de la RAI diffusé par le disque pirate, c’est Colin Davis qui dirigeait. Il avait gravé pour Philips dès 1968 une version de l’œuvre avec un Idamante ténor (conformément à la version de Vienne) mais en restituant au rôle-titre toute sa partie, notamment la version ornée de « Fuor del mar » et l’air final « Torna la pace », tous deux disparus en passant de la version première de Munich à la réfection de Vienne. La distribution romaine réunissait Nicolai Gedda et une quasi débutante, Jessye Norman, dans le rôle d’Idamante, qui recouvrait ainsi sa tessiture d’origine (c’était un rôle de castrat), encore inédite au disque : il faudra attendre l'enregistrement de Nikolaus Harnoncourt en 1980. Mais commençons dans l’ordre chronologique.

La soirée viennoise, jusque-là inédite, a paru providentiellement en 2006 par les bons soins de Ponto, et dans un son honorable. Sauf erreur, Idomeneo n’avait plus été donnée au Wiener Staatsoper depuis les années 1930, quand Richard Strauss eut l’idée baroque d’« arranger » l’opéra (en allemand, bien sûr), pour un résultat d’autant plus ahurissant (gare à la réorchestration !) qu’Électre, rétrogradée au rang de prêtresse jalouse (sous le nom nouveau d’Ismène), y perd une partie de son rôle. On peut se faire une idée de la chose par un live de Salzbourg en 2006, publié par Orfeo (avec Robert Gambill en Idoménée, Iris Vermillon en Idamante et Camilla Nylund en Ismène). Représenté en italien à Salzbourg en 1956 sous la direction de Böhm (live publié par Walhall) puis en 1961 sous la baguette de Fricsay, Idomeneo restait banni de la scène viennoise, mais l’Autriche ne connaissait alors que la partition établie de façon scabreuse par Bernard Paumgarter, quand les Anglais, dès la production de 1951 à Glyndebourne sous la direction de Fritz Busch, s’étaient efforcés à plus de fidélité philologique : Colin Davis est évidemment l’héritier de cette tradition.

Reste que ce live viennois permet d’entendre deux prises de rôle restées sans lendemain, et sans trace discographique officielle, par deux illustres mozartiennes qui toutes deux avaient passé leurs trente ans de carrière : Lisa Della Casa en Ilia, et pour Elettra Sena Jurinac, elle qui avait été l’Ilia renaissante de Glyndebourne vingt ans plus tôt. La seconde donne à cet enregistrement un éclat majeur, en offrant, malgré la blessure du temps, une des plus fortes Électre de la discographie – la plus profonde peut-être.



Mozart, Idomeneo Re di Creta
Idomeneo : Waldemar Kmentt
Idamante : Werner Krenn
Ilia : Lisa Della Casa
Elettra : Sena Jurinac
Arbace : Reid Bunger
Il Gran Sacerdote : Manfred Jungwirth
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Vienne
Direction : Jaroslav Krombholc
Vienne, 14 mars 1971
2 cd Ponto

Les photos de Waldemar Kmentt, Lisa Della Casa et Sena Jurinac ci-dessous sont issues de cette production scénique.


« Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ? » demandait un personnage de Marivaux. Idomeneo fut décidément accablé de cette fatalité qui à la vénération nocive de Strauss pour Mozart fit succéder l’édition de la partition par Bernhard Paumgartner (1887-1971), tripatouillage insensé que l’amour de Mozart est censé justifier. On est toujours trahi par les siens. Mais le préjugé est vivace aujourd’hui encore (on le vérifie souvent), qui veut qu’Idomeneo soit une relique seria qui ne saurait passer la rampe qu’en bénéficiant de béquilles charitables, ces béquilles prenant d’abord la forme de grands ciseaux. La base de l’édition Paumgartner est la version de Vienne (1786) avec un Idamante ténor. Arbace est réduit à quelques répliques, la Voix oraculaire est confiée à un chœur, le Grand Prêtre voit son grand accompagnato estropié (avec des paroles réécrites), on coupe çà et là dans les récitatifs, lesquels sont volontiers orchestrés au lieu d’être confiés au continuo (début de l’acte II par exemple), mais on coupe aussi au sein des airs.

Inversement, le ballet conclusif de la version de Munich, débité en plusieurs fragments, vient truffer plusieurs scènes : un bout avant le premier monologue d’Électre, un autre morceau interpolé au milieu du grand chœur de louage « Nettuno s’onori », un autre enfin en guise de ritournelle au début de l’acte II. Le collage est parfois voyant, mais ce n’est rien en comparaison des éliminations doublées de déplacements qui gauchissent l’action comme la musique, et conduisent à des absurdités dramatiques. Que devient l’entrée du roi naufragé et la rencontre avec son fils ? Une scène de six minutes en tout et pour tout, où disparaissent l’air d’Idoménée « Vedromi intorno » mais aussi celui d’Idamante « Il padre adorato », ruinant ainsi le contraste ironique avec l’euphorie collective du chœur suivant. Mais Idamante perd aussi le récitatif accompagné « Ah, qual gelido orror »… que capte Idoménée ! « Non mi seguir, tel vieto », mais c’est Idamante qui sort (!) moyennant des vers réécrits : « Misero, in che l’offesi ? » devient « Misero, in che peccavi ? vuo’ salvarlo ».

Avec l’acte III, c’est massacre à la tronçonneuse. Passé le quatuor, on a la redisposition suivante :
1) Irruption du Grand Prêtre (n° 23, réécrit) > « a Nettuo rendi quello che suo ! »
2) La réponse d’Idoménée ne se fait pas avec la désolation sublime de la réplique « Non più, sacro ministro, etc. » mais par l’annexion tonitruante du récitatif d’Électre (version longue) qui doit précéder son air de démence (n° 29) ; ce qui donne les nouvelles paroles : « O smania ! o furie ! il fato crudel seguir degg’io, Addio speme, addio gloria ! rimorsi spietati ! Misero ! Misero ! A che m’arresto ? Nessun ha mai provato del mio fato destin più fiero e più maligno. O voto insano ! giuramento atroce ! Quel crudel sacrifizio, o Nume, tu vuoi da me : l’avrai ! »
3) Et hop, Électre reprend soudain son bien avec ce qui reste de récitatif (« Ahimè, tutto perdei ! il germano Oreste nei cupi abissi io voglio seguir, etc. ») et se lance dans l’air de la folie.
4) Marche des prêtres n° 25, mais on saute le chœur funèbre « O voto tremendo » qui le précède normalement.
5) Cavatine d’Idoménée avec chœur (n° 26) : « Accogli, o Re del mar »
6) Et voilà, rescapée du n° 23, déportée en somme, la réplique où le roi avoue quelle est la victime : « Non più, sacro ministro, etc. »
7) Ce n’est qu’alors qu’on enchaîne avec le chœur funèbre n° 24 « O voto tremendo »

Ainsi, toute l’économie de la scène au temple, qui évolue de la terreur à une sorte de prière cathartique, se trouve bouleversée mais sans bénéfice autre qu’un démembrement laborieux, qui substitue à la progression prescrite un bricolage sans queue ni tête. Ajoutons que le trou laissé par l’anticipation de la folie d’Électre donne lieu au dénouement à un raccord hideux après « O gioia ! o amore ! o Numi ! » ; et que surtout la motivation de la démence d’Électre devient plus que hasardeuse : comme l’a remarqué Piotr Kaminski dans L’Avant-Scène Opéra, elle perd la raison à l’idée qu’Idamante soit sacrifié, mais Idomeneo n’a pas encore révélé qui était la victime requise (seul Arbace est dans le secret). Bref : le souci de favoriser une nouvelle carrière pour Idomeneo se paye d’un remède pire que le mal supposé.

Au demeurant, la production viennoise, dont la régie était confiée à Joseph Svoboda (décors et costumes de W. Skalicki), ne fut pas confiée à la conduite d’un chef estampillé comme mozartien, et ce dédain de faire diriger Idomeneo par une illustre baguette trahit apparemment l’estime relative dont jouissait une œuvre encore considérée comme une curiosité. Krombholc est connu pour ses interprétations du répertoire tchèque (il a gravé des versions marquantes d’opéras de Smetana, par exemple) et c’est lui qui avait dirigé à l’Opéra de Vienne en 1964 la Jenufa qui rassemblait autour de la Sacristine de Martha Mödl Sena Jurinac et Waldemar Kmentt en Laca  (live édité par Myto).



Indiscutablement, Jaroslav Krombholc a le souci de l’animation et de la tension théâtrale. Dès l’ouverture l’orchestre cultive les accents et file droit sans s’arrêter, mais sans éviter une certaine précipitation. Il manque là un sens de l’équilibre, du galbe et de la majesté qu’on trouvait avec Fricsay à Salzbourg (DG), qui prenait il est vrai cinq minutes quand Krombholc ne dépasse pas les quatre. La comparaison est plus parlante avec Fritz Busch à Glyndebourne (live 1951, Urania), qui avec une durée équivalente manifeste une manière souveraine d’allier accents et fluidité, avec une matière sonore plus malléable. Dans ces conditions, Krombholc peut être concentré et efficace (« Fuor del mar » a de l’allure) mais agité de façon assez prosaïque, bousculé même, dans le trio de l’embarquement ou dans le quatuor, et on ne trouvera pas ici ni la grandeur sévère de Böhm ni la merveilleuse respiration de Fricsay, dans le quatuor ou dans les airs d’Ilia par exemple.

Précisément, c’est dans ceux-ci que s’entend une absence d’imagination proche de la balourdise (« Se il padre perdei ») ou simplement une gêne à phraser et à articuler le discours dans le monologue d’entrée, tant dans le récitatif que dans l’air. Question de style sans doute, ou de perception floue du style idoine – question d’époque aussi. Ce n’est pas d’ailleurs que le soutien des chanteurs soit défaillant, c’est plutôt un défaut de respiration et de poésie. Tout se passe comme si le chef pensait l’intensité théâtrale comme instant plus que comme ligne, et la tenue d’ensemble s’en ressent. On est ainsi étonné de trouver le jeu des silences dans l’interpellation répétée du chœur « Il reo qual è ? », indiqués dans la partition par les points d’orgue, tout simplement escamoté : la tempête de l’acte II est prise à toute vitesse, sans grandeur, dans le tumulte redoublé par la Windmaschine, et cette précipitation banale passe à côté du geste tragique attendu (présent chez Fricsay en revanche, décidément inouï dans cet opéra).

Le chœur, mis à rude épreuve dans ce qui est un chœur l’opéra le plus ardu de Mozart, et de loin, est plus ou moins discipliné, et de la même formation Fricsay obtenait dix ans plus tôt un tout autre modelé et une poésie sensible. « Placido è il mar », pédestre, ne décollera guère. La tempête est cependant en place malgré un tempo très vif, et sans être noyée dans le vibrato des choristes, de sorte qu’on ne regrette qu’un rebond plus marqué dans les consonnes italiennes. Du chœur sont par ailleurs issues deux sopranes qui l’une après l’autre remplacent Électre pour le solo « Soave zeffiri » : le timbre comme le phrasé scolaire disent assez que ce n’est plus là Jurinac qu’on entend, ce dont aurait dû s’aviser certain critique professionnel chroniquant cet enregistrement. Je ne suis pas entièrement sûr du reste qu’on change de soliste dans « D’aura piacevole », même si la voix me semble alors plus large, moins claire et surtout plus embarrassée par le contrôle du souffle. Mais enfin, ce n’est pas Jurinac, qui a vraisemblablement craint les allègements aériens de ce solo, quand Grümmer y excelle à Salzbourg, à cinquante ans passés : leçon à méditer.




En tête de distribution, le ténor viennois Waldemar Kmentt (1929-2015) reprend le rôle du roi qu’il avait déjà abordé à Salzbourg en 1961 après avoir chanté Idamante en 1956 face à l’Idomeneo de Rudolf Schock. Ce pilier de la troupe de Vienne, qui anecdotiquement fit ses débuts à l’Opéra de Paris à soixante-huit ans dans le rôle de Mirko Zeta (La Veuve joyeuse, 1997), était l’homme de la situation, s’il est vrai qu’il joignait à une culture mozartienne avérée un métal et un coloris plus héroïque qui l’avait qualifié par exemple pour aborder Walther von Stolzing dans Die Meistersinger (Bayreuth, 1968). Par rapport au live de 1961, la voix sonne avec une assise supérieure, une couleur plus sombre et plus éclatante, avec plus de mordant aussi. J’aime beaucoup Kmentt, depuis longtemps, quand je l’ai découvert au disque en Narraboth ou en Froh avec Solti. On aimerait d’ailleurs entendre le disque pionnier d’airs de concert de Mozart pour ténor qu’il avait gravé en 1955 avec Paumgartner pour Philips, disparu depuis des lustres. L’acuité de l’élocution (capitale), la projection sans défaut, la hauteur mâle du ton, le geste suffisamment virtuose (plus rigoureux qu’à Salzbourg), tout cela profite au rôle, d’autant que ses couleurs comme son autorité contrastent heureusement avec le ténor plus clair, plus juvénile et délicat de Werner Krenn dans le rôle du fils. Les qualités vocales et stylistiques de Kmentt servent la stature royale et le pathos du rôle.

La seule chose qu’on peut décemment regretter chez Kmentt, comme dans d’autres de ses interprétations, c’est que ce sens du pathos tragique donne lieu à une emphase parfois trop univoque, ou convenue, faute sans doute d’un jeu de nuances plus affiné (à la différence de Gedda, dans un esprit voisin). La véhémence lui sied mieux que la douceur, et sa tendance est nette à fermer excessivement les voyelles (les O en particulier). Mais il est vrai aussi que dans une production qui le prive des airs du I et III, Idoménée se trouve notablement réduit à une grandeur déclamatoire qui convient à Kmentt, qu’on trouvera plus à son affaire dans le final de l’acte II où il défie Neptune que dans les délicatesses de la cavatine au temple ou dans le face-à-face avec la victime. Quel chanteur de théâtre pourtant ! Chez lui l’éclat et le relief ne s’affirment pas au détriment de la rigueur.

Le relief et la présence ne manquent pas non plus à Werner Krenn, alors âge de vingt-huit ans, dont ce témoignage permet de corriger l’image trop sage et un peu inerte de certains disques d’oratorio. Il fut par ailleurs l’époux de Helga Dernesch, Viennoise comme lui. Élégant mais ardent, inquiet, douloureux, il s’affirme dès son air d’entrée, mais le torpillage par Paumgartner de la scène de reconnaissance le prive d’un moment-clé du rôle. L’italien est moins idiomatique chez lui que chez ses partenaires, et sa tendresse vocale reste bornée pour l’acte III où il manque de rayonnement, mais en définitive on lui trouvera surtout une certaine uniformité expressive. Ainsi dans « Padre, mio caro padre », le ton reste à peu près le même qu’à son entrée de l’acte I, trop immédiatement et constamment pathétique, sans le prestige de la victime ni l’intériorité qu’un mezzo rend sans doute mieux.




Sa partenaire est plus problématique. Lisa Della Casa abordait le rôle de la princesse troyenne à cinquante-deux ans, avec une voix dont l’art était encore considérable mais qui par la nature même de son charme tolérait mal l’usure de l’âge, et d’autant moins pour incarner un personnage de jeunesse radieuse. De ce point de vue, le rôle d’Électre exposait moins Jurinac, ou plutôt la maturité et le timbre de celle-ci s’accordaient plus naturellement à ce caractère. Chez Della Casa, le timbre de lune est terni, le soutien est moins évident (c’était son talon d’Achille sans doute), l’aigu se crispe et butte régulièrement sur le fa aigu (dans l’air d’entrée comme dans le quatuor sur « M’avrai compagna »), la vocalise du duo faillit et les redoutables triolets chromatiques de « Padre, germai » s’écroulent. Le chant ne cache pas ses astuces d’ailleurs : on vocalise sur la voyelle fermée [e] au lieu de [a], et tant pis pour le verbe escamoté dans « Deh volate al mio tesoro » ; on s’alanguit plus que de raison dans des tenues pianissimo (« Ah, risooooooooooooolver non posso », « Idamaaaaaaante, udiiiiiiiiiiiisti ? »). C’est d’autant plus surprenant que ce n’est guère dans la manière aristocratique de Della Casa.

Cette érosion des moyens est moins décevante, justement, que l’impression continue d’une indifférence à un rôle qui semble survolé et à un texte qui ne semble pas porté par la personnalité de l’interprète. C’est à peine si on a le sentiment que les mots sont mis en bouche. Occasion manquée. Non que Della Casa ne sache pas se montrer émouvante (elle a de beaux accents quand elle interrompt le sacrifice, et son aveu à Idamante est prenant) mais ce qui domine, c’est non seulement un chant trop en surface (que ce « Zeffiretti » est longuet !) mais une caractérisation qui semble noyée dans un sourire forcé, comme en ont ces femmes vieillissantes qui n’ont de cesse que d’arborer un masque de faux printemps. 

Dans ce rôle d’Ilia, il arrive que Della Casa verse dans la fausseté : témoin sa scène de l’acte II. L’artiste se montre incertaine dans l’air, à la fois pour le ton expressif et pour la ligne : par exemple, la petite note sur l’appoggiature de « perdei » est exécutée en dépit du texte de la partition mais surtout mal réalisée, avec une sorte de coup de glotte disgracieux. Question de style, et il suffit d’écouter Jurinac en 1956 dans la version Pritchard pour entendre une intelligence de la phrase supérieure et un galbe véritable, souple et plein. Mais le récitatif (« Se mai pomposo apparse ») était déjà erratique avec ses grâces minaudières : Della Casa fait la sucrée, au mépris du texte de Varesco (même ampoulé dans ses tournures), et la fin du récitatif nous transporte quelque part vers La Chauve-souris, avec un « dolce frutto » frelaté qui n’étonnerait pas dans la bouche d’une comtesse hongroise. À ce point-là, il est clair que Della Casa n’a pas une idée bien déterminée ni de ce qu’elle est en train de dire ni du personnage qu’elle est censée incarner. Et là encore, il suffit de revenir à l’Ilia de Jurinac pour entendre le mélange parfait de révérence, de dignité princière et de tendresse, d’où naît le charme. Lisa Della Casa est trop tard venue au rôle, assurément, mais on peut aussi douter que le caractère du personnage lui eût jamais convenu, poétiquement parlant.



Quelle différence en tout cas avec l’Électre de Sena Jurinac ! Tout est là dès son entrée : le relief et l’éloquence des mots, qui rendent présent une individualité ; le poids et les ombres du timbre qui dressent une figure ; une étrangeté nocturne, qui est bien celle d’une fille des Atrides ; une vulnérabilité sous-jacente à la hauteur impérieuse. Car voilà bien une Électre qui ne s’épuise pas dans la furie expressionniste, mais qui incarne, selon les mots mêmes du librettiste dans son Argument, « la gelosia e la disperazione » – le désespoir en effet, celui des suicidaires, et non l’hystérie à décibels. Chez Jurinac la puissance de l’incarnation n’efface pas la précision musicale ni la finesse d’imagination. À cinquante ans pourtant, Jurinac n’avait plus exactement la voix du rôle, et on entend des duretés comme des ternissures, des voyelles trop ouvertes aussi, çà et là, et quelque chose de grinçant parfois, mais dont le rôle s’accommode plutôt bien. Surtout il y a là un étonnant foyer vocal, et une voix campée dans le rôle, bien installée au centre de la tessiture, au contact sensible des profondeurs constitutives du personnage (fond du cœur ou abysses infernaux). Cette « flamme si noire » qui était celle de Phèdre autant que des Furies, la revoilà dans la voix de Jurinac, avec ses couleurs de glèbe et d’orage.

Propulsée sur la scène à l’acte I, cette Électre fait entendre dabord un sens exceptionnel du récitatif. Que dire de ce changement de couleur sur « e del cor », plus sombre ou plus livide, qui respire de façon indécidable la haine et la stupeur, avant que Jurinac coule dans « ombra di speme » une menace réprimée, comme un rictus amer qui a valeur de caractère. L’intelligence du mot, de la couleur, de la nuance et du drame ne font qu’un. De même, l’abandon à la fureur (« più non resisto ») sonne déjà comme un aveu de défaite : la princesse furieuse est traversée d’une douleur toute humaine, et le génie de Jurinac est ici de rendre indissociables, comme peu d’interprètes l’ont fait, la frénésie tellurique et l’humanité qui peut seule prétendre à la pitié. Au long de l’air, les ressassements de « chi mi rubo quel core, quel che tradito ha il mio » sont remarquablement variés, jusqu’au bord des larmes, et si on peut trouver alors le pathos trop explicite, l’intégration de l’inflexion à la composition d’ensemble du monologue emporte tout. Cette intégration des éléments est impressionnante, justement. Certes les tensions de l’aigu trouvent ici leur place pour ainsi dire naturelle, mais les arêtes et les accents du discours surgissent dans un chant superbement dominé : la ligne errante de « Furie del crudo Averno » est tenue par un vrai phrasé, et la beauté sonore du « crudeltà » conclusif est aussi frappante qu’elle est équivoque.



Un des défis du rôle, et non le moindre, est de réussir aussi bien l’air amoureux de l’acte II, « Idol mio, se ritroso », où Électre se berce d’un espoir qui l’abuse. Harry Hallbreich a commenté ce versant du rôle dans L’Avant-Scène Opéra (1986) de façon très suggestive :

« C’est la seule aria de l’œuvre dont l’orchestre se restreigne aux cordes. Cette pauvreté sonore reflète tant le cor angusto” d’Électre que l’austero amor”, cet amour non payé de retour dont elle déclare vouloir se contenter. Face à l’épanouissement sensuel et affectif d’Ilia, Électre apparaît comme étriquée, consumée par une flamme destructrice : on l’imagine petite, noiraude, sèche. Et la musique de ce morceau en retire quelque chose d’émacié, de recroquevillé, qui contraste de manière saisissante avec l’éclatante splendeur de l’aria précédente [« Fuor del mar »] : ce dépouillement et, oui, cette pauvreté voulue révèlent tout le génie théâtral de Mozart. »

Sombre, Jurinac l’est ; petite, non. Dès le récitatif, le geste est large, et il y a quelque chose de foncièrement érotique dans cette voix altière qui se radoucit. « Qui mai del mio provo piacer più dolce ? » : tout le récitatif compense admirablement l’abandon amoureux mais noble par une tension sourde, à laquelle concourent même les acidités sur « meco sen vien ». La façon dont Jurinac phrase « a tanta gioia » exprime on ne sait quel pressentiment en même temps que le soulagement, dans une ambiguïté magistrale entre le comble et la frustration. Et les derniers mots (« a quei lumi s’estingua e avvampi a miei »), où Électre dit son plaisir de ravir Idamante à sa rivale, ne sont pas chantés sur un ton impérieux comme souvent, mais dans un adoucissement magnifique, presque vacillant, qui confirme la vulnérabilité du personnage.

L’air lui-même est pris à un tempo très allant, mais avec une même durée que chez Fricsay, la scansion est beaucoup plus lourde. À Salzbourg en 1961, Fricsay nimbait tout l’air d’une suavité mystérieuse, en accord avec Grümmer qui chante comme une jeune fille enfermée dans un rêve (syndrome Elsa !). Le caractère est différent avec Jurinac, déterminé sans doute par une aisance technique moins flagrante (l’intonation est moins précise dans la reprise). Encore doit-on souligner la tenue remarquable du chant, dans cet air où trébuchent ordinairement les Électre à tempérament. C’est que Jurinac déploie une science du phrasé qui magnifie « l’amante cor » qui précède la reprise du début comme la grande vocalise en triolet à la fin de l’air, superbement nuancée. Curieusement, Paumgartner a charcuté sa jumelle en fin de première partie : peut-être trouvait-il que tous ces ornements pesaient à la fille d’Agamemnon ?

On est frappé tout du long, dans cette interprétation du monologue, par la tension interne, d’ailleurs incarnée aussi dans la qualité du timbre, c’est-à-dire par la façon dont l’épanchement lyrique reste en quelque sorte bridé, comme si l’abandon à la joie ne pouvait que se confondre avec la permanence d’une obscurité menaçante. J’ai l’impression que Jurinac réussit en l’occurrence à jouer des couleurs que le temps a imposées à sa voix pour exhaler ce quelque chose d’obscur qui signale une grande Électre. La sienne se déploie dans cette ambiguïté qui n’est pas celle du souvenir du plaisir au sein du regret même, mais bien le poison du malheur insinué jusque dans la satisfaction. C’est exactement ce que font entendre chez Jurinac les derniers mots : « se vicin l’amante cor ».

Même amputée par Paumgartner, le récitatif désespéré d’Électre à l’acte III retrempe le personnage dans la tragédie. Comme les Furies qu’elle évoque, Jurinac surgit alors avec une autorité formidable, avec l’envergure de Mégère ou de Tisiphone. Il y a décidément dans sa voix quelque chose de calciné autant que de vif. Les impératifs techniques de l’émission brouillent sans doute l’articulation du texte, mais la tension ne se relâche à aucun moment. Rage et suffocation. Privilège du morceau : les buttées sur les aigus (sol ou la) ne surexposent pas comme avec Della Casa une défaillance vocale mais exacerbent la violence dévastatrice et suicidaire d’un personnage dont on ne sait trop s’il explose ou s’il implose. Une photo de scène est conservée de ce moment, que Tubeuf avait implicitement commentée dans Le Chant retrouvé : « les bras levés, fille d’Enfer ». C’est exactement cela que le disque seul fait sentir. Au bord de l’essoufflement, Jurinac tient les phrases avec une énergie amère et chagrine, et incarne cet ascendant paradoxal de la mélancolie suicidaire. Quelques années plus tôt, et avec un orchestre plus subtil, elle aurait pu pousser plus loin la déclamation géniale de cette scène, non pas ouvrir plus grand ce Ténare où elle s’enfonce. On l’imagine en effet brandissant « d’Aletto la face » mais aussi avec au visage un rictus mauvais, dont la grande vocalise sardonique, morcelée en staccato, est la compagne. Jurinac ose le ricanement sans cesser d’être musicale. Mais c’est tout le rôle qui produit ici une leçon de générosité autant que d’économie dans l’art de flamber. 
  




vendredi 20 février 2015

Waltraud Meier




Ich folg dem innern Triebe : Portrait de Waltraud Meier
Documentaire d’Annette Schreier (2001)
1 DVD EuroArts / TDK (2003)

Extraits de représentations : 
Tristan & Isolde (Bayreuth, 1999, dir. D. Bareboim, régie de H. Müller) ; Lohengrin (Vienne, 2000, T. Fox, dir. F. Luisi, régie de W. Weber) ; Fidelio (Munich, 1999, dir. Z. Mehta, régie de P. Mussbach) ; Aida (Berlin, 2001, R. Pape, dir. D. Barenboim, régie de P. Halmen) ; La Walkyrie (Bayreuth, 2000, Pl. Domingo, dir. G. Sinopoli, régie de J. Flimm) ; Wozzeck (Berlin, 1999, F. Struckmann, dir. D. Barenboim, régie de P. Chéreau) ; le Compositeur dans Ariane à Naxos (Vienne, 2000, dir. J. Märkl, régie de F. Sanjust)
Extraits de répétition : 
Didon dans Les Troyens (Munich, 2001) ; Ortrud dans Lohengrin (Vienne, 2000) ; Sieglinde dans La Walkyrie (Bayreuth, 2000) ; Rückert-Lieder de Mahler (Chicago, 2000, D. Barenboim au piano) ; Vénus dans Tanhäuser (Berlin, 2001, enregistrement Teldec avec D. Barenboim et P. Seiffert) ; Isolde dans Tristan (Bayreuth, 1999).
Témoignages de Hans Sotin, Siegfried Jerusalem, Ian Hollander, Angela Sabrza, Jürgen Flimm, Daniel Barenboim .

En complément :
Mahler, Das Lied von der Erde : Waltraud Meier, Torsten Kerl, Orchestre symphonique de la Radio de Cologne, dir. Semyon Bychkov. Live Cologne, 2001



Le titre du dvd est tiré des paroles de la Léonore de Beethoven, dans la péroraison de son grand air (« je ne fais que suivre une impulsion intérieure ») mais il serait faux de l’entendre dans le sens d’un instinct qui guiderait obscurément l’interprète qu’est Waltraud Meier. Plusieurs témoins le soulignent, et tous les propos de Meier elle-même, qui nourrissent de façon substantielle le documentaire, le rendent évident : voilà une cantatrice d’une intelligence aiguë, consciente, et bourreau de travail. Ce qui fait un grand chanteur selon elle : le travail à 80 %, le timbre à 10% et la personnalité (c’est-à-dire « l’imagination et le talent pour mettre le travail en valeur ») à 10%, et 1% surnuméraire pour l’étincelle.

L’un des mérites de ce documentaire remarquable en tout point (excellemment sous-titré en français) est de montrer d’emblée Meier au travail, répétant le texte des imprécations de Didon après le départ d’Énée, seule avec la partition, puis avec le pianiste répétiteur, et de montrer combien la partition de Berlioz, sa langue, sa prosodie, ses singularités rythmiques résistent à l’interprète. On la voit se chauffer la voix seule, et une dernière fois dans le chemin de trac entre la loge et la scène où elle va chanter Isolde. On la verra plus tard incertaine d’intonation et reprise par Barenboim. Ce travail est montré sans fard, humblement, et sans masquer le saucissonnage des prises pour la scène du Venusberg afin que tel mot, telle note ait la couleur et l’éloquence recherchée. Barenboim y insiste : « au théâtre, toute une partie de l’expression passe par l’expressivité du corps et cela disparaît au disque, de sorte qu’il faut arriver à ce que la seule voix restitue le théâtre, et Waltraud sait faire cela ».

À la vérité, les extraits de répétitions scéniques sont aussi marquants ici que les fragments de représentation. Dans le dialogue d’Isolde et de Brangaene, sans les costumes irréels de la fameuse production de Heiner Müller à Bayreuth, il y a des instants de pure beauté, mais dans la pantomime du philtre se glisse aussi l’humour de la fille de Franconie. Comme Siegfried Jerusalem peine à se relever en même temps qu’elle avec toute la souplesse requise, Meier lui dit : « Tu crois que tu vas y arriver ?… C’est une version de Tristan 3e âge… » Elle évoque justement la préparation du rôle d’Isolde :

« J’ai toujours eu besoin de nouveaux défis. Parfois ma hardiesse m’effraie, et c’était le cas pour Isolde. Je l’ai étudiée quatre années durant avant d’oser l’aborder. C’est un travail du reste qui ne cesse jamais. Même quand je me livre aux activités les plus banales de la vie quotidienne, la partition ne me laisse jamais en repos ; le rôle travaille aussi en moi en silence, il s’y développe, mais pour autant que des questions me viennent au moment où j’y songe le moins. Pourquoi par exemple ces mesures de silence d’Isolde à ce moment-là précisément ? C’est aussi que chez Wagner le climat expressif est extrêmement mobile : voyez le premier acte de Tristan. Cela peut changer d’une mesure à l’autre, alors que dans Verdi on est dans une forme d’immersion plus continue dans tel ou tel climat. »

Le documentaire s’ouvre et se referme par le Liebestod à Bayreuth, pris en gros plan de profil. On voit le travail musculaire de près, mais aussi, mais surtout tout ce qui le dépasse, le rayonnement de l’actrice, la longueur de la phrase, le génie de l’espace, la majesté de la langue. Les extraits trop brefs de Lohengrin en 2000, dans une invraisemblable scénographie où Ortrud porte un tartan moyenâgeux, font entendre Meier à son apogée dans un rôle que Ian Holender met au-dessus de tout chez elle – comment ne pas l’approuver, en écoutant seulement son Ortrud au disque avec Abbado ? On ne l’associe guère au Compositeur d’Ariane à Naxos, où de fait elle ne paraît pas vraiment dans son élément. Méconnue, son Amnéris (le Ramfis du jeune René Pape est son partenaire, et on reconnaît hélas d’emblée un costume de Pet Halmen) est captivante, quelle que soit son aisance relative dans l’articulation de l’italien, privée du mordant de Brigitte Fassbaender.

Pourtant, il n’est pas commun de voir une cantatrice d’opéra se montrer aussi soucieuse des mots. Quand elle évoque la complexité inépuisable des grands rôles de Wagner, le seul travail sur le texte est à ses yeux une clé de l’opéra, et elle parle de façon très suggestive du style des livrets de Wagner, en particulier de la multiplication des allitérations, en opposant au jeu des occlusives les subtilités dans le maniement des fricatives. Elle exprime au passage son dédain pour les wagnériens qui se croient obligés de sortir le plein volume de la voix en permanence, au détriment des dégradés du texte musical. 

Paradoxalement, et de son aveu même, l’intérêt maniaque pour les détails du texte lui est venu quand elle apprenait le français, lycéenne puis étudiante (elle se destinait au professorat), et qu’elle ne jurait que par les chansons de Brel, Brassens, Moustaki, Le Forestier. Dans sa famille, la musique était présente au quotidien, mais assez strictement la musique classique. La jeune Waltraud n’était guère douée pour le piano, qu’elle a vite abandonné, mais le chant est pour autant resté une activité secondaire, jusqu’à ce qu’elle passe presque par divertissement une audition au Théâtre Municipal de Würzburg. Engagée, elle débuta dans Lola de Cavalleria rusticana. Bientôt en troupe à Mannheim, elle y enchaîna plus de trente rôles (« une véritable usine ! »), parmi lesquels son premier Wagner : la déesse Erda.

La révélation internationale vint avec Parsifal à Bayreuth en 1983, même si une série de Fricka à Buenos-Aires lui valut déjà des engagements internationaux. Elle était allée auditionner à Bayreuth dans l’idée d’être engagée pour Waltraute ou Fricka, en priant pour qu’on ne lui propose pas une Fille du Rhin ou une des autres Walkyries. C’est le pianiste accompagnateur de Bayreuth qui voyant Parsifal parmi ses partitions lui proposa d’en chanter un extrait. Et quand on lui proposa Kundry, elle répondit incrédule : « Mais non ! C’est Rysanek qui chante le rôle ici, vous n’y pensez pas… » Elle avait déjà chanté le rôle sur scène à l’époque. À Dortmund d’abord :

« Je dois reconnaître que je n’avais à l’époque aucune idée du rôle ! Je me souviens : le metteur en scène à Dortmund me disait seulement de “jouer comme Martha Mödl”… Malheureusement je ne l’avais jamais vue, alors je me suis mise à lancer de grands regards expressifs, il a eu l’air satisfait, mais bon, cela ne m’a rien révélé… Ce n’est que quand j’ai repris le rôle à Cologne avec Jean-Pierre Ponnelle que j’ai commencé à comprendre. »

L’implication dramatique de la cantatrice ressort constamment de ses propos et de ceux des partenaires. Si entre la perfection vocale et l’expression, elle déclare toujours privilégier la seconde, l’expression n’est pas dissociée de la conscience du rôle joué par le corps.  « Pour exprimer tel sentiment du personnage, je puise dans ma réserve d’expériences personnelles, mais en me demandant toujours quels ont pu être les mouvements de mon corps à ce moment-là.  »

A contrario, elle conçoit le récital de lieder comme la gageure de ne plus solliciter (ou au minimum) le corps dans l’expression. « Je dois m’effacer, je suis là pour mettre le poème en évidence. » Exercice tout différent au théâtre :

« Quand je joue un rôle sur scène, tout dans l’environnement vient influer sur mon interprétation. Je suis évidemment sensible à la qualité de réponse du partenaire, mais aussi au costume ou aux éléments du décor. J’ai besoin d’objets à attraper, de parois auxquelles je puisse m’appuyer, de la manière dont le jeu des ombres sur la scène permet de produire de la tension, grâce à cette géométrie même. Patrice Chéreau est extraordinaire pour cela, par la manière dont avec lui le mouvement scénique a le pouvoir de produire une vision interprétative chez le spectateur. Alors, de mon point de vue, c’est le spectateur qui forge l’interprétation, et non pas nous qui la livrons déjà fabriquée. »

Depuis, on l’a revue dans Elektra, dirigée par Chéreau pour le rôle de Klytemnestre qu’elle avait déjà gravé avec Barenboim, un de ses disques les plus marquants. Mais en scène, la convention du monstre expressionniste est déjouée avec tant de force dans la finesse, la subtilité même. Royale dans la peur ou dans le dédain, Meier parvient à tant d’évidence dans l’économie surprenante de l’incarnation que c’est finalement son personnage que ma mémoire retient avant tout autre de cette soirée.




Jürgen Flimm, qui l’a dirigée dans La Walkyrie, prolonge les propos de Hans Sotin qui présente d’emblée Meier comme « ein Bühnenpferd », une bête de scène : « C’est vraiment une personne de théâtre, capable par exemple d’initiatives grandioses dans le travail théâtral, comme ce geste de s’envelopper à terre dans la peau de loup au moment où Siegmund reprend le thème de la malédiction. » Mais Angela Sabrza admire chez Meier une ouverture d’esprit aux conceptions d’autrui, exceptionnelle parmi les grands chanteurs : « Pour autant, elle est extrêmement exigeante, et n’acceptera pas qu’un metteur en scène arrive en disant “Voilà, c’est comme ça”. Il faut argumenter ! Elle pousse chacun dans ses derniers retranchements. » 

Ian Holender admire de même la plasticité de son jeu : « elle ne joue jamais de la même façon d’une production à l’autre, ou d’une fois à l’autre ; elle rend toujours sensible des choses nouvelles ». Plasticité revendiquée par Waltraud Meier elle-même : « Peu importe la différence de conception d’un chef à l’autre (et entre Levine, Muti ou Barenboim, il y a bien des différences) : ce qui compte, c’est l’expression de la musique maintenant, dans le moment présent. »

Le corps est également central dans ce qui transparaît de la condition physique de la chanteuse. Hans Sotin s’en amuse : « C’est une grosse dormeuse. Mieux vaut ne pas lui adresser la parole avant 13h. À Bayreuth, il fallait quasiment la tirer du lit pour la représentation. » Meier aime la bonne chère : « Manger me réconcilie avec moi-même. » Mais avant la représentation, « il faut manger léger pour bien dormir. Après, on peut se laisser aller… ». C’est parfois le cas avant :

« J’étais à Chicago pour chanter dans Don Giovanni. Une fois, j’ai eu une envie monstrueuse de manger un hamburger. Je m’éclipse discrètement, je vais au Burger King, je prends mon hamburger et je m’installe dans un coin où personne ne me verra. Très bien. Je tourne la tête, et de l’autre côté j’aperçois ma collègue exactement dans la même position, en planque avec son hamburger. »

Quand elle se produit à l’étranger justement, et qu’elle y séjourne longtemps, Meier s’efforce de vivre « normalement » : « je veux dire que je ne suis pas là pour faire du tourisme, je m’arrange pour occuper un appartement où je puisse cuisiner moi-même ». Serait-ce un trait caractéristique des grandes wagnériennes ? Grümmer, invitée pour donner des cours à l’École de l’Opéra de Paris, avait souhaité occuper un petit studio afin de pouvoir se faire la cuisine. De même Martha Mödl à New York. Et Helga Dernesch ne craignait personne pour éplucher des pommes de terre au début de Jenufa.

Dès le début du documentaire, on nous dit combien Waltraud Meier est une personne simple, chaleureuse, d’un abord facile, et on subodore le stéréotype des portraits de grand chanteur. Au fil des images et des entretiens, on est surtout frappé par le contraste entre une personne assez ordinaire dans la rue, dont on dirait presque qu’elle n’a l’air de rien, avec cette sempiternelle coiffure très années 80, et cette puissance contenue, typique de la vraie majesté, qui rayonne d’elle sur scène, mais aussi par l’acuité et la profondeur de ce qu’elle dit sur son art. Rares sont les chanteurs d’opéra capables de si bien parler de leur travail, modestement, précisément, avec dignité mais avec les pieds sur terre, sans se payer de mots. C’est une autre raison de l’intérêt constant et du charme de ce documentaire conduit avec la plus grande intelligence : un modèle du genre.

La captation du Chant de la Terre fait sentir le pouvoir d’éloquence de Meier, qui tient autant à l’immobilité du corps, très droit, où l’œil reste extraordinairement actif, communicatif, et le visage expressif sans modifier les traits. « Wohin ich geh, geh ich », comme elle chante ici, mais aussi « Wo ich steh, steh ich », comme dit la Maréchale. C’est d’une économie fascinante, qui fait parfaitement oublier le chic munichois de la femme. Son interprétation du Chant de la Terre illustre peut-être davantage la noblesse de son Isolde que l’univers propre de Mahler. Affaire de conception, mais l’Abschied et déjà le second mouvement prouvent assez son aptitude à faire entrer l’auditeur dans un autre espace-temps. Torsten Kerl est remarquable, et son recueillement pendant l’Abschied final, dévolu à sa seule partenaire, émeut. Hautbois solo magnifique. À quoi bon d’ailleurs exposer à l’écran l’expression hyper-émotive du chef ? Ce sont des choses qui gagnent à être dérobées au public. Direction d’ailleurs assez appuyée, avec une tendance au morcellement dans l’Abschied d’autant plus frappante que Meier chante avec une certaine retenue expressive (superbe lever de la lune), et parfois un peu de grandiloquence (le grand interlude avant le retour de l’Ami).


Extraits du documentaire d'Annette Schreier


Ortrud : extrait du début de l'acte II de Lohengrin (Baden Baden, 2006)


Propos complémentaires (New York, avril 2011)


Liebestod dIsolde en concert à Vienne en 2010
(Soile Isokoski parmi les auditeurs du parterre)


Photo en tête de page : Wozzeck au Met en 2011 (production de Mark Lamos)


jeudi 19 février 2015

D’une prison




À l’acte II de la Theodora de Haendel (1749, livret du révérend Morell) prend place une scène de prison dans laquelle la vierge et martyre exhale son angoisse : « With darkness deep as is my woe » – mémoire ineffaçable de Jennifer Smith en concert (à Lourdes). Ce monologue s’ouvre par un récitatif mais il est d’abord précédé d’une séquence orchestrale, qui sera reprise à la fin de l’air pour en forger la clôture, et qui contraste d’abord avec la liesse de la scène précédente, où les païens sacrifiaient bruyamment à Vénus. Dans son économie particulière, ce prélude, strié par les cordes, fait pour ainsi dire retentir le silence, son effroi. On y entend deux flûtes parcimonieuses, statiques, discontinues, mais insistantes par leurs tenues, comme en réponse à la battue des cordes : quelques notes fragmentaires qui finissent à peine à ébaucher une phrase.

Dans sa bible, Piotr Kaminski cite le musicologue Jonathan Keates, qui entend dans ces touches de flûte « de l’eau s’écoulant goutte à goutte dans un souterrain ». Cette glose a de quoi laisser dubitatif. Non que Haendel ne s’y entende pas à instiller des gouttes en musique (« Stille amare » dans Tolomeo le prouve), mais un tel souci de pittoresque paraît assez hors de propos dans Theodora et se trouve surtout contredit par la musique, par sa matière sonore comme par l’écriture des flûtes. Autant le goutte-à-goutte est sensible dans le petit air d’Atys « La beauté la plus sévère », autant ici rien de tel. Car ces flûtes tiennent plus du gémissement, de la plainte nocturne (une chouette, transfigurée ?), que figurerait contre toute attente la clarté fragile du timbre. On pense aussi à l’oiseau de nuit qui s’attache aux scènes de prison dans l’opera seria, comme on le voit encore dans le grand récitatif de l’air de concert de Mozart Misero ! o sogno K. 431 : « Che de’ notturni augelli / La lamentabil voce ».

Mais ce serait encore trop dire pour la prison de Theodora. Si ce prélude touche d’emblée l’auditeur, n’est-ce pas en raison de l’ambiguïté propre de la musique, qui ne se réduit pas –heureusement – à l’imitation de quelque chose de précisément identifiable ? Ce qu’on entend là, ce que Haendel imagine de faire entendre, c’est une voix qui n’a pas de nom, dans aucune langue. J’évoquais une chouette transfuge : c’est un peu bête évidemment, ou machinal, et pourtant la disposition de ces flûtes produit quelque chose de l’effet du cri de l’oiseau de nuit dans le silence, une tension soudaine, un figement, un saisissement qui n’a pas l’intensité d’une merveille au théâtre. Mais le choix de la flûte obéit sans doute aussi à un symbolisme hérité : c’est l’instrument du deuil, de l’élégie. Dans la tragédie lyrique française, c’est l’instrument qui mime le mieux l’effusion des larmes, comme avec le monologue plaintif d’Iphise, ceinte de pastorale, dans le Jephté de Montéclair en 1732. Mais dans ce cas, justement, la flûte chante, elle dessine une ligne, alors qu’ici règne le fragment, ou l’ébauche. Et si l’on songe au grand monologue de la prison dans Dardanus, il revient alors à des bois comme le basson d’y colorer le tableau lugubre, un peu comme l’air de Télaïre devant le tombeau de Castor, avec dans les deux cas un raffinement harmonique extrême, à la hauteur de la tragédie. Pourtant, lorsque dans Hippolyte & Aricie Thésée au désespoir prononce l’adieu au fils in absentia (« Je ne te verrai plus »), des flûtes discontinues, interdites de phrase, entreluisent mystérieusement dans l’orchestre qui accompagne cette grande minute de chant.

Mais les deux flûtes de Theodora sont plus secrètes encore, plus discrètes : comme l’oiseau qui gémit imperceptiblement (mais loin du gémissement biblique de la colombe), comme l’étoile qui frissonne, comme une lumière refusée, intermittente. Ces flûtes solitaires préludent à la plainte humaine, en motivent à leur façon l’angoisse, mais aussi, venant de plus loin, de plus haut, elles semblent veiller tristement sur la prisonnière promise au viol. Dans leur laconisme, elles portent un absolu de la désolation et en même temps quelque chose de tutélaire. Du moins, ces notes de flûte n’expriment rien de défini. Telle est leur force, obstinée, comme de suggérer dans l’oratorio une profondeur imaginaire du lieu de la scène : elles forment l’espace autant que la temporalité silencieuse, mystérieuse, de la prison. À elles seules, ces notes esseulées suggèrent une élévation au-dessus des affres – à l’inverse de cette ligne lancinante de la flûte qui, planant inlassablement dans l’immobilité des champs Élysées de Gluck, instille de la tristesse dans ce moment béatifique.




dimanche 15 février 2015

Brangaene, du !




Richard Wagner, Tristan & Isolde
Toulouse, Théâtre du Capitole, 11 mars 2015

Direction musicale : Claus Peter Flor
Mise en scène : Nicolas Joel
Assistant à la mise en scène : Stéphane Roche
Décors et costumes : Andreas Reinhardt
Lumières : Vinicio Cheli
Assistant aux lumières : Jacopo Pantani

Tristan : Robert Dean Smith
Isolde : Elisabete Matos
Brangaene : Daniela Sindram
Kurwenal : Stefan Heidemann
Marke : Hans-Peter König
Melot : Thomas Dolié
Un jeune Marin / un Berger : Paul Kaufmann
Un Pilote : Jean-Luc Antoine
Chœurs du Capitole
Orchestre du Capitole

Pour S***, qui ny était pas

Schopenhauer, c’est bien joli, mais parfois il convient de chiffonner un peu. Commençons donc par le sujet de dissertation suivant. Une robe peut-elle tuer une scène ?

Créée au Capitole en 2007 et confiée pour cette reprise à un assistant, la mise en scène de Tristan & Isolde par Nicolas Joel faisait appel pour les décors et les costumes à Andreas Reinhardt. Isolde y paraît d’abord toute blanche en robe d’apparat XIXe siècle, avec traîne, d’où l’inconfort prévisible pour une interprète déjà peu souple et mobile, dans une aire scénique dont les plans sont inclinés et apparemment glissants, d’autant que la régie exige fréquemment des acteurs de se baisser, de s’agenouiller, de se relever, de s’étendre parfois. Suivant un symbolisme parfaitement fruste, dont les images de brasier rougeoyant au sol avaient donné un avant-goût à l’acte I, Isolde reparaîtra au III habillée de la version rouge (un rouge très ordinaire) de la même robe, portant toujours la même perruque blonde imposante, avec mèches tombant en ondulant sur les côtés – notez que même la regrettée Michèle Torr avait fini par comprendre que les robes rouge pétard ne vont guère aux blondes à cheveux longs.

Même coupe pour la robe donc, et embarras prolongé pour les mouvements d’Elisabete Matos. Mais surtout la robe rouge perpétue un détail qui froisse d’abord, qui blesse à la longue : sur le devant à droite, elle présente une fente qui monte jusqu’à mi-cuisse ou un peu plus haut, et comme l’étoffe du costume est très peu souple, raide semble-t-il, quand l’interprète bouge, il arrive que cette fente s’ouvre largement pour laisser voir à l’acte I une espèce de jupon en doublure rouge, laquelle à son tour dévoile de temps en temps des bas rouges et des souliers de même couleur.

Arrivés à ce point de votre lecture, vous vous demandez peut-être, Madame, Monsieur, où vous êtes tombés, et s’il va être question de musique. Vous devez le croire, je vous prie. D’ailleurs Isolde embarquée ne dit-elle pas d’entrée « Wo sind wir ? », « Où sommes-nous ? » Mais si j’ai résolu de mettre cette robe sur un plateau (enfin, si je puis dire : ce n’est pas moi qui ai commencé), c’est que cette robe fendue peut prétendre au titre de symptôme d’un spectacle de malencontre.

Car enfin, si une paire de souliers rouges a reçu ses lettres de noblesse avec la duchesse de Guermantes, les dessous d’Isolde font là plutôt penser au genre d’établissement que fréquente Saint-Loup. À la vérité, on ne sait que penser, au début de l’acte II, lorsque la princesse d’Irlande, impatiente dans la nuit après avoir éteint la torche (en l’occurrence, un tube fluorescent semblable à un télescope qu’Elisabete Matos jette dans la coulisse avec un geste notablement trivial), s’assied au sol à l’avant-scène, enlève ses souliers rouges d’un air lascif (?), tous bas rouges dehors, puis, toujours pendant l’interlude orchestral haletant qui précède l’arrivée de Tristan, s’étend mollement sur le dos comme un gros poisson échoué et néanmoins déjà emballé… En prélude à la Nuit cosmique de l’Amour et de la Mort, je vous présente la sœur des Bidochon, sur son 31. Vive Toulouse !

S’il y a un pilote à la régie, celui-ci a décidément des idées bien grossières. Contrairement à ses habitudes décoratives, Nicolas Joel a voulu des espaces peu remplis et immédiatement symboliques. Un vaste ciel au I, voisin de celui du Moine au bord de la mer de Friedrich, mais où la lune pleine amorce peu à peu sa course ; une immensité noire et piquetée d’étoiles au II ; un immense rideau noir en fond de scène, qui ne disparaîtra que pour la mort extatique d’Isolde, et sur lequel se découpe une météorite en suspension. Ainsi considéré, le spectacle semble rechercher une abstraction de bon aloi, soulignée par la symétrie entre le pont du bateau géométrique à l’acte I, proue vers le fond de scène, et le piton triangulaire dressé au dessus de la fosse, sur lequel Tristan agonise – abstraction du reste associée à une rêverie sur les éléments. Le tout serait suggestif s’il n’était contredit en permanence par une série d’éléments au mieux réalistes, au pire mesquins et triviaux. Les chiens ne font pas de chats, et la régie reprend les vieilles ficelles inusables du spectacle d’opéra, ni ancien ni moderne. Kurwenal moleste gentiment Brangaene ; Brangaene est réduite à une pauvre dînette pour préparer le philtre ; le philtre n’est pas consommé dans une coupe solennelle mais dans des gobelets individuels qui n’ont l’air de rien, sauf quand ils tombent au sol avec un bruit de ferblanterie ; le Berger entre en scène comme pour annoncer que Monsieur est servi (ah ça, pour être servi…). Quant au sortilège du philtre ou au duo d’amour, ils ravaudent vaille que vaille statisme sans consistance théâtrale (mais comment donner un semblant de rayonnement à deux interprètes particulièrement inertes ?) et étreintes de sitcom. On veut croire que la manière dont Elisabete Matos, avant que Tristan ne paraisse devant elle sur le bateau, rejette en arrière une mèche de sa perruque, alla Piggy du Muppet’s Show, n’est pas à imputer à la mise en scène, mais n’appartient-il pas à un régisseur, dans ce cas, de corriger la chose ?   

L’affichage symbolique du dispositif n’est alors qu’un attrape-nigaud, torpillé qu’il est par les jeux de scène, convenus, réchauffés. Ne disons rien des figurants en frac qui entrent à Karéol avec le roi, potiches à nœud papillon, avant que tout le monde ne débarrasse le plancher, y compris les cadavres soudain ressuscités de Melot et Kurwenal, afin de laisser Frau Isolde seule pour son extase bruyante. On louerait ce dédain du réalisme s’il n’arrivait comme un cheveu sur la soupe (malgré le coup d’épée « à distance » exhibé par Melot à la fin du II) et surtout s’il était bien réalisé. Il y a en effet de quoi s’interroger sur la qualité de la réalisation, plus précisément de la maîtrise du timing lors des figements de scène en tableau. L’entrée du roi et de ses hommes, qui clôt l’acte I, fait ainsi long feu, et la comparaison serait cruelle avec la précision musicale démontrée par un Peter Sellars à l’Opéra de Paris ou par un Claus Guth à l’Opéra de Zurich (2008, reprise en 2010 et encore tout récemment).

Précisément, Claus Guth a imaginé ce Tristan zurichois comme une transformation de la villa Wesendonck – avec costumes grands-bourgeois d’époque – en galerie infinie de la mémoire et du fantasme, où un pseudo-réalisme historique et domestique se dissout dans un entre-deux onirique, en partie grâce au travail sur les lumières. C’est un des plus forts spectacles d’opéra que j’aie vus. Le spectacle de Toulouse s’empêtre au contraire dans une esthétique « entre deux chaises », parasitée par de petites sottises paresseuses et opiniâtres dont (j’y reviens) les costumes sont le signe. À Zurich aussi, Isolde portait aussi une grande robe blanche XIXe à manches longues, d’une élégance inconnue sur la scène du Capitole, qui assumait d’emblée une valeur d’apparition, d’icône pour ainsi dire, lors même que le décor viscontien de la chambre d’Isolde (acte I) était rempli d’objets « réalistes ». Question de talent théâtral. Au lieu de quoi, au Capitole, Kurwenal et un Melot à casquette semblent rescapés de La Croisière s’amuse, tandis que la corpulence du roi Marke est fagottée dans un long habit d’amiral blanc à boutons, qui fait de méchants plis sur le ventre. Heureusement que l’économie gestuelle et la dignité de l’interprète compensent ce festival de faux chic. C’est un bonheur dont ne jouit par Robert Dean Smith, transformé en pasteur anglican gominé. On touche presque au comique lorsqu’il entre en scène au II, pareillement gourmé et boutonné qu’au I. Y a-t-il une casuistique de la robe fendue qu’un confesseur pourrait développer ? Nous ne le saurons jamais. Cette apparence de Tristan d’ailleurs ne jurerait pas dans un spectacle de Robert Wilson, sauf que fait là défaut tout un art du hiératisme et du dessein : le ténor triste est seulement abandonné à lui-même. Seule Brangaene paraît échapper au naufrage costumier, elle qui porte superbement une robe noire fin de siècle, et sait excellemment se mouvoir en scène – renseignement pris, c’est aussi parce qu’elle aurait refusé de porter le vague manteau boutonné initialement prévu.

La musique procure des joies inégales mais grandes sur plusieurs points. D’abord la volupté sans prix d’entendre un Wagner dans une salle « à l’ancienne », de proportions moyennes, où l’orchestre et les voix sonnent bien, avec présence, subtilité, chaleur, et où rien ou presque ne vient amoindrir la force communicatrice, évocatoire, de la musique et de la scène. De ce point de vue, c’est à Zurich et au Capitole (salles de dimensions analogues) que j’ai réellement fait l’expérience des effets profonds de cette musique de théâtre. Claus Peter Flor, surtout connu à Toulouse pour ses interprétations de Mozart ou de La Création de Haydn, conduit une lecture très cursive de Tristan & Isolde, bien articulée, qui permet cependant de goûter à plein les couleurs de l’orchestre. Sauf quand un public dépourvu de concentration se met à tousser à qui mieux mieux pendant le prélude de l’acte III : la fatale toux « à la cantonnade », dont l’auteur ne fera surtout rien pour atténuer le son, et qui le fait peut-être sentir exister « dans le souffle absolu où s’exhale le monde », se répand alors comme entre chiens la nuit dans un village. Jécris des chiens, je devrais plutôt dire des blaireaux. Car telle obstination dans la toux ostentatoire contient parfois sa part de malignité. Il y a des moments à l’opéra où on se sentirait presque l’âme d’un kamikaze, désireux de se déliter dans le « souffle absolu » avec le décor, l’orchestre et le public. Grüß mir die Welt ! Es werde Nacht, Tod und Hölle ! Compliments et condoléances au magnifique cor anglais solo, que le programme de salle ne permet pas d’identifier au sein de l’orchestre.

Pour les décalages entre l’orchestre et les chanteurs ce soir-là, bien fin qui en pénètrera les causes. Il m’a semblé en tout cas qu’Isolde anticipait souvent ses tenues, peut-être par appréhension. Peu importe. À une individualité près, la distribution fait honneur au Capitole, jusque dans les petits rôles. L’autre ténor Kaufmann apporte à sa double partie rayonnement et éloquence, tandis que Thomas Dolié, entendu précédemment ici en Sauvage des Indes galantes, confirme en quelques phrases ses qualités de couleur, d’urgence, d’expression. Si au premier acte l’interprète de Kurwenal paraît aboyer plus que de raison (l’écriture s’y prête, mais cette tendance se sentait déjà chez Stefan Heidemann quand il chantait Paolo Orsini dans Rienzi en 2012), ce chant dense et bourru s’attendrit remarquablement pendant l’agonie de Tristan : par exemple, la réplique « Noch ist kein Schiff zu sehn » est admirablement faite, et l’acteur va droit au but. Évidence avec Hans-Peter König, au nom prédestiné : chant idiomatique, timbre impressionnant (entre Martti Talvela et Kim Borg), précision et majesté. Le seul regret est que la régie le néglige, lui aussi.

La voix de Robert Dean Smith n’a plus le scintillement héroïque qui distinguait son Empereur de La Femme sans ombre au Capitole il y a plus de huit ans : une évolution dans l’ordre des choses. Ce n’est pas non plus ce qu’on demande à un Tristan, mais le ténor américain déçoit quelque peu à l’acte I, où sa rectitude musicale (un bienfait en soi) ne s’accompagne d’aucune morbidité, et d’autant moins dans l’accoutrement qu’on a dit. Cette impression de prudence se renforce aussi du fait que le timbre évoque à certains moments James King, mais sans le foyer si vivant qui animait la voix de ce dernier. La gaucherie théâtrale de toute la scène du philtre achève ce sentiment. La musicalité de Dean Smith, sa délicatesse dans des phrases que d’autres interprètes du rôle à la scène chantent plus sommairement, est appréciable dans le duo d’amour, mais c’est en arrivant à l’acte III que l’interprète se révèle, dans une agonie exacte et sèche, si je puis dire, sans la fièvre expressionniste de certains grands Tristans, mais sûrement assumée, avec un éclat de dessin et de mots qui fait penser qu’il a bien fait de ne pas brûler ses cartouches trop tôt. Demeure la frustration de ne pas le voir en scène soutenu par une mise en scène qui peut-être libèrerait autrement son expression. Mais peut-être aussi que la position d’orateur immobile en promontoire, à lui assignée en la circonstance, lui convient mieux. Qui le sait ?

Ce qu’on sait avec certitude, c’est qu’Elisabete Matos n’est pas une grande Isolde, ni même une bonne Isolde. Pourtant, d’un certain point de vue, elle remplit le contrat. Voix puissante, résistante, homogène aussi (malgré l’écueil prévisible de l’aigu piano), capable fugitivement de finesses, avec un timbre prenant et même assez beau (bien plus, à mon sentiment, que celui de Janice Baird, qui créa ce spectacle), mais vulnérable à un vibrato parfois hors de contrôle : elle ne sera ni la première ni la dernière, comme dit Leporello. Ce qui manque, sensiblement, n’est pas seulement d’ordre scénique. Il n’est que trop évident que l’actrice est limitée, timide avec raison sans doute, mais sans intelligence du mouvement ou simplement du port, d’où l’ornière où l’enlise la régie. Dans un tel contexte, quelque chose d’irrémédiablement inerte et popote adhère à sa personne. Mais même en faisant abstraction du jeu dramatique, et si difficile que cela soit pour un tel rôle, le compte n’y est pas, mais alors pas du tout, pour la parole qui constitue le personnage. L’allemand est souvent flou, parfois relâché, bricolé, d’où une impression tenace d’approximation. Le fameux récit du I, terminé par les imprécations d’Isolde (celles-ci réussies par Matos), fait mieux comprendre, a contrario, les talents des grandes Isoldes du disque : en l’espèce, la science de construire le récit, de l’organiser en épousant les variations du texte sans relâcher la tension. Or cette Isolde chante en fractionnant un moment après l’autre, une difficulté après l’autre, sans qu’en l’écoutant on sente une logique du discours, ni musicale ni encore moins poétique.

Peut-on d’ailleurs convaincre en Isolde seulement armée de qualités sonores, sans disposer d’une large palette de tons ? Où est l’ironie, qu’une Nilsson n’était pas la dernière à magnifier, suivant ses nuances diverses ? Où est le dégradé de la rage au désespoir ? Où est l’impression que (dramatiquement, psychologiquement) des amarres sont larguées dans « Brangaene, grüß mir dir Welt ! » ? Un déplacement pataud sur la scène n’arrange rien alors, certes. Exceptons un Liebestod précautionneux, qui fléchit sur la fin (piège éternel du rôle à la scène) : la déception vient surtout de tout ce qui le précède à l’acte III, où la chanteuse semble survoler un texte qui n’est pas incorporé, tandis qu’elle garde les yeux rivés sur l’écran qui en coulisse lui permet de suivre les mouvements du chef.

Le couple est ainsi bien disparate que cette Isolde forme avec sa Brangaene. De fait, Daniela Sindram est la grande triomphatrice de la représentation, et non pas seulement parce qu’elle apparaît en scène comme le seul personnage vivant, libre, mobile, non réductible à sa voix, qui apporte en scène plus que la situation actuelle. Figure jeune, brune, noble et déliée, visage captivant (dont la morphologie, curieusement, rappelle de loin celui, fascinant, de la jeune Mady Mesplé), corps exempt de la moindre posture oisive ou relâchée : c’est déjà beaucoup. Et l’actrice se tire le mieux possible du jeu « comique » qu’impose la régie lors de l’ambassade de Brangaene auprès de Tristan sur le navire. Mais on savait depuis son Adriano phénoménal face à Torsten Kerl dans le Rienzi mis en scène par Jorge Lavelli, heureusement conservé par le dvd, combien Daniela Sindram est une actrice lyrique de premier rang. En somme, son incarnation scénique correspond bien à son interprétation vocale, qui est non seulement de toute beauté, mais jamais univoque.

Rarement comme ici Brangaene sera apparue à la fois comme une suivante de tragédie, comme un substitut tutélaire et maternel, mais non moins comme une sœur d’Isolde, son alter ego. En même temps, et dès le début, le personnage ancillaire manifeste quelque chose d’énigmatique, dont les appels libèreront tout le potentiel. Ce personnage à plusieurs dimensions et pourtant cohérent, Sindram le porte superbement. Le temps semble loin où elle gravait un beau disque de lieder de Schubert avec Ulrich Eisenlohr (Naxos) : c’était il y a dix ans, mais la maturation de la voix, en couleurs, en velours, en puissance, n’a pas signifié une transformation en matrone. Là se situe peut-être la séduction cardinale de cette Brangaene : offrir d’un même geste l’ampleur vocale, si persuasive (elle ne passe pas moins bien la rampe que le soprano d’Isolde, elle ne donne jamais l’impression de forcer), et la netteté du trait et du verbe, à l’image de la sveltesse de sa silhouette attentive. Le personnage s’approche ainsi du profil laissé par Brigitte Fassbaender, alors que la voix (plus ronde et homogène) et le chant (moins accidenté, moins possédé) sont très différents. L’amateur d’hédonisme vocal ne sera pas déçu (c’est elle qui offre les coloris les plus profonds, mais aussi les plus variés) mais la suprématie de Sindram tient à mon sens dans l’intelligence et l’imagination du phrasé, toujours attentif aux mots, sans rien de banal, jamais. En cela elle domine résolument le plateau. Plus encore que dans Rienzi, mais sans doute parce que l’écriture de Brangaene est beaucoup plus complète, la beauté de la voix, de sa conduite musicale, est comme la fleur épanouie d’une éloquence noble et simple. Ses appels mystérieux (très inutilement amplifiés par une sonorisation de scène, mais par chance sans trop de réverbération) font entendre que Daniela Sindram, « die Treue », détient la clé de ce personnage entêtant et effacé, qui est aussi la clé de la poésie de Wagner : la dignité de l’inquiétude, de l’à-côté, et le chant comme au-delà des mots par les mots mêmes.