lundi 26 décembre 2016

Avec les mains





« Quand on prend convenablement son travail, on le fait vite et bien, il vous reste des loisirs et c’est tant mieux pour tout le monde. Maintenant les séminaires nous envoient des enfants de chœur, des petits va-nu-pieds qui s’imaginent travailler plus que personne parce qu’ils ne viennent à bout de rien. Ça pleurniche au lieu de commander. Ça lit des tas de livres et ça n’a jamais été fichu de comprendre — de comprendre, vous m’entendez ! — la parabole de l’Époux et de l’Épouse. Qu’est-ce que c’est qu’une épouse, mon garçon, une vraie femme, telle qu’un homme peut souhaiter d’en trouver une s’il est assez bête pour ne pas suivre le conseil de saint Paul ? Ne répondez pas, vous diriez des bêtises ! Eh bien, c’est une gaillarde dure à la besogne, mais qui fait la part des choses, et sait que tout sera à recommencer jusqu’au bout. La Sainte Église aura beau se donner du mal, elle ne changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu.

J’avais jadis — je vous parle de mon ancienne paroisse — une sacristaine épatante, une bonne sœur de Bruges sécularisée en 1908, un brave cœur. Les huit premiers jours, astique que j’astique : la maison du bon Dieu s’était mise à reluire comme un parloir de couvent. Je ne la reconnaissais plus, parole d’honneur ! Nous étions à l’époque de la moisson, faut dire, il ne venait pas un chat, et la satanée petite vieille exigeait que je retirasse mes chaussures — moi qui ai horreur des pantoufles ! Je crois même qu’elle les avait payées de sa poche. Chaque matin, bien entendu, elle trouvait une nouvelle couche de poussière sur les bancs, un ou deux champignons tout neufs sur le tapis de chœur, et des toiles d’araignées — ah ! mon petit, des toiles d’araignées, de quoi faire un trousseau de mariée !

Je me disais : astique toujours, ma fille, tu verras dimanche. Et le dimanche est venu. Oh ! un dimanche comme les autres, pas une fête carillonnée, la clientèle ordinaire, quoi. Misère ! Enfin, à minuit, elle cirait et frottait encore, à la chandelle. Et quelques semaines plus tard, pour la Toussaint, une mission à tout casser, prêchée par deux Pères rédemptoristes, deux gaillards. La malheureuse passait ses nuits à quatre pattes entre son seau et sa vassingue — arrose que j’arrose — tellement que la mousse commençait de grimper le long des colonnes, l’herbe poussait entre les joints des dalles. Pas moyen de la raisonner, la bonne sœur ! Si je l’avais écoutée, j’aurais fichu tout mon monde à la porte pour que le bon Dieu ait les pieds au sec, voyez-vous ça ? Je lui disais : “Vous me ruinerez en potions”, car elle toussait, pauvre vieille ! Elle a fini par se mettre au lit avec une crise de rhumatisme articulaire, le cœur a flanché et plouf ! voilà ma bonne sœur devant saint Pierre. En un sens, c’est une martyre, on ne peut pas dire le contraire. Son tort, ça n’a pas été de combattre la saleté, bien sûr, mais d’avoir voulu l’anéantir, comme si c’était possible. Une paroisse, c’est sale, forcément. Une chrétienté, c’est encore plus sale. Attendez le grand jour du Jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, par pelletées — quelle vidange ! Alors, mon petit, ça prouve que l’Église doit être une solide ménagère, solide et raisonnable. Ma bonne sœur n’était pas une vraie femme de ménage : une vraie femme de ménage sait qu’une maison n’est pas un reliquaire. Tout ça, ce sont des idées de poète. 

[…] Tu me diras peut-être que je ne comprends rien aux mystiques. Si, tu me le diras, ne fais pas la bête ! Eh bien, mon gros, il y avait comme ça de mon temps, au grand séminaire, un professeur de droit canon qui se croyait poète. Il te fabriquait des machines étonnantes avec les pieds qu’il fallait, les rimes, les césures, et tout, pauvre homme ! il aurait mis son droit canon en vers. Il lui manquait seulement une chose, appelle-la comme tu voudras, l’inspiration, le génie — ingenium — que sais-je ? Moi, je n’ai pas de génie. Une supposition que l’Esprit-Saint me fasse signe un jour, je planterai là mon balai et mes torchons  tu penses ! — et j’irai faire un tour chez les séraphins pour y apprendre la musique, quitte à détonner un peu au commencement. Mais tu me permettras de pouffer de rire au nez des gens qui chantent en chœur avant que le bon Dieu ait levé sa baguette !

Il a réfléchi un moment et son visage, pourtant tourné vers la fenêtre, m’a paru tout à coup dans l’ombre. Les traits mêmes s’étaient durcis comme s’il attendait de moi — ou de lui peut-être, de sa conscience — une objection, un démenti, je ne sais quoi… Il s’est d’ailleurs rasséréné presque aussitôt.

Que veux-tu, mon petit, j’ai mes idées sur la harpe du jeune David. C’était un garçon de talent, sûr, mais toute sa musique ne l’a pas préservé du péché. Je sais bien que les pauvres écrivains bien-pensants qui fabriquent des vies de saints pour l’exportation, s’imaginent qu’un bonhomme est à l’abri dans l’extase, qu’il s’y trouve au chaud et en sûreté comme dans le sein d’Abraham. En sûreté !… Oh ! naturellement, rien n’est plus facile parfois que de grimper là-haut : Dieu vous y porte. Il s’agit seulement d’y tenir, et, le cas échéant, de savoir descendre. Tu remarqueras que les saints, les vrais, montraient beaucoup d’embarras au retour. Une fois surpris dans leurs travaux d’équilibre, ils commençaient par supplier qu’on leur gardât le secret : “Ne parlez à personne de ce que vous avez vu…” Ils avaient un peu honte, comprends-tu ? Honte d’être des enfants gâtés du Père, d’avoir bu à la coupe de béatitude avant tout le monde ! Et pourquoi ? Par faveur. Ces sortes de grâces !… Le premier mouvement de l’âme est de les fuir. On peut l’entendre de plusieurs manières, va, la parole du Livre : “Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant !” Que dis-je ! Entre ses bras, sur son cœur, le cœur de Jésus ! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu’on te prie de monter sur l’estrade, on te donne un stradivarius, et on te dit : “Allez, mon garçon, je vous écoute.” Brr !… Viens voir mon oratoire, mais d’abord essuie-toi les pieds, rapport au tapis. »

Georges Bernanos
Journal d’un curé de campagne 
chap. I


mercredi 21 décembre 2016

Dernier jour de l’automne




« A marché, a beaucoup marché » 

Sans écouteurs, sans musique enregistrée, mais il faut croire que les impressions du chemin, de la nature autour, lobstacle dun bourbier, la lumière qui change avec la nébulosité ou la brume, l’errance aussi quand on a perdu le fléchage des sentiers, les jambes qui paraissent avancer toutes seules à la fin quand lesprit flotte et que la nuit tombe, les hasards déroutants de la mémoire, tout cela déroule une playlist impromptue.









dimanche 18 décembre 2016

Désirait… aurait désiré…


Sena Jurinac dans Suor Angelica à la Scala de Milan



Vous avez envie de connaître Suor Angelica mais sous forme vidéo


Vous aimeriez découvrir Sancta Susanna mais sans inquiéter vos voisins


Vous aimez caresser les lapins mais l’idée que cet animal, même petit, 
symbolise la luxure vous gêne


Vous vous ennuyez aux Dialogues des Carmélites 
sauf quand elles meurent à la fin


Vous maudissez Poulenc d’avoir écouté les conseils idiots de Denise Duval 
et d’avoir finalement privé Monsieur Javelinot de sa cabalette jaculatoire 
« Viens Poupoule ton coussin »


Vous avez fait une croix sur Je n’aime pas les mélopées de nonnes, mais ça j’aime bien 
(cet album n’est jamais sorti)


Vous ne pardonnez pas à Krzysztof Warlikowski de ne pas avoir assumé son désir 
de faire précéder l’exécution du Trionfo del Tempo e del Disinganno 
d’une communication alertant le public sur le contenu idéologique 
hautement pernicieux de cet oratorio de pénitence


Vous n’avez pas de temps à perdre avec des opéras de cloître 
qui ne se prennent même pas pour la messe comme Parsifal


Vous refusez d’écouter les extraits de Suor Angelica enregistrés par 
Philippe Jaroussky dans son récital Puccini (vol. 1 : Senza Mamma, Erato) *


Vous en avez marre des disques, de toute façon


Ne perdez pas espoir : des solutions existent !






* Vol. 2 : O mio Papino 103 caro, Erato, à paraître en 2017 (avec l’ensemble Les Folies Vaticanes sous la direction de Nonce Paolini et la participation exceptionnelle de Maria Cristina Spritz et Ildemarlonbrando D’Arcangelo).
  


jeudi 15 décembre 2016

Atrides et à travers




Gluck, Iphigénie en Tauride
Paris, Palais Garnier, 8 juin 2008

Direction musicale : Ivor Bolton
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Malgorzata Szczesniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Chorégraphie : Saar Magal

Chanteurs
Iphigénie : Mireille Delunsch
Oreste : Stéphane Degout
Pylade : Yann Beuron
Thoas : Frank Ferrari
Diane : Salomé Haller
Première Prêtresse : Catherine Padaut
Deuxième Prêtresse : Zulma Ramirez
Un Scythe / un Ministre du sanctuaire : Jean-Louis Georgel
Une Femme grecque : Dorothée Lorthiois

Figurants
Iphigénie vieille : Renate Jett
Autres pensionnaires de la maison de retraite :
Jacqueline Piet-Lataudrie, Donatella Medina
Mauricette Laurence, Agnès Aube, Ida Palomba
Rolande Bazin, Liliane Cebrian, Danielle Roche
Clytemnestre : Bogusia Schubert
Oreste jeune : Antoine Bibiloni
Agamemnon : Guy Chodey
Électre : Élise Bertero
Chrysothémis : Delphine Biard

Freiburger Barockorchester
Chœur Accentus (dir. Laurence Equilbey)


L’exécution en concert d’Iphigénie en Tauride à Lyon, un dimanche de printemps 1999, sous la direction de Marc Minkowski et avec la distribution du disque qui a suivi (Delunsch, Keenlyside, Beuron, Naouri, Cousin) fait partie de mes plus grands souvenirs, en particulier parce qu’elle en faisait entendre de façon neuve la musique et le drame. Bien qu’annoncée souffrante, Mireille Delunsch avait chargé toute la fin de l’acte II, en particulier, d’une puissance poétique inouïe, dans une osmose rare avec le chef, et la qualité du silence qui s’était alors emparé de la salle ne trompait pas. J’ai longtemps hésité à aller voir le spectacle du Palais Garnier, à la fois en raison du fantôme de ce souvenir lyonnais et par crainte des égarements du metteur en scène, puisque le spectacle, créé en juin 2006 avec Maria Riccarda Wesseling et Susan Graham en alternance, avait été abondamment commenté. Et puis j’ai reçu une inspiration céleste : Françoise Sagan m’est apparue, et je me suis écrié : « Oh, et puis zut ! »

Musicalement, la représentation est dans l’ensemble d’un très haut niveau. Il est heureux d’y entendre des instruments anciens, s’il est vrai que la musique de Gluck sollicite une expression par le rythme et les timbres qu’un orchestre moderne est moins enclin à procurer. La qualité de l’Orchestre Baroque de Fribourg est bien connue, ses couleurs et sa mobilité sont remarquables, Ivor Bolton le dirige avec un grand sens du style et de l’économie dramatique. Simplement, quand on a entendu Minkowski et son ensemble, on se trouve frustré de toute une dimension de l’œuvre, qui appelle plus d’imagination poétique, avec autant de sensualité que de nerf. Ainsi, sous la direction de Bolton, le prélude de l’acte II est parfaitement rigoureux et fonctionnel, mais un peu court de mystère et de climat. De même, on aura entendu un orchestre plus éloquent dans « Je t’implore et je tremble ». Réserves mineures.

Mireille Delunsch était annoncée souffrante. Je ne suis pas certain que sa voix aujourd’hui aurait beaucoup mieux passé l’orchestre en meilleure santé : certaines zones de la voix manquent objectivement de chair pour une salle comme Garnier – c’est patent dans l’air qui ouvre l’acte IV. Mais même amoindrie et inégale comme elle peut l’être, l’interprète présente deux qualités exceptionnelles dans ce répertoire : un ton tragique de toute beauté, avec une manière d’allier naturel et gravité qui est à peu près sans concurrence, et une intelligence constante dans le jeu des couleurs et des nuances. Pour preuve, les accents qu’elle trouve dans « Un pouvoir inconnu, puisssant, irrésistible / Sur l’autel des dieux mêmes arrêterait mon bras », ou ce qu’elle réussit dans « Ô malheureuse Iphigénie » et tout le thrène qui suit, et qui est le sommet de la représentation. Décidément, c’est (si je puis dire) sa musique ! Par chance, c’est aussi le seul moment, ou peu s’en faut, où la régie convainc.

Issu de l’équipe Minkowski lui aussi, Yann Beuron est vocalement exceptionnel, avec une voix devenue plus dense de texture et d’un coloris plus ample mais sans avoir perdu la souplesse ni la science de l’allègement. Projection parfaite, diction d’une clarté absolue. Un modèle de chant français classique, vraiment. L’air « Unis dès la plus tendre enfance » m’a néanmoins paru caractérisé par une tendance à se perdre dans le détail expressif au détriment de la ligne, qui doit primer en l’occurrence.

Pour sa prise de rôle en Oreste, Stéphane Degout impressionne lui aussi par une somme de qualités rares qui produisent l’évidence du rôle. Le timbre est profond, presque noir parfois, comme il sied à un mélancolique, mais jamais la ligne n’est alourdie ni le chant forcé. Une des choses qui séduisent le plus dans cet Oreste est que la voix, d’une richesse de timbre remarquable et qui rend sensible, objectivement, ce poids de passé qui caractérise le personnage, reste toujours juvénile et souple. L’alliance de noblesse, de naturel et de relief est atteinte avec un sens parfait de l’équilibre qui est ici la clé assurément. Élocution et éloquence remarquables, projection royale, d’où un couple magnifique avec Beuron. Il est permis de préférer une interprétation plus inquiète, plus déchirée, plus névrotique même du rôle, comme était celle de Keenlyside. Mais le sentiment de l’évidence vocale et linguistique et la noblesse sont telles qu’on aurait mauvaise grâce à désirer autre chose, en l’occurrence. La seule chose qu’on doit regretter, c’est que la régie impose à l’acteur qu’est Degout le port permanent de grosses lunettes noires qui le privent des ressources du regard.

Thoas est un barbare. Ça tombe bien, c’est Frank Ferrari qui en est chargé. Le matériau vocal est pourtant remarquable, mais pour la culture du chant… Son entrée est plutôt flatteuse pourtant, avec son autorité et son mordant, et un caractère un peu fruste ne va pas mal aux Scythes, après tout. Mais à son irruption à l’acte IV, c’est la débandade : la voix part dans tous les sens, la vocifération s’installe à mesure que la précision disparaît. Le passage est redoutable, il est vrai. Une fois de plus, Salomé Haller excelle en déesse, dont elle possède l’ascendant et la majesté. Dommage qu’elle soit contrainte à des sortes de caresses mystiques, reléguée dans la fosse en même temps que le chœur, excellent, parqué dans la fosse côté cour, comme les petits rôles qui en sont issus (bravo à Jean-Louis Georgel).




Car là réside la première absurdité de ce spectacle, qui en ruine la dramaturgie. Alors que Gluck s’est ingénié à incorporer le chœur au dialogue dramatique, en l’extirpant de l’enclave du divertissement, voilà que Warlikowski l’envoie en colonie pénitentiaire avec les musiciens de l’orchestre. Il n’y aura donc pas d’Euménides sur scène (on a eu d’autres idées de toute façon…), ni d’interaction entre Iphigénie et les prêtresses. Ce choix idiot rend évidemment laborieuse au suprême degré la scène du sacrifice d’Oreste, ratée d’un bout à l’autre, et d’autant plus qu’elle est outrageusement psychologisée au détriment de l’esthétique quasi liturgique de cet opéra de Gluck.

Car le « travail » de Warlikowski, qu’assez de gens ont porté aux nues pour son génie du théâtre, consiste précisément à escamoter la tragédie écrite en lui substituant un freudisme de pacotille. Providentiellement, la tragédie antique est dans le fond une histoire de famille, surtout avec les Atrides : aussi nous sert-on une sorte de drame domestique et bourgeois à la sauce psychopsycha, où Oreste est évidemment obsédé sexuellement par sa mère (je te tue parce que je te désire ou parce que tu me désires, turlututu chapeau pointu), où Oreste embrasse Iphigénie sur la bouche pour la persuader de le sacrifier (Eros et Thanatos sont dans un batos), où surtout on nous exhibe la famille au complet : Clytemnestre, Agamemnon, Electre, Chrysothémis, le petit Oreste avant son œdipe, tout le monde est là, soit comme figurants témoins des affres des protagonistes, sagement installés dans leur canapé des familles, soit dans le ballet. Car les Furies qui viennent tourmenter Oreste dans son sommeil deviennent ici un Oreste en forme d’éphèbe nu, harcelé dans son lit par une mère démultipliée : elle le provoque dépoitraillée, il la pénètre, il la frappe, elle s’effondre, mais elle se relève, car la bougresse en veut encore. Y a-t-il un psy dans la salle ? L’image est extrêmement forte d’ailleurs, la chorégraphie magnifiquement réalisée, mais elle trahit surtout qu’après avoir évidé Iphigénie en Tauride de sa dimension sacrée et sotériologique, et décidé de réduire la catharsis à celle du divan, il faut bien remplir avec quelque chose.

Alors on remplit. Et on tire Iphigénie en Tauride du côté des Damnés de Visconti : c’est précisément la scène du dîner orageux chez les Essenbeck qui passe sur la TV du salon de la maison de retraite. Iphigénie remue de vieilles photos de famille comme Ingrid Thulin après que son fils l’a violée, et c’est justement ce que montre la chorégraphie déjà évoquée. Gluck a tenu le pari d’une épure tragique concentrée sur trois personnages ? Qu’à cela ne tienne, voici vingt (!!) figurants, et pour qu’Iphigénie ne se sente pas trop seule, on en met une deuxième –pas très causante d’ailleurs –, et puis des pensionnaires d’une maison de retraite, puisque tout commence dans le décor unique d’une sorte de dortoir pour dames âgées, vaguement chic mais un peu glauque aussi (on est post-etwas ou on ne l’est pas). 

Mireille Delunsch, méconnaissable en bourge passée mode bling-bling (on pense à la vieille harpagone des Feux de l’amour), entonne le début orageux de l’opéra  dans une crise de réminiscence : une infirmière lui donne des cachets, mais ça ne suffit pas, alors elle chante « Ô toi qui prolongeas mes jours » devant un lavabo et puis, hop, elle tombe inanimée. C’est alors que, tel Zorro surgi hors de la nuit, Iphigénie jeune apparaît, mais en robe rouge, du genre de celles que portent les pouffes qui vont en boîte le samedi en bordure de rocade. Flash-back, et tout le tintouin. Thoas est un gros beauf en marcel et survet, qui roule en fauteuil électrique. Bzzzzzzzzz. Oreste est amené par les méchants Scythes (mais c’était peut-être des infirmières, je ne sais plus, vu que la Danse des Scythes est une farandole de carnaval organisée par des infirmières pour les vieilles pensionnaires) ; et pour montrer qu’il a déjà beaucoup souffert, il a une chemise déchirée de baroudeur, maculée de sang, un bandage autour de la tête et bien sûr de grosses lunettes noires. Plus tard, pour montrer que Pylade est trop désespéré, il vide une bouteille de whisky en chantant « Divinité des grandes âmes ». Le public ne reprend pas en chœur : « et glou et glou et glou » – l’ingrat ! C’est mal de se moquer, mais voyez-vous, chère madame, l’héroïque, c’est un article que nous ne faisons plus du tout. Les héros sont d’ailleurs tellement fatigués que Pylade s’échoue contre Oreste qui s’était déjà endormi. Des journées comme ça, on n’en souhaite à personne… Où est la cellule de soutien psychologique ?

Si vous croyez que c’est facile de meubler ! Forcément, on racle un peu les fonds de tiroir. Et comme Iphigénie n’est plus prêtresse, qu’elle n’invoque plus Diane (n’écoutez pas ce qu’elle chante), il faut bien l’occuper à un stress plus lisible. Donc, elle serre très fort un gros coussin dans la scène où elle doit choisir lequel des deux Grecs elle va épargner. C’est ce qui s’appelle progresser dans le régressif. « Je t’implore et je tremble, ô déesse implacable » : elle caresse un peu Oreste puis un peu Pylade (à votre service !) avant de s’évanouir. Trop de stress, vraiment. Trêve de persiflage. Il faut bien se rendre à l’évidence : la plupart du temps, dans ce spectacle, la « relecture » audacieuse d’Iphigénie en Tauride dissimule à peine les vieilles ficelles du mélodrame bourgeois (eh oui), relookées avec les accessoires de saison qu’a plébiscités la scène actuelle. J’ai omis de préciser (mais est-ce nécessaire ?) qu’il y a évidemment un écran vidéo, avec Clytemnestre qu’on égorge en gros plan, au cas où le message ne serait pas bien passé. Biiiiip !

Griefs à la mesure de l’agacement devant ce remplissage fécond en puérilités, devant ce refus de ce qu’est l’œuvre, non pas son anecdote mais sa fantasmatique de théâtre. Les critiques paresseux disent dans ce cas que le régisseur « a un univers bien à lui ». Il n’empêche, Warlikowski est un homme de théâtre considérable, malgré les conventions nouvelles qu’il traîne après soi. Même absurde, la scène se caractérise par un climat étrange (superbes éclairages !), le prosaïsme hasardeux de ce que j’ai détaillé se trouvant plus d’une fois pris dans une forme paradoxale d’onirisme. La scène de reconnaissance d’Oreste est magnifiquement mise en scène : et l’image de Mireille Delunsch assise aux pieds d’Oreste, tous deux face au public, elle tenant les bras levés vers lui sans le voir, ne s’oublie pas. Il est vrai que la fin heureuse se trouve esquivée, « comme de bien entendu » : Oreste et Pylade chantent leurs derniers vers depuis le parterre, laissant Iphigénie en rade à Tauris. Voilà le malheur qui guette les filles à pédé ! Dans l’antique tragédie, le chœur en ferait son beurre, peut-être. Sérieusement : la cérémonie funèbre qui clôt l’acte II (« Contemplez ces tristes apprêts ») et qui donne lieu ici à la mastication collective des vieilles pensionnaires assises à l’avant-scène, impassibles, face au public, peut bien avoir déchaîné les foudres d’une partie du public à la création du spectacle : elle s’impose par quelque chose d’étrangement émouvant, sans doute aussi parce que, pour le coup, Warlikowski restitue dans son idiolecte ce qui fait le fond de la dramaturgie de Guillard et Gluck : le rituel, la méditation sur la mort.



mercredi 14 décembre 2016

Sancta Susanna de Hindemith (1)


© Danielle Badiano


Paul Hindemith, Sancta Susanna, op. 21
Opéra en un acte (1922)
Livret dAugust Stramm
Opéra de Paris - Bastille, 6 décembre 2016

Susanna : Anna Caterina Antonacci
Klementia : Renée Morloc
La vieille Nonne : Sylvie Brunet-Grupposo
La Servante : Katharina Crespo
Un valet : Jeff Esperanza
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

Direction musicale : Carlo Rizzi
Mise en scène : Mario Martone 
Décors : Sergio Tramonti
Costumes : Ursula Patzak
Lumières : Pasquale Mari
Chorégraphie : Raffaella Giordano


Texte de Caroline V.


Ce que l’on nous montre, ce que j’en retiens    

Une petite cellule de religieuse enchâssée au centre d’un gigantesque mur de pierre, paroi rocheuse grège et lisse, comme coupée en une tranche nette dans un bloc minéral. Mais lézardée un peu partout. La cellule n’est qu’un vide au milieu d’un plein dense forcément oppressant. Isolement. Une minuscule fenêtre dans le haut du mur du fond, la silhouette à peine amorcée d’un jardin éventuel. La religieuse est là. Une masse blanche sur un prie-dieu. Sans visage, la tête complètement repliée sur elle-même, seules les mains sont visibles, les poignets posés et croisés sur le prie-dieu ; ces mains pendent inertes. Ce n’est pas là vraiment la position d’une religieuse en prière. C’est une absence, un abandon de son être. Un non-corps. Et puis quelques mouvements des doigts, brusques, selon la musique, comme un essai de reprendre vie, avant un nouveau relâchement, l’abandon encore. Et puis rupture musicale, tension, la religieuse se reprend, les coudes s’appuient sur le prie-dieu, les mains se joignent et les doigts entrelacés se crispent, trop fort. Position de prière cette fois, mais trop de ferveur subite, de volonté de prier, correctement, comme on le doit. Le visage est enfin visible. Pâle. Que l’on imagine aisément marqué par la fatigue et les privations. Un être épuisé, fragile, innocent dans sa blancheur de novice ; écrasé, étouffé dans son enfermement. C’est ainsi que Susanna nous apparaît, être égaré dès la première seconde.
Klementia, dans son habit noir, essaie à sa manière de prendre soin de Susanna, comme on le ferait d’un être souffrant ou d’un faible d’esprit. Elle imagine sans doute Susanna plus pure qu’elle, plus proche de Dieu. Une âme sainte peut-être ; sans doute. Un exemple de renoncement.
Quand l’odeur du lilas pénètre subrepticement dans la cellule, Klementia propose de le faire couper. Elle peut penser que ce simple signe de la vie de l’extérieur est trop à supporter pour Susanna. Pourtant… Pourtant comment douter que Susanna ait soif de cette vie qu’elle ignore ? Regardez-la monter sur le petit tabouret lui permettant à peine de porter les yeux jusqu’à la fenêtre ! Regardez ses mains qui se plaquent, qui sentent, qui touchent ! La vie est derrière le mur, cette vie dont elle ignore tout, cette vie qu’on lui cache. Celle qui l’effraie, évidemment.


© Elisa Haberer / Opéra national de Paris


Les gémissements des ébats amoureux de la servante lui sont sans doute aussi étranges qu’étrangers, inquiétants qu’incompréhensibles. Et pourtant elle veut comprendre, à défaut de savoir ; elle veut se faire une idée. Une idée des choses, une idée de la vie du dehors, une idée du monde. Susanna ne vit que dans la cérébralité d’un monde autant fantasmé que fantasmagorique. Elle sait peu de choses. Qu’y aurait-il à connaître en dehors de son amour pour le Christ ?
Susanna fait donc venir la servante, la pécheresse.
Les couleurs existent dans le monde de la pécheresse, elle en porte ! et le visage n’est pas blême, les cheveux sont défaits, le corsage dégrafé. Susanna écarte ce corsage pour bien regarder la poitrine qui se laissait deviner. C’est donc ça que les hommes veulent ? que les femmes offrent ? que le jardinier vient rechercher ? En découvrant ces seins, Susanna découvre une vérité peut-être oubliée. Sous sa chemise, elle-même n’est-elle pas si semblable à cette femme ?
Comme des corps qui se répondent, Klementia repense aussi à un autre corps, une autre nudité. Et elle raconte. Susanna est très attentive. A demi-allongée sur son lit, toute tendue vers Klementia, elle écoute presque comme une enfant. Mais l’histoire va permettre à Susanna de s’échapper, de faire tomber les murs de pierre si rigides qui s’imposaient autour de son vide. Par quoi peut-elle les remplacer, si ce n’est par ce qu’elle connaît ?
Oui, bien sûr ! en-dessous, en bas, il y a l’Enfer. Cette femme qui jadis s’est mise nue sur le Christ, Susanna l’imagine là, en bas, en dessous de sa cellule, nue comme Eve aux longs cheveux. Elle écoute, elle veut l’entendre. L’entend-elle ? Qu’importe puisqu’elle l’imagine ! voulant s’échapper ? remonter vers sa cellule ? ou ramper éternellement ? s’agiter, se frotter sans honte du corps, pour toujours et à jamais enfermée avec le corps du Christ sur la croix. Pas le petit crucifix qu’il y a dans la cellule de Susanna et qu’elle peut caresser en entier de sa seule main posée. Mais un Christ à taille humaine, à sa taille à elle aussi. Oui, Susanna voit tout cela et nous le donne à voir.
Si en bas il y a l’Enfer, en haut il y a le Ciel. La lumière divine. La Toute-Puissance. Gigantesque, monumentale, terrifiante. Le crucifié est si grand qu’il est hors d’atteinte pour une pauvre Susanna.
Et oui, Susanna aussi a un corps. Comme la servante, comme cette religieuse d’autrefois. Son corps est là, dessous. Elle enlève son voile, qui ne cachait pas les cheveux d’Eve, mais la coupe pleine d’épis, quasi sacrificielle, qu’imposent les ordres. Elle s’extirpe de l’habit, défait avec exaltation sa chemise pour montrer fièrement son corps. Des deux mains elle écarte sa chemise pour faire passer ses épaules et surgit son busque tendu, puis les bras toujours dans les manches, elle pousse symétriquement le tissu de chaque côté de son corps par un geste lent de tension des mains et des bras s’arrêtant près du pubis. Oui, Dieu l’a faite belle ! N’est-ce pas pour donner son corps à son Fils ?




Entre le haut et le bas, il y a la cellule de Susanna, mais sur le côté, une vision dantesque sort aussi du Purgatoire. Et de l’ombre arrive cette araignée à taille humaine qui porte le corps nu d’une femme renversée sur le dos, comme dans la gravure de Gustave Doré. Ce n’est pas Arachné elle-même bien sûr, mais la fantasmagorie s’invite et c’est une autre captive que l’araignée vient déposer à l’avant-scène. Elle repart dans l’ombre, bientôt elle aura un autre corps à emporter, une autre proie.
Susanna descend, va s’enfermer en Enfer, c’est là qu’est sa place. Elle le comprend et l’accepte. Elle a refermé sa chemise, elle est plus tranquille à présent, presqu’apaisée. Elle a choisi de rejoindre le Christ à taille humaine, elle a choisi de s’offrir à lui. Elle s’allonge sur le crucifix, son corps contre le Sien. Les bras sur les Siens ; les bras en croix. Sans agitation, calmement. Elle reste là immobile. N’a-t-elle pas là, au fond, la même position, la même attitude que ses sœurs qui épousent le Christ en s’allongeant la face contre le sol, sur la dalle glaciale de l’église, les bras en croix, lorsqu’elles prononcent leurs vœux définitifs ?
Oui, Susanna renonce définitivement au monde. Au monde d’ici et d’en-haut. Elle offre son corps au Christ en un acte suicidaire. Les sœurs peuvent bien la damner, remonter les murs de pierre sur elle, elle a choisi de mourir en s’offrant au Christ. Geste logique pour son esprit malade enfin délivré. Geste maudit, mais geste d’Amour.


© Elisa Haberer / Opéra national de Paris



Un travail formidable, une interprète d’exception

La qualité du travail qui nous est proposé à Bastille – tant sur le plan de la mise en scène, de la scénographie, des lumières (évidemment différentes et signifiantes pour chaque espace), des décors, de la direction musicale, que de l’investissement des interprètes – nous révèle une œuvre rare dont on ne sort pas indemne. La puissance de cette représentation laisse des traces longtemps après être sorti de la salle.
Tout comme dans les deux autres productions (Cosi fan tutte et Falstaff) que j’ai pu voir de Mario Martone, sa mise en scène semble refuser ici encore le cadre scénique habituel, au profit d’une redistribution de l’espace, d’un éclatement des espaces de jeu. Cela fonctionne avec beaucoup d’intelligence et tout ce dispositif – les murs qui tombent ou montent dans les cintres, pour dégager le bas maudit où se déroule la scène racontée aussi bien que la fin de Susanna, ou le haut divin avec sa lumière en douche et l’apparition d’un plus que monumental Christ en croix – n’est pas là que pour épater, il sert la compréhension de l’œuvre par un travail remarquable.
L’espace scénique principal est bien sûr redéfini par la cellule de Susanna. L’idée en elle-même de cette sorte d’alcôve ou de vignette, si je puis dire, n’est pas neuve, elle peut rappeler la chambre de Werther ici même ou encore la cellule d’Oreste dans l’Iphigénie en Tauride à Genève (2015) ; mais elle a bien des avantages qu’il a été très heureux d’utiliser ici. Le tout premier, et non des moindres, est d’ainsi échapper à ce grand hangar qu’est la scène de Bastille et de fournir un écrin de taille adéquate à cette œuvre intimiste qu’est Sancta Susanna. L’action n’est pas noyée dans une immensité, mais resserrée dans un espace qui focalise l’attention. De plus les murs et le plafond inclinés permettent de renvoyer les voix vers la salle, secondant la projection des interprètes et la langue ciselée peut sonner nette et précise, dans ces phrases souvent courtes et percutantes. Les lumières croisées permettent le jeu des ombres sur les murs de la cellule de Susanna ; ces ombres outrancières brisées et contradictoires si caractéristiques du cinéma expressionniste allemand contemporain de l’œuvre.
Si l’expressionnisme est là dans les ombres, il ne l’est pas moins dans les symboles. Mais la grande sagesse de Mario Martone est de s’en être tenu au livret. Il n’y a pas de détournement du propos par des éléments parasites qui n’ont rien à faire dans l’histoire que l’on nous raconte, tous les éléments avec lesquels Martone a construit sa mise en scène sont strictement dans le livret. C’est la manière de les utiliser qui permet d’offrir sa propre vision de l’œuvre et crée l’étonnement, voire bouscule un peu le spectateur. Mais n’est-ce pas précisément le travail d’un metteur en scène et n’aimerait-on pas que certains s’en souviennent plus souvent ?!
L’expressionnisme se retrouve aussi dans une certaine mesure dans la gestuelle et les expressions de Susanna, mais plutôt comme une référence subtile et l’on échappe à tout jeu trop poussé vers le symbolique, mécanique et caricatural que l’on pratiquait aussi dans les années 20. J’avoue avoir pensé l’espace d’un instant, d’une image, à la Jeanne de Dreyer, Jeanne aux cheveux très courts, debout en chemise s’agrippant à sa croix. Film muet encore, sans plus l’être tout à fait. Mais laissons Jeanne et revenons à Suzanne.


© Elisa Haberer / Opéra national de Paris


Il est évident que si le public est comme scotché à cette œuvre peu connue (mais magnifique), c’est parce qu’il est rapté dès le premier instant par Anna Caterina Antonacci. Susanna est incarnée ici par une interprète d’exception. On le sait, on le dit, on le redit. Mais comment ne pas rester baba devant tant d’intelligence et de justesse de jeu ? Et puis, il y a ce truc en plus. Cette présence en scène, cette densité du dedans qui aimante le spectateur. C’est aussi rare que fascinant et ça ne s’apprend pas dans les cours d’art dramatique. Et ce soir, c’est Susanna qui en profite. J’avais entendu l’œuvre (l’enregistrement avec Helen Donath) et visionné la production de Lyon donnée il y a quatre ans, mais l’œuvre n’avait pas la même force que ce que l’on découvre ce soir. Antonacci qui joue un nouveau type de personnage et se lance un nouveau défi, ça met une claque. On est content de la prendre !
On sait le thème de l’œuvre plus que délicat, mais l’on ne trouvera dans cette production aucune vulgarité, ni hystérie lubrique. Cependant on aborde de front, sans fausses pudeurs, la revendication du corps, corps qui ne s’étale pas, mais se découvre. Ce n’est pas provocation, mais l’acte osé tout empreint de sensualité et de désir, qui trouble et saisit le public, mais ne l’outrage pas.
Cette Susanna n’est pas possédée par un Démon, elle ne se donne pas au Diable, elle ne renie pas sa foi, bien au contraire, et l’on ne doute jamais que sa sincérité mystique la porte continuellement. C’est un être brisé, perdu, aliéné peut-être, qui touche, trouble et sidère. Parce qu’une interprète nous la montre ainsi…
Face à la richesse d’un tel travail on ne peut dire que merci. Et encore !



© Souris Studio



Sur Anna Caterina Antonacci, voir aussi les pages sur ses interprétations de La Damnation de Faust et du Poème de l’amour et de la mer



dimanche 11 décembre 2016

69, année polémique





« Aller à l’opéra, actuellement, ce n’est plus suivre le développement d’un mouvement artistique, c’est simplement rechercher un divertissement de caractère avant tout mondain. En dépit de quelques replâtrages de façade, l’opéra ressemble de plus en plus à un musée poussiéreux qui n’intéresse plus qu’un public très particulier. Le théâtre lyrique a pratiquement cessé de réponde à une nécessité d’ordre artistique ; il fait de plus en plus figure d’art suranné dont la survie ne s’explique guère que par sa fonction sociale. 

Récemment, dans une retentissante interview accordée au Spiegel (27 avril 1967), Pierre Boulez faisait clairement remarquer qu’aucune œuvre lyrique nouvelle d’intérêt n’avait vu le jour depuis la mort d’Alban Berg. Il dénonçait ainsi le caractère illusoire du succès international obtenu par les œuvres de quelques épigones comme Henze — ajoutons-y Britten. Et dans la stérilité des compositeurs modernes en ce domaine, Boulez voyait tout simplement le symptôme d’asphyxie générale à laquelle est en proie l’opéra actuellement.

Il importe donc de nous poser la question :
Pourquoi n’y a-t-il pas d’œuvres lyriques modernes ? L’opéra est-il véritablement un art démodé ? Son mode d’expression ne correspond-il plus à la sensibilité de notre époque, et faut-il considérer que son passé prestigieux ne présente plus guère pour nous qu’un intérêt historique, en un mot l’art lyrique est-il définitivement mort ? »


Claude Lust, Wieland Wagner et la Survie du Théâtre Lyrique
Lausanne, LÂge dHomme, 1969, p. 9-10



En tête de page : 
Wolfgang Utzt, Masques pour les Lémures du Second Faust (Berlin, 1983)
Photo : Friedhelm Hoffmann. ©  Stiftung Stadmuseum Berlin