lundi 21 août 2017

Jeanne Moreau


Georges Millandy, Quand l’amour meurt




« Les coudes appuyés sur la table, le visage entre les poings, elle demeura silencieuse pendant un moment. Lorsqu’elle reprit son récit, sa voix était toute transformée. C’était un murmure, un chuchotement psalmodié, on aurait dit que quelqu’un d’autre parlait à sa place :

L’homme ne vaut pas cher, et sa mémoire est pleine de trous qu’il ne pourra plus jamais raccommoder. Il faut cependant faire bien des choses que l’on oublie à tout jamais, pour qu’elles servent de support au petit nombre de choses dont on se souvient toujours. Chacun oublie son travail journalier. Chez moi c’étaient tous les meubles que j’ai époussetés jour après jour, et les nombreuses assiettes qu’il a fallu essuyer. Comme tout être humain, je me suis assise tous les jours pour prendre mon repas, mais c’était comme chez tous les êtres, un savoir qui n’est pas vraiment imprimé dans le souvenir, comme si tout se passait sans atmosphère, en dehors du beau ou du mauvais temps. Même la jouissance est devenue pour moi un espace sans climat, et bien que j’aie gardé de la reconnaissance pour cet élément de la vie, les noms et les traits de visage qui ont signifié pour moi le plaisir et même l’amour s’éloignent de moi toujours davantage et disparaissent, et ma reconnaissance devient d’une transparence de verre et n’a plus aucun contenu. Des verres, des verres vides. Et malgré tout, s’il n’y avait pas ce vide et cet oubli, l’inoubliable ne pourrait pas croître. L’oublié porte l’inoubliable entre ses mains vides, et nous sommes nous-mêmes portés par l’inoubliable. Nous nourrissons le temps, nous nourrissons la mort avec tout ce qui a été oublié. Mais l’inoubliable est un cadeau que nous fait la mort, et à l’instant où nous le recevons, nous sommes encore présents ici même, mais en même temps nous sommes déjà là-bas, là où le monde se précipite dans l’obscurité. L’inoubliable est un morceau d’avenir, c’est un morceau d’intemporel dont on nous a gratifiés par anticipation. Il nous porte, adoucit notre chute dans les ténèbres, et nous donne l’illusion de planer. Ce qui s’est passé entre M. von Juna et moi, c’était un cadeau de la mort, un présent sombre, doux et intemporel, et il me servira un jour à m’emporter doucement, soutenue par la plénitude de mes souvenirs. Chacun dira que c’était de l’amour, l’amour qui va jusqu’à la mort. Non, cela n’avait rien à faire avec l’amour, et encore moins avec le brouhaha sentimental. L’inoubliable peut se composer de bien des éléments qui nous portent et nous accompagnent, nous accompagnent et nous portent, sans voir jamais été de l’amour, sans pouvoir jamais le devenir. L’inoubliable est un moment arrivé à maturité, issu d’instants qui le précèdent et d’anticipations semblables infiniment nombreuses, et porté par eux. C’est l’instant où nous sentons que nous sommes en voie de formation, que nous venons d’être formés, que nous allons l’être. Il est dangereux de confondre cela avec de l’amour.

C’est ce qu’avait entendu A., et il n’est pas exclu que Zerline eût parlé ainsi. Beaucoup de vieillards se mettent quelquefois à psalmodier leurs paroles, et il est facile d’y mêler le produit de son imagination, surtout par une chaude après-midi d’été, toutes persiennes closes. »

Hermann  Broch, « Récit de la servante Zerline »
dans Les Irresponsables (Die Schuldlosen)
Trad. Andrée R. Picard, Gallimard, 1961



Cyrus Bassiak, L’Amour flou

mardi 1 août 2017

Connais-tu Mignon ? (1)






Ambroise Thomas, Mignon
Extraits en allemand (traduction de Ferdinand Gumbert)

1. Ouverture
2. « Laertes ! Sehn Sie doch – Die Mädchen der Zigeuner » (Philine et le Chœur)
3. « Kennst du das Land » (Mignon) [« Connais-tu le pays »]
4. « Ihr Schwalben in der Lüfte » (duo de Mignon et Lothario) [« Légères hirondelles »]
5. Entracte
6. « Kam ein armes Kind von fern » (Mignon) [« Je connais un pauvre enfant »]
7. « Gib Kraft, Mignon, dem Herzen » (Wilhelm Meister) [« Adieu, Mignon, courage »]
8. Entracte – « Dort bei ihm ist sie jetzt ! » (Mignon) [« Elle est là ! près de lui ! »]
9. « Ja, für den Abend – Titania ist herabgestiegen » (polonaise de Philine)
10. « Endlich kehrt die Ruhe ihr wieder » (Lothario) [« De son cœur j’ai calmé la fièvre »]
11. « Wie ihre Unschuld auch » (Wilhelm) [« Elle ne croyait pas dans sa candeur naïve »]

Mignon : Irmgard Seefried
Wilhelm Meister : Ernst Haefliger
Philine : Catherine Gayer
Lothario : Kieth Engen
Chœur Raymond Saint-Paul
Orchestre des Concerts Lamoureux
Direction : Jean Fournet

Enregistré à Paris, Salle de la Mutualité, 15-19 novembre 1963
1 CD Deutsche Grammophon, coll. « Resonance » (445 063-2)


C’était l’époque des « sélections », où faute d’enregistrer intégralement un opéra les grandes firmes discographiques produisaient sur deux faces d’un disque noir les moments saillants de la partition. La production était d’ailleurs déterminée, le cas échéant, par le marché national. Il arrivait ainsi à la Deutsche Grammophon de graver parallèlement deux sélections du même opéra, dans deux langues différentes, avec deux distributions concurrentes. Ainsi d’un Vaisseau fantôme en allemand avec Thomas Stewart et Evelyn Lear (et James King et Kim Borg, excusez du peu), doublé par la même sélection en français avec Ernest Blanc et Suzanne Sarroca. C’était parfois avec le même orchestre et le même chef. Ce fut le cas pour ce Mignon, ici dans sa version destinée au marché des pays germaniques (Mignon y resta longtemps populaire, donné en traduction comme un pan important des opéras-comiques d’Auber) et réalisée à Paris : elle fut doublée simultanément par une autre « sélection » Deutsche Grammophon, publiée elle aussi en 1964 et aujourd’hui oubliée, et qui en langue originale rassemblait Jane Berbié, Mady Mesplé, Gérard Dunan et Xavier Depraz. Celle-ci n’a jamais eu les honneurs d’une réédition en CD, contrairement à sa concurrente Pathé (avec Jane Rhodes, Andrée Esposito et Alain Vanzo) qu’on trouve, ou plutôt trouvait, dans le coffret remarquable publié par Emi en 1998 (10 opéras français : Les années Pathé) — il a fui comme la tourterelle.



Les noms de la distribution allemande ont de quoi inquiéter un esprit prévenu : deux mozartiens (avec une Seefried repliée sur une partie centrale après sa Fiordiligi à l’arrache sous la direction de Jochum), trois protagonistes de la Passion selon saint Matthieu gravée par Karl Richter 5 ans plus tôt (Haefliger en Évangéliste, Kieth Engen en Jésus, Seefried en soprano solo), et pour Philine un soprano à la carrière très berlinoise, qui ne jouit pas de la première renommée au royaume de la colorature. Et pourtant, ce qu’on entend de leur bouche honore la poésie délicate d’une musique souvent méprisée, typique d’une certaine esthétique de la fadeur (ce n’est pas forcément péjoratif), et raccordée ici à l’univers de Goethe qu’elle est censée travestir. Si je défends l’intérêt d’entendre ce répertoire français chanté en allemand, ce n’est pas par perversion ou par snobisme (encore que…) mais par conviction que l’allemand, en l’occurrence, a le pouvoir de tirer vers le haut la résonance poétique de ce qui est chanté, et sert aussi parfois de préservatif contre la pente du texte original à la niaiserie, ou du moins à l’innocuité. Le constat serait analogue avec certaines versions des Contes d’Hoffmann dont le climat d’étrangeté tient assurément à la langue allemande : ainsi de l’enregistrement qui fait entendre le jeune Rudolf Schock, littéralement fascinant (Relief). Tout dépend bien sûr de la manière dont telle individualité chante l’allemand : mais dans un Mignon intégral récemment issu des archives de la Radio de Cologne et superbement conduit par Peter Maag (un coffret Relief encore), Hertha Töpper n’est pas loin de se surpasser face au même Schock ou à Mimi Coertse.

Pour autant, la réussite de la sélection de 1963 tient d’abord au chef. L’Orchestre Lamoureux n’était pas indigne de sa légende, et Jean Fournet en tire une lecture de haut rang, élégante, évocatrice, mais toujours au moyen de la netteté du trait et du phrasé. L’éclat du théâtre est là, sans rien d’anecdotique, avec un sens de la respiration partout sensible et un soin extrême de l’articulation des détails rythmiques : il suffit d’écouter le dessin des cordes dans le Duo des hirondelles ou dans l’air de Wilhelm au dernier acte. La Polonaise est magistrale de délicatesse, dosant comme rarement les coloris des vents. Non moins grande est la dignité lyrique du second entracte ou de « Connais-tu le pays ? ».


Irmgard Seefried photographiée à Paris en 1962 


Parler de dignité à propos de l’interprétation du rôle-titre par Irmgard Seefried serait non moins juste mais ne suffirait pas. Elle n’a jamais chanté le rôle entier, mais l’incarnation qui ressort de ces quatre extraits (seuls les n° 6 et 8 de la sélection avaient été réédités auparavant dans un coffret DG d’hommage à Seefried) est exceptionnelle de densité, bouleversante dans un « Kennst du das Land » dont la profondeur d’expression, la douleur rentrée, l’évidence mystérieuse jettent un pont inattendu avec les lieder composés sur les mêmes vers de Goethe que Seefried chantait si souvent en concert (Hugo Wolf au premier chef). Le rapprochement peut sembler fait pour rire (Ambroise Thomas et Hugo Wolf !) et pourtant c’est bien une résonance du même ordre que l’interprète fait entendre dans cet espace intériorisé, ce pathos réprimé dans la tenue et la simplicité du discours. Ce ton recueilli et noble, avec cette façon de dire et de disposer les mots (ce « das Land » magique d’emblée, les réitérations de « Kennst du es wohl ? », la conduite de toute la seconde strophe), feraient même préférer ici Seefried à Grümmer, qui a gravé ce même air (récital EMI-Studio, rééd. Preiser). Grümmer y est fantastique de lyrisme et de pudeur, mais Seefried a pour elle ces couleurs uniques, cette voix moins ouvertement féminine dans laquelle semblent sédimentées des épreuves anciennes, un poids d’existence qui magnifie la gravité délicate de l’air.

Qu’importe alors que l’aigu (peu sollicité du reste) soit difficile ? Dans « Kennst du das Land », la tension caractéristique de la voix de Seefried sur « dahin » ou « mit dir » fait merveilleusement le jeu de l’expression, mais l’aigu tenu dans le Duo des hirondelles est vraiment conquis dans l’effort. C’est encore le cas pour le monologue du parc, mais à ce point encore la détresse naïve trouve une résonance humaine extraordinaire (« Ah ! er liebt sie »). Le génie de Seefried est là tout entier dans ce monologue, et cette intensité de poésie dramatique si particulière libère de l’intérieur l’énergie de la musique. Cet art aura peine à séduire qui ne cherche que la joliesse et l’aisance des notes. En quelques minutes de ces bribes du rôle, Seefried donne tout du personnage : sa solitude, sa mélancolie (qui ombre jusqu’au duo des hirondelles), son étrangeté (y compris pour l’ambiguïté de la chanson de l’acte II, magistrale), et cette qualité de candeur qui prend une forme charnelle et souffrante.




On donnerait cher pour avoir tout la fin de l’acte III avec elle, ou son dialogue avec Wilhelm Meister. Dans ses deux airs, Ernst Haefliger n’offre pas ce qu’il n’eut jamais (l’ascendant physique de la voix, un aigu libre et solaire, apanages de Wunderlich) et je dirais que c’est finalement tant mieux pour le rôle. Car celui qui faisait déjà très « garçon sérieux » (Ernst, du bist’s !) en Ferrando quelques mois plus tôt avec Jochum donne à Wilhelm Meister une qualité de noblesse dans le phrasé, dans le ton, qui confère aux adieux une extraordinaire dignité (je ne trouve pas de meilleur mot, décidément) et une émotion contenue qui fait écho à ses Bach ou ses Schubert. La discrétion élégiaque du rôle, le registre intermédiaire de son expressivité, lui vont fort bien, et l’aspect lunaire de la voix ajoute à l’intériorité du chant une rêverie bienvenue. Impossible cependant de nier que l’air du dernier acte est chanté de façon trop raide (et le français se fait pour le coup regretter) pour en distiller le sentiment exact. Et pourtant, quelle éloquence dans ces « Dann, holder Lenz », « Dann mein Herz » !

Kieth Engen fait partie de ces Américains qui firent carrière essentiellement en Allemagne après la guerre, comme Catherine Gayer justement ou Helen Donath plus tard. Habitué de l’oratorio mais susceptible de chanter Wagner (le roi Henri à Bayreuth avec Cluytens), il n’a pourtant pas le legato qu’appelle l’air de Lothario où l’orchestre est encore une fois admirable. Il évite pourtant le prosaïsme dans l’expression, recueillie et en harmonie avec le ton de Seefried dans le duo.




Le cas de Catherine Gayer est vraiment singulier. Connue surtout du discophile pour avoir fait l’Oiseau dans le Siegfried de Karajan (DG), elle chanta certes les grands rôles de soprano aigu (de Mozart à Lulu) mais aussi Mélisande, mais surtout la musique du XXe siècle. Elle avait débuté en 1961 à Venise dans Intolleranza de Nono et devait créer en 1968 l’Ulysse de Dallapicola (rôle de Nausicaa) ou la Mélusine de Reimann (1971). Elle chanta pas mal Henze également (on la trouve au disque dans Élégie pour deux jeunes amants avec Dieskau et Mödl), ou la Marie des Soldats de Zimmerman. On l’aura entendue aussi dans la musique baroque, en fin de carrière dans le Montezuma de Graun à Bayreuth, et bien plus tôt dans ce Giardino d’amore d’Alessandro Scarlatti (Archiv) où elle chante Adonis face à la Vénus impressionnante de Brigitte Fassbaender. Cette Philine n’est pas scintillante, et son suraigu est simplement joli ; quant à la voltige virtuose, on aura entendu plus brillant et délié, c’est un fait. Et pourtant elle intéresse constamment, avec une composition d’une grande intelligence musicale, qui nous épargne les cocotteries Second Empire du rôle. La voix, très claire, radieuse, ne semble pas très grande, mais elle n’est guère pointue, possédant stabilité, mordant et précision, mais par-dessus tout une rare qualité de jeunesse adolescente. Si elle sourit, ce n’est pas pour la galerie : on peut ne pas aimer ça dans le rôle, ou dans ce qu’il en reste. En vertu de sa discipline musicale, sans rien du show, toute la Polonaise respire quelque chose d’énigmatique dans le jeu, jusque dans la cadence. Il y a chez elle une ironie presque enfantine qui ne trouble jamais la précision du geste vocal : c’est patent dans l’entrée des Bohémiens. Je n’avais jamais été frappé d’ailleurs par la parenté de son intervention au début de la séquence avec l’écriture récitative de la Zerbinetta de Strauss. De quoi méditer sur l’intérêt de confier une musique à des artistes exotiques dans ce répertoire, du moment que leur talent propre ou ce qu’on appellerait aujourd’hui leur « univers » ont de quoi exalter les richesses latentes d’une musique qui vaut mieux que la réputation de son auteur.



 

vendredi 7 juillet 2017

Le retour





Bizet, Carmen
Paris, Opéra-Comique, 17 et 20 juin 2009

Direction musicale : John Eliot Gardiner
Mise en scène : Adrian Noble
Décors et costumes : Mark Thompson
Lumières : Jean Kalman

Carmen : Anna Caterina Antonacci
Don José : Andrew Richards (le 17), Fabiano Cordero (le 20)
Micaëla : Anne-Catherine Gillet
Escamillo : Nicolas Cavallier
Frasquita : Virginie Pochon
Mercédès : Louise Innes
Le Dancaïre : Francis Dudziak
Le Remendado : Vincent Ordonneau
Zuniga : Matthew Brook
Moralès : Riccardo Novaro
Lilas Pastia : Simon Davies
Un guide : Lawrence Wallington

The Monteverdi Choir
Maîtrise des Hauts-de-Seine
Orchestre Révolutionnaire et Romantique


En retrouvant son lieu, et dans sa forme intégrale d’opéra-comique, Carmen recouvre ses justes proportions, c’est-à-dire son économie de nerf et de raffinement. La partition jouée rétablit la scène du barbon et du galant commentée par Moralès et le chœur (c’était déjà le cas à Zurich l’été précédent dans la production réunissant Vesselina Kasarova et Jonas Kaufmann) mais comprend surtout l’intégrité de l’entrée des cigarières (avec la progression admirable du prélude), de leur rixe, de l’agitation des arènes (il ne manque là ni éventails ni oranges ni lorgnettes) ou encore du duel développé dans la montagne. Mais l’intérêt majeur de ces représentations réside dans l’esprit propre à la direction de Gardiner à la tête de ses deux ensembles ; dans la mesure aussi où cet esprit, qui privilégie la netteté du discours musical et l’exactitude des nuances, détermine le style des solistes.

Gardiner affirme une extrême clarté de dessin et une tension constante qui sont mises au service du mouvement dramatique. Les numéros s’enchaînent d’ailleurs de façon très serrée, avec un souci patent de rapidité. Je ne sais s’il faut parler d’esprit français, mais au moins c’est un trait franc qui se trouve cultivé. Nettement découpées, nerveuses, les lignes bénéficient des couleurs crues des instruments originaux (des vents en particulier, dès la première scène). Cela fait merveille au début de l’acte IV, avec un prélude impérial, irrésistible de pulsation, à la fois sec et généreux, parfait de caractère, mais le feu rythmique et la palette exceptionnelle des coloris règnent aussi sur toute la fresque chorale qui suit. Ce n‘est pas tant alors la couleur locale qui s’impose, mais plutôt une puissance vitale, voltigeante autant que tranchante – un midi de joie, inexorable, qui glissera tout naturellement vers la nudité dramatique de la scène finale.  Pour le prélude du III, l’oreille gagne des timbres plus pénétrants qu’avec un orchestre moderne, tandis que Gardiner fait ressortir de façon étonnante la ponctuation grave des cordes, qui ajoute une âpreté sourde à un moment poétique qui n’apparaît plus dès lors comme une simple enclave de pureté aérienne. La définition quasiment maniaque des figures rythmiques restitue un rebond superbe au congé d’Escamillo à l’acte III (« L’ami, tiens-toi tranquille ») mais surtout à tout ce qui suit l’air de la fleur (« Non, tu ne m’aimes pas… Là-bas, là-bas ») et il n’est pas impossible que la Habanera n’ait jamais exhalé un tel pouvoir de fascination en raison d’un tempo aussi posé, et d’un balancement aussi délicat et qu’on dirait presque imperceptible : elle est à la fois érotique et altière, magnifiquement incarnée par Antonacci au même moment. Ce soin jaloux de la précision rythmique est du reste parfaitement compatible avec la souplesse agogique. La gradation instrumentale et chorale qui mène à l’entrée des cigarières est extraordinaire par l’impression qu’elle donne que la musique avance depuis le lointain. Tout le duo de José et Micaëla se déploie de la déclamation mobile du récitatif à un lyrisme de suspension, sans solution de continuité, comme si l’effusion vocale naissait naturellement de la parole quotidienne, domestique.

Dans quelle mesure cependant cette esthétique de la ligne nette et de la couleur franche pourvoit-elle à la poésie particulière de l’opéra ? Le gain pour les moments les plus dramatiques est difficilement contestable, mais paradoxalement l’inspiration plus légère de l’opéra-comique ne favorise pas forcément les choix du chef. Délicatement détaillé comme il est, à la limite du maniérisme (les accents ostentatoires sur la syllabe initiale de duperie ou volerie dans la reprise), le quintette paraîtra manquer d’allant, ou de liberté chez les chanteurs. L’ensemble de la place où « chacun passe » n’est-il pas tenu avec une poigne excessive, ou un nerf prématuré, sans ce rien de nonchalance qui magnifie le climat que la mise en scène choisit alors d’installer avec ces corps suants dans le clair-obscur, écrasés de chaleur ?

La chose se vérifie avec le chœur, certes phénoménal de précision musicale et linguistique, d’équilibre, de sonorité aussi : les hommes sont d’un parfait relief à l’acte I, « l’espada » des altos est saisissante entre autres détails, les sopranos donnent de grands exemples de cohésion et de contrôle du vibrato. Si on ajoute une énergie scénique considérable dans une régie qui sollicite beaucoup les choristes, cela vaut de grands moments, comme une bagarre des cigarières merveilleusement mordante et qui semble illustrer la discipline du désordre. On n’admire pas moins la fécondité réglée de la foule aux arènes, qui transforme la succession des séquences en pure source de plaisir. Et pourtant, dominé musicalement comme il est dans ses courbes, dans ses nuances, le chœur de la fumée manque de ce je ne sais quoi de planant qui donnerait à la musique sa dimension de fantasme ; au lieu de quoi on perçoit un peu trop le raffinement concerté du piano subito sur « écoutez-nous les belles ».

Anna Caterina Antonacci, qui pouvait paraître déplacée dans le contexte des représentations du Capitole quelques semaines plus tôt (mise en scène de Nicolas Joel), gagne très évidemment à cet environnement offert à l’Opéra-Comique. Donnant la priorité au mot sur la sensation vocale, elle s’impose par la justesse du ton et de l’incarnation dramatique, même si elle peut décevoir paradoxalement dans les moments où le rôle appelle quelque chose de tragique. On admire une fois encore la beauté précise de son français, mais plus encore la légèreté de touche qu’elle ose dans des moments de séduction où la tradition a consacré des effets de timbre et de soulignement, au point qu’une partie du public attend cela en effet et se trouve frustré des accessoires ordinaires de la sensualité vocale.

L’incarnation de Carmen passe ici par le mélange expert mais harmonieux de caractères rarement associés. Car l’érotisme naît ici d’un alliage de distance et d’espièglerie, neutralisant la distinction entre rouerie et simplicité. L’actrice offre un corps désirable, en sueur et en négligé au sortir de la manufacture, mais précisément fascinant parce que seule parmi les ouvrières Carmen a ce port droit et haut, noble pour ainsi dire, alors même que ses gestes exprimant la sensation de chaleur, l’agacement ou l’amusement sont les plus immédiats (une enfant aurait les mêmes). On a vu et revu Carmen rouler un cigare sur sa cuisse, mais laquelle réussit à donner à ce geste une délicatesse aussi évidente ? Antonacci a beau dénuder ses cuisses, le caractère érotique ne consiste pas ici dans l’exhibition du corps mais bien dans ce qui en elle se dérobe perpétuellement au désir, alors même qu’elle évolue familièrement parmi les soldats. « Mais nous ne voyons pas la Carmencita ». Il serait banal de souligner que c’est bien le regard masculin qui fixe le cadre de la séduction sexuelle, avant même la présence objective de « cette femme », si précisément une vulgate bien connue ne faisait de l’affichage des postures les signes obligés de la vamp.

Le mérite inestimable d’Antonacci est de donner à l’ouvrière que son prestige distingue une sorte de grâce gamine, joyeuse, rieuse, presque naïve. Cette Carmen, animal enfatin, s’empiffre de friandises chez Lilas Pastia. En contemplant la composition d’Antonacci, on pense plus d’une fois au sourire étrangement candide de la jeune Bardot. Chez celle-ci également tout disait à tout moment : je ne suis pas celle que vous croyez, ou que vous avez cru. L’intelligence est justement de ne pas faire ici de Carmen cette grande dame que des cantatrices fameuses ont cru bon de forger pour absoudre le rôle de son péché de racolage ; ni de surjouer le génie sexuel que José identifie obstinément au « diable » ou au « démon », prisonnier qu’il est lui aussi de représentations toutes faites, et fatalement fausses. La manière dont Carmen phrase son tralala en s’abaissant aux pieds de Zuniga, de sorte que sa face s’installe dans une position stratégique, illustrerait bien ce jeu rieur et fin qui gouverne le sex-appeal du personnage.

Dès lors, la profondeur de l’interprétation se communique dans un art du frôlement, art de l’allègement caressant de la voix qui donne corps aux mots mais aussi art de naviguer entre les ornières de la caractérisation. Antonacci sait caresser là où la plupart malaxent, si j’ose ainsi parler. La Habanera est peut-être, dans sa précision, la plus merveilleuse que j’aie entendue, longue mais jamais alanguie, déroulée d’un geste sûr, sans un accent souligné (sauf dans l’instabilité rythmique de « s’envola »), sans œillade ni déhanché, sans hausser la voix, avec la force de la confidence, pour autant que celle qui semble se confier ne dit finalement que la liberté de se dérober. Il s’en dégage une impression euphorique de mystère, qu’on retrouvera pour la chanson à la taverne. Le jeu de l’ironie et des couleurs frappe dans la scène de l’arrestation, avec toujours cette science vocale de la caresse, aussi bien dans la raillerie face à Zuniga que dans la Séguédille.

La force de cette composition consiste ainsi dans un contrôle de l’expression vocale où la discrétion et même l’ironie confortent l’empire mystérieux de la figure, et mettent le personnage définitivement à part, et précisément dans ce qu’il a de plus simple : « faire ce qui me plaît ». Ce choix d’interprétation convainc du reste à proportion de la consistance physique d’Antonacci, et cette forme de retrait vocal tire son plein effet de l’ascendant simultané de ce corps droit et souple. Pour autant, l’air des cartes enchâssé dans le trio m’a paru bien neutre, et même manquer de tension et de pénétration, et dans la scène finale, dominée par un retrait fataliste, admirable (« Entre nous tout est fini » est donné de façon étale, sans accent et sans bruit), on attendrait peut-être des contrastes plus francs, comme déjà dans les retrouvailles avec José au II, même si « Non, tu ne m’aimes pas », chanté à fleur de lèvres, est prodigieux. L’interprète pèche peut-être parfois par un détail excessif de l’articulation, et pourtant l’art extrêmement réfléchi d’Antonacci, ce chant qui est toujours cosa mentale, trouve dans cette performance un point d’équilibre rare, qui renouvelle la vision du personnage par la rencontre de l’étrangeté et de l’évidence.

On s’amuserait d’ailleurs que les hasards de la distribution aient réuni deux sopranes prénommées Anne-Catherine, si justement Micaëla ne s’imposait à ce point comme fille forte face à la Bohémienne, et brune comme elle – brune, et à l’œil noir. Car le spectacle offre ce que j’ai pu voir de plus remarquable dans la représentation de Micaëla. À la villageoise empruntée, la mise en scène a nettement préférée dès l’acte I la jeune femme souriante mais fière, d’une élégance sobre et corsetée, qui sent sa vieille Navarre, portant non pas deux nattes, mais une seule dans le dos, qu’elle défera dans la montagne en libérant sa chevelure. Anne-Catherine Gillet a l’air de ne pas avoir même vingt ans, en effet, mais surtout elle impose dès son entrée, avec sa juvénilité particulière, une énergie et une tenue qui dessinent d’emblée un vrai caractère, qui sauve le personnage de la petite-bourgeoise geignarde et confite qu’incarnait récemment Inva Mula. À l’acte III, les tons bleus et froids du vêtement sont trop partagés par Carmen et Micaëla pour être fortuits, et la symétrie des deux femmes autour de José prend un tour d’autant plus fort que Gillet jette sur Carmen un regard hardi. On se dit alors que le déserteur est pris entre deux voix, celle de la séduction que le nom même de Carmen allégorise, et celle de la mère dont Micaëla se fait en permanence le truchement, à Séville comme dans la montagne. Dès lors, le face-à-face des deux femmes dans la montagne suggèrerait presque une psychomachie où la pétrification idéologique (le village, la mère, le mariage arrangé) est incarnée par une jeune fille aussi jolie que volontaire, en opposition avec la mobilité anomique du désir dont Carmen est l’emblème, et qui toujours substitue à l’ancrage rassurant dans la permanence (José et Micaëla sont des apôtres de la fixité) la tentation d’un avenir incertain et d’un ailleurs tentant : « Là-bas, là-bas ».

Une des chances du spectacle est que la personnalité des deux interprètes féminines serve à ce degré d’accomplissement un ressort profond de la dramaturgie, en campant une Micaëla digne de tout ce qu’elle représente. L’incarnation de Gillet est en cela magistrale : charme et simplicité, candeur et ascendant. Elle gratifie les passages parlés d’un ton exceptionnellement juste. Vocalement, un certain manque de rondeur dans la voix ne me gêne pas plus qu’une phonation qui rappelle un chant français d’autrefois (voyelles volontiers ouvertes, nasales disons typées), car l’essentiel demeure la précision d’un chant très articulé mais sensible, jamais alangui ou complaisant, une réelle liberté vocale qui magnifie la déclamation dans la rencontre de José à l’acte I comme le phrasé lyrique, grâce aussi à des ressources dynamiques intelligemment sollicitées. Chez elle aussi, la sveltesse et la force sont admirablement réunies.

Le reste de la distribution soutient inégalement la comparaison. Un excellent Moralès, une Frasquita impeccable (et pas seulement dans l’aigu), le reste est considérablement plus terne, et Francis Dudziak, à la projection exemplaire, semble moins délié et précis dans son rôle qu’il y a quelques années. En Escamillo, Nicolas Cavallier peine à séduire autrement que par sa caractérisation scénique : le chant est carrément laborieux, avec des sons plus d’une fois scabreux (bizarres sont ces voyelles), un souffle défaillant et un phrasé brouillon ; et comme la voix plafonne audiblement, on est loin de la superbe visée par la régie. Reste le cas Don José.

Andrew Richards, il est vrai, pâtit d’un timbre sans personnalité, rien n’y accroche vraiment. Mais il chante le rôle avec une grande musicalité, et surtout une rigueur dans les nuances peu commune. On devine là encore la vigilance de Gardiner : un œil noir te regarde. Cependant, tant de soins et de finesse musicale ne donne lieu à une interprétation qui me laisse mitigé. Sans doute le chant piano ou pianissimo requis verse fréquemment dans le détimbrage mais surtout on dirait qu’un chant aussi scrupuleux ne produit pas de véritable incarnation : le chant de ce Don José ne me laisse qu’un souvenir vague, comme si tout ce contrôle musical, à l’inverse d’Antonacci, ne faisait jamais surgir une figure définie. Demeure un corps de théâtre. Richards a indéniablement les épaules et la présence pour faire un José sensible et distingué, même si curieusement, sa finesse de jeu s’accompagne d’un profil fuyant à l’acte I, tant l’inquiétude du soldat ou du moins sa marginalité tardent à se percevoir.

Cependant, avec la scène finale, l’interprète rafle la mise, grâce à la façon étonnante dont il accomplit ce qui constitue l’idée cruciale du metteur en scène : faire de José aux arènes non seulement un looser névropathe, non seulement un déclassé, mais quasiment et littéralement un fanatique. Richards avait au début de l’opéra les cheveux tirés en catogan : ils sont désormais relâchés jusque sur les épaules. José offre alors un visage christique, alors même qu’il est vêtu comme un mendiant, pieds nus et chemise sale, d’abord prostré, la tête cachée sous un fichu bleuâtre. Quand il se débarrasse de ce fichu et qu’il se relève pour chanter « Carmen, il est temps encore etc. », avançant lentement vers elle en ouvrant les bras, il ressemble à un Christ sulpicien, Rédempteur sortant du tombeau. L’idée est étonnante, mais elle fonctionne surtout parfaitement : on entend enfin tout ce que précisément dit Don José, qui ne parle que de salut de l’âme, de sauver cette femme qu’il « adore » et en qui à l’acte précédent, et tout comme Micaëla, il voyait « le Diable » après l’avoir qualifiée de « sorcière » à l’acte I ; et Carmen haussait les épaules. Le dialogue initial avec Zuniga soulignait plus tôt que José était destiné à la prêtrise, avait étudié, et s’était fait soldat par accident.

Richards assume magistralement ce caractère. José n’est plus seulement un jaloux d’opéra qui commet un crime passionnel ; c’est un garçon introverti, un Navarrais dévot qui convertit la servitude passionnelle en délire mystique. Les accents religieux de celui qui veut « sauver » l’égarée masquent ou plutôt révèlent une volonté désespérée de puissance, une tentative de sauver la possessivité d’un désir qui se heurte à l’indépendance incompréhensible de cette femme. Dans ces conditions, le jeu halluciné mais sans histrionisme de Richards s’accorde au refus chez Antonacci d’un pathos convenu, si bien que tout la scène évolue dans ce qui ressemble à un silence oppressant, comme le vide avant la foudre. Carmen s’offrira à la mort, dos au public, bras ouverts elle aussi, mais José l’étrangle d’abord avec le fichu tordu en corde, avant de l’achever au poignard. Geste hétérodoxe, étrange, mais magnifique : il s’attaque d’abord en elle ce qu’elle eut de plus séduisant et de plus blessant, sa voix, cette voix signifiée par le prénom Carmen. On ne sait quelle voix lui aura inspiré ce mode opératoire. José s’effondre sur le corps de Carmen, seul, sans témoins sur la scène déserte, comme si le monde n’était plus une réalité.

La mise en scène n’est malheureusement pas toujours à la hauteur de cette réinvention du dénouement. Le décor unique, qui laisse voir le fond de scène de la salle Favart, n’est guère heureux. Le niveau supérieur du décor par où Micaëla paraît et par où Carmen s’échappe ressemble à une rampe de parking délabré, même si on se doute bien qu’elle est vouée à suggérer les arènes au dernier acte. L’idée de faire sortir les ouvrières d’une manufacture sous-terraine, comme Jokanaan de sa citerne, est très séduisante, mais là encore le gros miroir ovale en surplomb semble sorti d’un bric-à-brac. L’acte des contrebandiers, avec ses échelles et ses ballots, est assez faible.

On peut faire crédit aux artisans du spectacle d’avoir évité avec art l’Espagne romanticisée que la production du Capitole portait à un sommet d’éclat esthétique, un peu vain parfois. Ici, pas de sol somptueux, mais la terre battue, et un climat un peu poisseux, nébuleux aussi. La scène suggère une Espagne calcinée, mauresque (en particulier chez Lilas Pastia), sueur et poussière, et au moins au début ce climat est très convaincant. Mais l’esthétique d’ensemble reste trop bricolée, peut-être par manque de moyens (certains scènes font un peu bric et broc, et les costumes des chœurs ressuscitent parfois le spectre de la Bande à Basile). On n’échappera pas à la grosse lumière rouge qui noie soudain le plateau pour l’entrée des cigarières ou lors de la scène muette où Carmen finit par jeter la fleur à José. Car le rouge – le saviez-vous ? – c’est la couleur de la passion. Suggestif est en revanche le baiser à-bouche-que-veux-tu qu’échangent José et Micaëla à la fin du duo. Faire chanter le trio des cartes en présence de tous les contrebandiers qui font des mines banalise la valeur de la scène. Pour la fête aux arènes, Adrian Noble parvient à animer le tout de façon variée malgré la pauvreté des ressources plastiques : bravo au chœur qui mouille vraiment sa chemise dans l’affaire – même si les mouvements du chœur sont parfois exécutés laborieusement. C’est le cas de ces moments de ralenti ou d’arrêt sur image, certes inspirés des inflexions de l’écriture musicale, mais tout simplement mal réalisés. Dans la rixe du I, par exemple, c’est carrément raté. Je crois me souvenir que la mise en scène de Matthias Hartmann à Zurich, où cette plastique théâtrale se trouvait déjà mise en œuvre, la réalisait de façon plus convaincante qu’à Favart, où cette intention chorégraphique ne semble pas conduite à terme.

La représentation du 20 juin a été sauvée par Fabiano Cordero, appelé pour remplacer Andrew Richards défaillant. On trouve donc un José à la voix latine, un peu engorgée, timbre sonore, aigu éclatant. Le français est hispanique, l’expression convenue. L’attention aux nuances ne s’accompagne guère de la musicalité attendue. Quant au pianissimo sur « Et j’étais une chose à toi », il fait entendre de curieuses sonorités de sopraniste. En fait, on sent le chanteur sur la défensive, jusqu’à la scène finale où l’ardeur expressive fait perdre la précision du chant comme le soin de la langue. Retour à l’ordinaire, en somme. Théâtralement, les choses sont de toute façon difficiles, sans compter qu’on se demande ce que Carmen peut bien trouver à ce José borriquito, frémissant comme une bûche et qui – comble de disgrâce pour la scène finale – porte le cheveu ras. On doute de toute façon qu’il puisse donner là autre chose qu’une gesticulation de petit macho. C’est peu dire que l’attelage avec Antonacci laisse perplexe.

               

À propos d’Antonacci sur ce blog :

mercredi 14 juin 2017

Suis-je gentille ainsi ?



Christian Borel, Le Tango de Manon (1930)
par Georgette Plana




lundi 10 avril 2017

La joie




Oubliée depuis plus de vingt ans, et retrouvée : l’anthologie de lieder gravés par Rita Streich pour Deutsche Grammophon, d’abord proposée parmi les disques noirs d’un coffret intitulé Portrait, puis rééditée en coffret cd : Mozart, Schubert, Schumann, Wolf, Strauss, des Volkslieder… Antidote parfait à la débâcle du récent album Schubert de Natalie Dessay, dont tout le monde semble chercher à se débarrasser comme d’une patate refroidie. La fraîcheur vocale de Streich était certes remarquable à quarante ans passés, mais bien plus – au-delà du choix si bien ajusté des pièces – cette subtilité soyeuse tout entière versée dans l’évidence d’un discours qu’aucun effet pseudo-expressif ne vient tordre. Évidence surtout de cette aura souriante, de ce frémissement de joie vraie sur fond de mélancolie (un voile à peine), sans guère d’équivalent – en particulier Der Hirt auf dem Felsen, avec Heinrich Geuser à la clarinette. La métaphore rebattue du rossignol sert habituellement à désigner les voltiges de colorature, mais ce qu’on entend ici, c’est l’idée profonde d’un oiseau sur la branche, qui chante franc, caressant et libre, qui acquiesce à l’existence, aux choses. Ainsi pour ce petit lied de Hugo Wolf sur un poème de Robert Reinick (1960), tout à fait dédaigné dirait-on par les grands interprètes de ce répertoire.




Wohin mit der Freud’ ?

Ach du klarblauer Himmel, und wie schön bist du heut’ !
Möcht’ ans Herz gleich dich drücken voll Jubel und Freud’.
Aber s geht doch nicht an, denn du bist mir zu weit,
Und mit all’ meiner Freud’, was fang’ ich doch an ?

Ach du lichtgrüne Welt, und wie strahlst du voll Lust !
Und ich möcht’ gleich mich werfen dir voll Lieb’ an die Brust.
Aber geht doch nicht an, und das ist ja mein Leid,
Und mit all’ meiner Freud’, was fang’ ich doch an ?

Und da sah’ ich mein Lieb am Kastanienbaum stehn,
War so klar wie der Himmel, wie die Erde so schön !
Und wir küßten uns beid’, und wir sangen voll Lust,
Und da hab’ ich gewußt, wohin mit der Freud’ !


Ô ciel bleu de clarté, que tu es beau aujourd’hui !
Je voudrais aussitôt te presser sur mon cœur, débordant de joie.
Mais ça ne va pas, car tu es trop loin de moi,
Et de toute ma joie, que ferai-je donc ?

Ô monde si vert, si lumineux, que tu rayonnes de plaisir !
Je voudrais aussitôt me jeter sur ton sein, empli d’amour.
Mais ça ne va pas, et c’est bien là ma peine,
Et de toute ma joie, que ferai-je donc ?

Mais alors, près du châtaignier, j’aperçus mon amour,
Clair comme le ciel, beau comme la terre !
Et nous nous donnions des baisers, et nous chantions de plaisir,
Et alors j’ai su où aller avec ma joie.    

Trad. © Knut Talpa



dimanche 5 mars 2017

Finale du dernier acte




« Ah, tutti contenti saremo così »

Le frottole di Figaillon, acte IV, scène 15, Andante

De gauche à droite :
Marcellina, Don Curzio, Bartolo, la Contessa, Barbarina, Cherubino, il Conte, Basilio. 

N.B. Retenus au château en ce jour du Seigneur, Figaro et Susanna n’ont pu participer à ce moment si émouvant, 
 le premier occupé à ouvrir le courrier du Comte et la seconde à relire les notes dictées par la Comtesse.




dimanche 5 février 2017

L’enlisement au sérail





Mozart, Die Entführung aus dem Serail
Toulouse, Théâtre du Capitole, 31 janvier 2017

Direction musicale : Tito Ceccherini
Mise en scène : Tom Ryser
Décors : David Belugou
Costumes : Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne
Lumières : Marc Delamézière

Konstanze : Jane Archibald
Belmonte : Mauro Peter
Blonde : Hila Fahima
Pedrillo : Dmitry Ivanchey
Osmin : Franz Josef Selig
Le Pacha Sélim : Tom Ryser
Chœur et orchestre du Capitole


Que s’est-il passé ? Pedrillo aurait-il versé son vin soporifique au chef et à l’orchestre ? Si la représentation semble à ce point atone, interminable, c’est sans doute que la distribution cumule des faiblesses, dans une mise en scène qui ne casse pas une patte à trois canards, mais d’abord à cause de l’orchestre. L’Ouverture trahit déjà un équilibre fragile et, quelle que soit la qualité individuelle des bois, une sorte d’indolence dont la précision du jeu ensemble et des attaques pâtissent les premières. Ce sera une constante de la soirée, donnant l’impression diffuse d’un orchestre paresseusement à la tâche.

Les airs d’Osmin manquent de nerf dans le dessin et l’articulation, dès « Solche hergelaufne Laffen » (violoncelles mous, en particulier) et encore au III  pour le motif des cordes sur « Hüpfen will ich » dans l’air de triomphe, d’ailleurs attaqué sans exultation, sans joie, simplement mou. Le grand quatuor de l’acte II se déroule de manière quasi scolaire et cherche l’éclat. Les cordes sonnaient déjà assez prosaïques au I pour envelopper le lyrisme noble de Belmonte au I (« Es hebt sich die schwellende Brust »), pour répondre à Konstanze dans son air d’entrée, et carrément brouillonnes dans l’air de Pedrillo (« Sollt’ ich zittern ? etc. »). À peu près en place, le difficile prélude pour solistes de « Martern aller Arten » manque d’une tension d’autant plus nécessaire que la régie absurde, qui a expulsé le Pacha de la scène alors que tout l’air de Konstanze dépend de l’interaction entre l’héroïne et son tyran muet, oblige Jane Archibald à aller et venir sans conviction entre ses gardes à mitraillette.

C’est surtout au début du II que ce penchant à la mollesse n’est que trop audible : tempo distendu pour l’air d’entrée de Blonde (peu andante et guère grazioso), attaque laborieuse du duo qui suit, censément pétillant, mais trop lent dans la première partie – d’où un contraste évaporé avec la deuxième – et sans rebond dans la dernière. Enfin, l’abondance étonnante de désynchronisations entre la fosse et le plateau achève de gêner la représentation.

La mise en scène modeste, créée à Fribourg et passée par l’Opéra de Tours (ce qui en dit long sur les moyens rognés du Capitole), échoue également à construire le théâtre vital qu’on attend ici. Les parties parlées sont considérablement abrégées mais reçoivent aussi des additions, qui valent à Osmin de traiter Blonde de « sourdingue », après quoi elle le traite d’« andouille ». Il y aurait beaucoup à dire des choix de traduction du surtitrage, quand il défile convenablement, mais enfin c’est accessoire. Tom Ryser – il joue aussi le rôle du Pacha avec une sobriété bienvenue sinon un charisme particulier – ouvre et referme la représentation sur Selim obsédée par sa bien-aimée morte dont il repasse les images heureuses en super 8 noir et blanc. L’idée est un peu gâchée par sa réitération perpétuelle. Ainsi du chemisier à pois que porte la défunte dans le film, et dont Selim s’obstine à vouloir parer Konstanze comme les autres femmes du sérail. Idem pour la chevelure : pendant que Konstanze chante son « Martern » esseulée, Selim derrière un voile au second plan affuble ses femmes d’une perruque identique.

Comme on s’en doute, le truc de la démultiplication sert aussi avec les bouteilles à partir du duo bachique, au point que le quatuor voit maîtres et valets naviguer entre rampe et fond de scène en buvant chacun au goulot en chantant « voll Entzücken ». Mouais. Ce sera cependant le haut degré du remplissage, si je puis dire. Car le reste du temps il faudra faire avec l’inévitable chorégraphie pour adolescents (Blonde est bien sûr traitée en gamine stéréotypée), avec des roulements de coude à perte de vue pour exprimer le contentement, chez Pedrillo comme pour Osmin au III (pauvre Franz Josef Selig ! est-ce pour cette raison qu’il semble aussi éteint, ne cherchant pas à soigner ses trilles ?) Ailleurs, on meuble comme on peut. Belmonte à son entrée : bien au centre, 2 pas à droite, 2 pas à gauche, und so weiter. Konstanze dans « Traurigkeit » : 2 pas à droite, 2 pas à gauche, la main portée à la tempe.

Dans ces conditions, les faiblesses vocales sont d’autant plus sensibles.  Elles n’épargnent pas un chœur aux mots en bouillie, noyé dans le vibrato des dames et sans assise rythmique à l’acte I – raté. Franz Josef Selig est en principe le meilleur élément de la distribution, mais il est en net retrait par rapport à son récent témoignage discographique (intégrale dirigée par Yannick Nezet-Séguin). Toujours (ou peu s’en faut) en décalage avec l’orchestre au début de l’acte I, il donne l’impression d’être en service minimum, comme s’il était accablé par l’atonie générale. Les deux valets sont eux d’une vraie médiocrité, et se battant tous deux avec la langue allemande. Présence fuyante en scène – sauf quand on le fait pagayer avec une bouteille face à Osmin, et encore… –, le Pedrillo de Dmitry Ivanchey est oublié sitôt entendu : la voix manque de corps et de caractère, timbre nasal et fade, aigus basculés sans éclat. Sa Blonde fait impression en raison d’un aigu et suraigu très jolis vraiment, et consistants, mais c’est hélas son seul atout. La voix s’amenuise dans le medium et disparaît dans le grave ; surtout elle s’embarrasse dans des mots confus, pas seulement dans le dialogue parlé, et semble incapable de soutenir une phrase, comme si elle chantait note à note, sans tenir un discours.  Extrapoler des suraigus en veux tu en voilà n’est qu’un cache-misère. L’interprète est sympathique mais elle manque de maturité pour une scène comme le Capitole.

Il faut en dire autant hélas du jeune ténor suisse Mauro Peter, dont la carrière est notoirement appuyée par Helmut Deutsch et Sony, avec deux albums de lieder déjà (Schubert puis Schumann) et qu’on annonce à la Scala en Belmonte. Son air au II est ici coupé, mais pas celui plus virtuose du III, où on a parfois l’impression d’entendre un candidat en concert de fin d’études. Plutôt démuni dans la vocalisation, ce qui l’oblige à des aménagements pour prendre l’inspiration mais entraîne surtout une émission laryngée et instable. Un défaut de soutien, déjà perceptible au disque sur les notes tenues, se confirme à la scène. À l’attaque de « Ich baue ganz », la voix semble flancher, mais c’était déjà perceptible dans l’air d’entrée, et surtout dans un « O wie ängstlich ! » où sont dénudées ses limites techniques, avec une émission qui semble changer d’une note à l’autre (effet assez bizarre) et une conclusion (sur « Mein liebevolles Herz ») laborieuse, donnant tôt le sentiment d’un chanteur à la limite. Reste un timbre juvénile et assez mâle, un corps présent (mais pauvrement dirigé) et au moins un allemand net et éloquent.

Sur ce dernier point, on n’en dira pas autant, et pour cause, de Jane Archibald, dont les mots sont à la fois artificiels (cette manière d’exploser la dentale initiale dans « Traurigkeit »…) et souvent vides d’expression (« Seligkeit » dans le duo suicidaire), comme l’aplomb de ses vocalises réfrigère le sentiment (« Des Himmels Segen » dans le grand air du II). Son enregistrement du rôle avec Jérémie Rhorer trahissait déjà ce manque de sensibilité comme de noblesse qui estropie fatalement une Konstanze. Quand le Capitole, il y a vingt ans, y distribuait Margaret Marshall, même déclinante, c’était évidemment autre chose, et le fait que Jane Archibald chante le rôle sur toutes les scènes n’est pas un fort bon indice de la santé actuelle du chant mozartien. Le timbre même d’Archibald est pour ainsi dire sans qualités, avec un tic consistant à attaquer la note à bonne hauteur avant de donner tout le timbre ensuite seulement. Sur certaines notes d’ailleurs, on a l’impression d’entendre plus la vibration que la chair de la voix, et certaines sonorités sont quasi triviales. Dans la partie centrale du quatuor, on l’entend moins, curieusement. Le tout-ensemble respire à la fois la solidité technique, l’application (nuances piano par exemple) et l’absence de personnalité, de chair dramatique – chose bien différente du volume. Après un récitatif aventureux, la déploration de « Traurigkeit » fait entendre avant toute chose que la soprane pense à ses intonations, et le chant piano (« Weil ich dir… ») est dépourvu de charme. La faille majeure, je crois, est que cette Konstanze ne semble pas vraiment vivante. C’est moins une question de timbre que d’esprit. L’attaque du quatuor (« Ach Belmonte ! Ach mein Leben !… Nach so vieler Tage Leid ») est symptomatique : résonance disgracieuse, mais d’abord absence totale d’un sentiment de libération, de cette chaleur qui se ranime et qui jaillit triomphante.


La salle applaudit peu, même si elle sort de sa léthargie à l’acte II. Mais le pire est qu’une telle soirée a tout pour conforter dans leurs préjugés les amateurs d’opéra qui considèrent que L’Enlèvement au sérail est un Mozart de second rayon, une espèce d’opérette un peu fadasse et languissante, à peine sauvée par les moments d’éclat de Konstanze et d’Osmin.