samedi 14 janvier 2017

Un temps de chien : Heine et R. Strauss





Heinrich Heine, Buch der Lieder :
Die Heimkehr, XXIX.
Schlechtes Wetter

Das ist ein schlechtes Wetter,
Es regnet und stürmt und schneit ;
Ich sitze am Fenster und schaue
Hinaus in die Dunkelheit.

Da schimmert ein einsames Lichtchen,
Das wandelt langsam fort ;
Ein Mütterchen mit dem Laternchen
Wankt über die Straße dort.

Ich glaube, Mehl und Eier
Und Butter kaufte sie ein ;
Sie will einen Kuchen backen
Für's große Töchterlein.

Die liegt zu Hause im Lehnstuhl
Und blinzelt schläfrig ins Licht ;
Die goldnen Locken wallen
Über das süße Gesicht.


Temps de chien

Vraiment il fait un temps de chien,
Il pleut et il vente et il neige ;
Par la fenêtre je regarde
Dehors dans cette obscurité.

Une lumière y luit, toute petite,
Toute seule, avançant lentement ;
Une petite mère avec sa lanterne
Vacille sur la route là-bas.

Je crois bien qu’elle ramène
Des œufs, du beurre, de la farine ;
Elle veut faire un bon gâteau
Pour sa grande fille chérie.

Dedans celle-ci somnole sur la chaise longue
Et cligne des yeux sous la lampe qui brille ;
Les boucles blondes dévalent
Sur ce visage mignon.
Trad. © Knut Talpa



Richard Strauss, Fünf kleine Lieder, opus 69 (1918)
N° 5 : Schlechtes Wetter







Il existe un enregistrement de Schlechtes Wetter par Christa Ludwig en concert à Salzbourg (Orfeo), hélas torpillé par la débandade d’Erik Werba au piano. L’enregistrement remarquable d’Edda Moser avec Irwin Gage fait partie d’un album Strauss-Schumann pour Electrola, probablement son meilleur disque de lieder, qui pour une raison incompréhensible est le seul de ses récitals à n’avoir pas été réédité dans le coffret hommage de 2013 (Emi). Il faut donc se contenter du transfert précaire du disque noir pour goûter l’ironie presque sarcastique de l’interprétation. Youtube propose à la suite la version autrement superbe de Lucia Popp avec un Sawallisch moins souple qu’elle.


dimanche 1 janvier 2017

Prosit Tarare !




Au cours du printemps 1774, Beaumarchais assista aux représentations d’Iphigénie en Aulide, qui l’enthousiasmèrent, et à cette occasion il fut présenté à Gluck. Mais c’est avec Salieri, dont Les Danaïdes avaient été créées en 1784 d’abord sous le nom de Gluck, qu’il devait collaborer pour Tarare, opéra en cinq actes, largement sui generis par sa facture extrêmement composite, inclassable à vrai dire, qui connut à partir du 8 juin 1787 une carrière de vingt-six représentations, sans compter reprises et modifications après la Révolution (jusqu’en 1826 pour s’en tenir à Paris). Le livret, au reste, avait été rédigé dès 1775, en prose, avec une versification partielle.


Charles Percier, Esquisse de décor pour le Tarare de Salieri (BnF)


À l’acte II (scène 7) prend place une scène de temple réunissant Arthénée, présenté dans la liste initiale des personnages comme « grand prêtre de Brama, mécréant dévoré d’orgueil et d’ambition », et Élamir, « jeune enfant des Augures, naïf et très dévoué », dont le nom fait évidemment signe vers le jeune Éliacin d’Athalie. Arthénée, quant à lui, trahit une filiation avec le Mahomet de Voltaire, faux prophète professant une religion à laquelle lui-même ne croit pas, à des fins de domination politique. Ladite scène, nombreuse, confirme l’autorité du prêtre mécréant avant d’accueillir un air à lui confié :




Pour le spectateur, la situation est claire : Arthénée instrumentalise l’innocence d’Elamir, synonyme de crédulité, afin de servir ses desseins. Hors contexte cependant, les huit vers chantés pourraient passer pour une célébration poétique de la candeur. Lemploi de la langue française ne cache guère d’ailleurs que la forme de l’air est ici calquée sur l’aria di paragone des opéras métastasiens, avec toutefois ici la recherche de rimes voisines, et donc particulièrement répétitives, même si le schéma est le suivant : aaabcccb.

Or que devient cette scène lorsque Salieri, revenu à Vienne, fit adapter par Lorenzo Da Ponte le livret de Beaumarchais à l’occasion du mariage en 1788 de l’archiduc François avec Elisabeth de Wurtemberg ? Dans le « dramma tragicomico » désormais intitulé Axur, Re d’Ormus et créé 6 mois jour pour jour après l’original parisien, l’air de l’abeille se trouve traduit assez littéralement, mais complété symétriquement par deux strophes que chante Elamir.


Ô dieux tout-puissants,
Si par ses vœux sincères
Une bouche innocente
Peut tout obtenir,
Ah, répandez sur moi
La pure lumière
D’un rayon vivifiant
De votre sagesse.


Ces vers nouvellement chantés par Elamir pourraient être interprétés dans la lignée satirique du livret français, comme écho docile aux paroles du prêtre, mais ils peuvent aussi bien sonner comme la confirmation, sur le mode de l’invocation sacrée, du propos préalable d’Arteneo. La mise en musique de Salieri décalque d’ailleurs les deux strophes du garçon sur le lyrisme d’Arteneo : même musique, réitérée par une voix différente (soprano, après la voix de basse d’Arteneo). On peut lentendre ici (à 1 h 06 du début) dans la version dirigée par René Clemencic. Le lyrisme simple du morceau, chantant et sans difficulté technique, explique sans doute la vogue de cette « cavatina », d’où des éditions en partition séparée, qui facilitent une exécution domestique.




Mais la partition de l’Axur viennois connut aussi une diffusion en traduction allemande, réduit à quatre actes dans une adaptation par Christian Gottlob Neefe. l’air à deux voix y connaît plusieurs modifications : remplacement de l’allégorie ingénieuse de l’abeille par une image météorologique plus convenue, surcaractérisation de l’innocence, soulignement du ton religieux par la référence au vol de l’ange.




(Arteneo)

Wie dort auf den Auen
Beim Morgenlichtgrauen
Die düsteren Wolken
Die Sonne durchdringt,

So steig eines Kindes
Unschuldvolles Flehen
Hinauf zu den Höhen,
Wo Brama ihm winkt.



Comme quand sur les prés
Dans le matin gris
Les nuages sombres
Sont percés par le soleil,

Ainsi de la bouche d’un enfant
Que s’élève la prière innocente
Jusque dans les cieux
Où Brahma lui sourit.
(Elamir)

O ! mächtiger Brama !
Laß dir das Lallen
Der Unschuld gefallen,
Erfülle mich ganz !

Auf Engelsgeflieder
Senk jetzt deine Weisheit
Auf mich sich hernieder
Im himmlischen Glanz !



Ô puissant Brahma !
Puisse le murmure
De l’innocence t’agréer,
Que ton esprit me remplisse !

Sur les ailes de l’ange
Verse maintenant ta sagesse
Sur ton humble serviteur
Dans l’éclat de ta gloire !



Tel quel, et à la faveur d’une nouvelle décontextualisation, ces vers allemands étaient prêts pour une récupération chrétienne. 


Ne restait donc qu’un pas à franchir au XIXe siècle : la parodie de l’air du ci-devant prêtre mécréant en chant d’église paraliturgique. Nous en avons précisément un témoignage éloquent avec un poème écrit par Eduard Mörike à l’occasion du Nouvel An. Mörike épouse expressément la prosodie de l’air d’opéra en allemand et en recycle même plusieurs éléments. Ce poème, que les compositeurs de lieder hormis Hugo Wolf ont laissé de côté, atteste la postérité inattendue des expériences ironiques de Beaumarchais.



Eduard Mörike
Zum neuen Jahr
Kirchengesang
Melodie aus Axur : Wie dort auf den Auen


Pour le Nouvel An

Chant d’église

Wie heimlicher Weise
Ein Engelein leise
Mit rosigen Füßen
Die Erde betritt,
So nahte der Morgen,
Jauchzt ihm, ihr Frommen,
Ein heilig Willkommen,
Ein heilig Willkommen !
Herz, jauchze du mit !

In Ihm sei’s begonnen,
Der Monde und Sonnen
An blauen Gezelten
Des Himmels bewegt.
Du, Vater, du rate !
Lenke du und wende !
Herr, dir in die Hände
Sei Anfang und Ende,
Sei alles gelegt !


Tel a glissé sans bruit
Un ange tout petit
Et dont le pied rosé
Touche la terre :
Le matin sen est venu,
Chantez sa joie chacun fidèle,
La sainte bienvenue,
La sainte bienvenue !
Mon cœur, chante sans trêve !

Que l’an commence en Lui
Par qui lunes et soleils
Aux tentes bleues du ciel
Seront conduits.
Père, donne conseil !
Ô guide du chemin !
Seigneur ! qu’entre tes mains
Le début et la fin,
Que tout soit remis !



Traductions : 
© Knut Talpa