vendredi 7 juillet 2017

Le retour





Bizet, Carmen
Paris, Opéra-Comique, 17 et 20 juin 2009

Direction musicale : John Eliot Gardiner
Mise en scène : Adrian Noble
Décors et costumes : Mark Thompson
Lumières : Jean Kalman

Carmen : Anna Caterina Antonacci
Don José : Andrew Richards (le 17), Fabiano Cordero (le 20)
Micaëla : Anne-Catherine Gillet
Escamillo : Nicolas Cavallier
Frasquita : Virginie Pochon
Mercédès : Louise Innes
Le Dancaïre : Francis Dudziak
Le Remendado : Vincent Ordonneau
Zuniga : Matthew Brook
Moralès : Riccardo Novaro
Lilas Pastia : Simon Davies
Un guide : Lawrence Wallington

The Monteverdi Choir
Maîtrise des Hauts-de-Seine
Orchestre Révolutionnaire et Romantique


En retrouvant son lieu, et dans sa forme intégrale d’opéra-comique, Carmen recouvre ses justes proportions, c’est-à-dire son économie de nerf et de raffinement. La partition jouée rétablit la scène du barbon et du galant commentée par Moralès et le chœur (c’était déjà le cas à Zurich l’été précédent dans la production réunissant Vesselina Kasarova et Jonas Kaufmann) mais comprend surtout l’intégrité de l’entrée des cigarières (avec la progression admirable du prélude), de leur rixe, de l’agitation des arènes (il ne manque là ni éventails ni oranges ni lorgnettes) ou encore du duel développé dans la montagne. Mais l’intérêt majeur de ces représentations réside dans l’esprit propre à la direction de Gardiner à la tête de ses deux ensembles ; dans la mesure aussi où cet esprit, qui privilégie la netteté du discours musical et l’exactitude des nuances, détermine le style des solistes.

Gardiner affirme une extrême clarté de dessin et une tension constante qui sont mises au service du mouvement dramatique. Les numéros s’enchaînent d’ailleurs de façon très serrée, avec un souci patent de rapidité. Je ne sais s’il faut parler d’esprit français, mais au moins c’est un trait franc qui se trouve cultivé. Nettement découpées, nerveuses, les lignes bénéficient des couleurs crues des instruments originaux (des vents en particulier, dès la première scène). Cela fait merveille au début de l’acte IV, avec un prélude impérial, irrésistible de pulsation, à la fois sec et généreux, parfait de caractère, mais le feu rythmique et la palette exceptionnelle des coloris règnent aussi sur toute la fresque chorale qui suit. Ce n‘est pas tant alors la couleur locale qui s’impose, mais plutôt une puissance vitale, voltigeante autant que tranchante – un midi de joie, inexorable, qui glissera tout naturellement vers la nudité dramatique de la scène finale.  Pour le prélude du III, l’oreille gagne des timbres plus pénétrants qu’avec un orchestre moderne, tandis que Gardiner fait ressortir de façon étonnante la ponctuation grave des cordes, qui ajoute une âpreté sourde à un moment poétique qui n’apparaît plus dès lors comme une simple enclave de pureté aérienne. La définition quasiment maniaque des figures rythmiques restitue un rebond superbe au congé d’Escamillo à l’acte III (« L’ami, tiens-toi tranquille ») mais surtout à tout ce qui suit l’air de la fleur (« Non, tu ne m’aimes pas… Là-bas, là-bas ») et il n’est pas impossible que la Habanera n’ait jamais exhalé un tel pouvoir de fascination en raison d’un tempo aussi posé, et d’un balancement aussi délicat et qu’on dirait presque imperceptible : elle est à la fois érotique et altière, magnifiquement incarnée par Antonacci au même moment. Ce soin jaloux de la précision rythmique est du reste parfaitement compatible avec la souplesse agogique. La gradation instrumentale et chorale qui mène à l’entrée des cigarières est extraordinaire par l’impression qu’elle donne que la musique avance depuis le lointain. Tout le duo de José et Micaëla se déploie de la déclamation mobile du récitatif à un lyrisme de suspension, sans solution de continuité, comme si l’effusion vocale naissait naturellement de la parole quotidienne, domestique.

Dans quelle mesure cependant cette esthétique de la ligne nette et de la couleur franche pourvoit-elle à la poésie particulière de l’opéra ? Le gain pour les moments les plus dramatiques est difficilement contestable, mais paradoxalement l’inspiration plus légère de l’opéra-comique ne favorise pas forcément les choix du chef. Délicatement détaillé comme il est, à la limite du maniérisme (les accents ostentatoires sur la syllabe initiale de duperie ou volerie dans la reprise), le quintette paraîtra manquer d’allant, ou de liberté chez les chanteurs. L’ensemble de la place où « chacun passe » n’est-il pas tenu avec une poigne excessive, ou un nerf prématuré, sans ce rien de nonchalance qui magnifie le climat que la mise en scène choisit alors d’installer avec ces corps suants dans le clair-obscur, écrasés de chaleur ?

La chose se vérifie avec le chœur, certes phénoménal de précision musicale et linguistique, d’équilibre, de sonorité aussi : les hommes sont d’un parfait relief à l’acte I, « l’espada » des altos est saisissante entre autres détails, les sopranos donnent de grands exemples de cohésion et de contrôle du vibrato. Si on ajoute une énergie scénique considérable dans une régie qui sollicite beaucoup les choristes, cela vaut de grands moments, comme une bagarre des cigarières merveilleusement mordante et qui semble illustrer la discipline du désordre. On n’admire pas moins la fécondité réglée de la foule aux arènes, qui transforme la succession des séquences en pure source de plaisir. Et pourtant, dominé musicalement comme il est dans ses courbes, dans ses nuances, le chœur de la fumée manque de ce je ne sais quoi de planant qui donnerait à la musique sa dimension de fantasme ; au lieu de quoi on perçoit un peu trop le raffinement concerté du piano subito sur « écoutez-nous les belles ».

Anna Caterina Antonacci, qui pouvait paraître déplacée dans le contexte des représentations du Capitole quelques semaines plus tôt (mise en scène de Nicolas Joel), gagne très évidemment à cet environnement offert à l’Opéra-Comique. Donnant la priorité au mot sur la sensation vocale, elle s’impose par la justesse du ton et de l’incarnation dramatique, même si elle peut décevoir paradoxalement dans les moments où le rôle appelle quelque chose de tragique. On admire une fois encore la beauté précise de son français, mais plus encore la légèreté de touche qu’elle ose dans des moments de séduction où la tradition a consacré des effets de timbre et de soulignement, au point qu’une partie du public attend cela en effet et se trouve frustré des accessoires ordinaires de la sensualité vocale.

L’incarnation de Carmen passe ici par le mélange expert mais harmonieux de caractères rarement associés. Car l’érotisme naît ici d’un alliage de distance et d’espièglerie, neutralisant la distinction entre rouerie et simplicité. L’actrice offre un corps désirable, en sueur et en négligé au sortir de la manufacture, mais précisément fascinant parce que seule parmi les ouvrières Carmen a ce port droit et haut, noble pour ainsi dire, alors même que ses gestes exprimant la sensation de chaleur, l’agacement ou l’amusement sont les plus immédiats (une enfant aurait les mêmes). On a vu et revu Carmen rouler un cigare sur sa cuisse, mais laquelle réussit à donner à ce geste une délicatesse aussi évidente ? Antonacci a beau dénuder ses cuisses, le caractère érotique ne consiste pas ici dans l’exhibition du corps mais bien dans ce qui en elle se dérobe perpétuellement au désir, alors même qu’elle évolue familièrement parmi les soldats. « Mais nous ne voyons pas la Carmencita ». Il serait banal de souligner que c’est bien le regard masculin qui fixe le cadre de la séduction sexuelle, avant même la présence objective de « cette femme », si précisément une vulgate bien connue ne faisait de l’affichage des postures les signes obligés de la vamp.

Le mérite inestimable d’Antonacci est de donner à l’ouvrière que son prestige distingue une sorte de grâce gamine, joyeuse, rieuse, presque naïve. Cette Carmen, animal enfatin, s’empiffre de friandises chez Lilas Pastia. En contemplant la composition d’Antonacci, on pense plus d’une fois au sourire étrangement candide de la jeune Bardot. Chez celle-ci également tout disait à tout moment : je ne suis pas celle que vous croyez, ou que vous avez cru. L’intelligence est justement de ne pas faire ici de Carmen cette grande dame que des cantatrices fameuses ont cru bon de forger pour absoudre le rôle de son péché de racolage ; ni de surjouer le génie sexuel que José identifie obstinément au « diable » ou au « démon », prisonnier qu’il est lui aussi de représentations toutes faites, et fatalement fausses. La manière dont Carmen phrase son tralala en s’abaissant aux pieds de Zuniga, de sorte que sa face s’installe dans une position stratégique, illustrerait bien ce jeu rieur et fin qui gouverne le sex-appeal du personnage.

Dès lors, la profondeur de l’interprétation se communique dans un art du frôlement, art de l’allègement caressant de la voix qui donne corps aux mots mais aussi art de naviguer entre les ornières de la caractérisation. Antonacci sait caresser là où la plupart malaxent, si j’ose ainsi parler. La Habanera est peut-être, dans sa précision, la plus merveilleuse que j’aie entendue, longue mais jamais alanguie, déroulée d’un geste sûr, sans un accent souligné (sauf dans l’instabilité rythmique de « s’envola »), sans œillade ni déhanché, sans hausser la voix, avec la force de la confidence, pour autant que celle qui semble se confier ne dit finalement que la liberté de se dérober. Il s’en dégage une impression euphorique de mystère, qu’on retrouvera pour la chanson à la taverne. Le jeu de l’ironie et des couleurs frappe dans la scène de l’arrestation, avec toujours cette science vocale de la caresse, aussi bien dans la raillerie face à Zuniga que dans la Séguédille.

La force de cette composition consiste ainsi dans un contrôle de l’expression vocale où la discrétion et même l’ironie confortent l’empire mystérieux de la figure, et mettent le personnage définitivement à part, et précisément dans ce qu’il a de plus simple : « faire ce qui me plaît ». Ce choix d’interprétation convainc du reste à proportion de la consistance physique d’Antonacci, et cette forme de retrait vocal tire son plein effet de l’ascendant simultané de ce corps droit et souple. Pour autant, l’air des cartes enchâssé dans le trio m’a paru bien neutre, et même manquer de tension et de pénétration, et dans la scène finale, dominée par un retrait fataliste, admirable (« Entre nous tout est fini » est donné de façon étale, sans accent et sans bruit), on attendrait peut-être des contrastes plus francs, comme déjà dans les retrouvailles avec José au II, même si « Non, tu ne m’aimes pas », chanté à fleur de lèvres, est prodigieux. L’interprète pèche peut-être parfois par un détail excessif de l’articulation, et pourtant l’art extrêmement réfléchi d’Antonacci, ce chant qui est toujours cosa mentale, trouve dans cette performance un point d’équilibre rare, qui renouvelle la vision du personnage par la rencontre de l’étrangeté et de l’évidence.

On s’amuserait d’ailleurs que les hasards de la distribution aient réuni deux sopranes prénommées Anne-Catherine, si justement Micaëla ne s’imposait à ce point comme fille forte face à la Bohémienne, et brune comme elle – brune, et à l’œil noir. Car le spectacle offre ce que j’ai pu voir de plus remarquable dans la représentation de Micaëla. À la villageoise empruntée, la mise en scène a nettement préférée dès l’acte I la jeune femme souriante mais fière, d’une élégance sobre et corsetée, qui sent sa vieille Navarre, portant non pas deux nattes, mais une seule dans le dos, qu’elle défera dans la montagne en libérant sa chevelure. Anne-Catherine Gillet a l’air de ne pas avoir même vingt ans, en effet, mais surtout elle impose dès son entrée, avec sa juvénilité particulière, une énergie et une tenue qui dessinent d’emblée un vrai caractère, qui sauve le personnage de la petite-bourgeoise geignarde et confite qu’incarnait récemment Inva Mula. À l’acte III, les tons bleus et froids du vêtement sont trop partagés par Carmen et Micaëla pour être fortuits, et la symétrie des deux femmes autour de José prend un tour d’autant plus fort que Gillet jette sur Carmen un regard hardi. On se dit alors que le déserteur est pris entre deux voix, celle de la séduction que le nom même de Carmen allégorise, et celle de la mère dont Micaëla se fait en permanence le truchement, à Séville comme dans la montagne. Dès lors, le face-à-face des deux femmes dans la montagne suggèrerait presque une psychomachie où la pétrification idéologique (le village, la mère, le mariage arrangé) est incarnée par une jeune fille aussi jolie que volontaire, en opposition avec la mobilité anomique du désir dont Carmen est l’emblème, et qui toujours substitue à l’ancrage rassurant dans la permanence (José et Micaëla sont des apôtres de la fixité) la tentation d’un avenir incertain et d’un ailleurs tentant : « Là-bas, là-bas ».

Une des chances du spectacle est que la personnalité des deux interprètes féminines serve à ce degré d’accomplissement un ressort profond de la dramaturgie, en campant une Micaëla digne de tout ce qu’elle représente. L’incarnation de Gillet est en cela magistrale : charme et simplicité, candeur et ascendant. Elle gratifie les passages parlés d’un ton exceptionnellement juste. Vocalement, un certain manque de rondeur dans la voix ne me gêne pas plus qu’une phonation qui rappelle un chant français d’autrefois (voyelles volontiers ouvertes, nasales disons typées), car l’essentiel demeure la précision d’un chant très articulé mais sensible, jamais alangui ou complaisant, une réelle liberté vocale qui magnifie la déclamation dans la rencontre de José à l’acte I comme le phrasé lyrique, grâce aussi à des ressources dynamiques intelligemment sollicitées. Chez elle aussi, la sveltesse et la force sont admirablement réunies.

Le reste de la distribution soutient inégalement la comparaison. Un excellent Moralès, une Frasquita impeccable (et pas seulement dans l’aigu), le reste est considérablement plus terne, et Francis Dudziak, à la projection exemplaire, semble moins délié et précis dans son rôle qu’il y a quelques années. En Escamillo, Nicolas Cavallier peine à séduire autrement que par sa caractérisation scénique : le chant est carrément laborieux, avec des sons plus d’une fois scabreux (bizarres sont ces voyelles), un souffle défaillant et un phrasé brouillon ; et comme la voix plafonne audiblement, on est loin de la superbe visée par la régie. Reste le cas Don José.

Andrew Richards, il est vrai, pâtit d’un timbre sans personnalité, rien n’y accroche vraiment. Mais il chante le rôle avec une grande musicalité, et surtout une rigueur dans les nuances peu commune. On devine là encore la vigilance de Gardiner : un œil noir te regarde. Cependant, tant de soins et de finesse musicale ne donne lieu à une interprétation qui me laisse mitigé. Sans doute le chant piano ou pianissimo requis verse fréquemment dans le détimbrage mais surtout on dirait qu’un chant aussi scrupuleux ne produit pas de véritable incarnation : le chant de ce Don José ne me laisse qu’un souvenir vague, comme si tout ce contrôle musical, à l’inverse d’Antonacci, ne faisait jamais surgir une figure définie. Demeure un corps de théâtre. Richards a indéniablement les épaules et la présence pour faire un José sensible et distingué, même si curieusement, sa finesse de jeu s’accompagne d’un profil fuyant à l’acte I, tant l’inquiétude du soldat ou du moins sa marginalité tardent à se percevoir.

Cependant, avec la scène finale, l’interprète rafle la mise, grâce à la façon étonnante dont il accomplit ce qui constitue l’idée cruciale du metteur en scène : faire de José aux arènes non seulement un looser névropathe, non seulement un déclassé, mais quasiment et littéralement un fanatique. Richards avait au début de l’opéra les cheveux tirés en catogan : ils sont désormais relâchés jusque sur les épaules. José offre alors un visage christique, alors même qu’il est vêtu comme un mendiant, pieds nus et chemise sale, d’abord prostré, la tête cachée sous un fichu bleuâtre. Quand il se débarrasse de ce fichu et qu’il se relève pour chanter « Carmen, il est temps encore etc. », avançant lentement vers elle en ouvrant les bras, il ressemble à un Christ sulpicien, Rédempteur sortant du tombeau. L’idée est étonnante, mais elle fonctionne surtout parfaitement : on entend enfin tout ce que précisément dit Don José, qui ne parle que de salut de l’âme, de sauver cette femme qu’il « adore » et en qui à l’acte précédent, et tout comme Micaëla, il voyait « le Diable » après l’avoir qualifiée de « sorcière » à l’acte I ; et Carmen haussait les épaules. Le dialogue initial avec Zuniga soulignait plus tôt que José était destiné à la prêtrise, avait étudié, et s’était fait soldat par accident.

Richards assume magistralement ce caractère. José n’est plus seulement un jaloux d’opéra qui commet un crime passionnel ; c’est un garçon introverti, un Navarrais dévot qui convertit la servitude passionnelle en délire mystique. Les accents religieux de celui qui veut « sauver » l’égarée masquent ou plutôt révèlent une volonté désespérée de puissance, une tentative de sauver la possessivité d’un désir qui se heurte à l’indépendance incompréhensible de cette femme. Dans ces conditions, le jeu halluciné mais sans histrionisme de Richards s’accorde au refus chez Antonacci d’un pathos convenu, si bien que tout la scène évolue dans ce qui ressemble à un silence oppressant, comme le vide avant la foudre. Carmen s’offrira à la mort, dos au public, bras ouverts elle aussi, mais José l’étrangle d’abord avec le fichu tordu en corde, avant de l’achever au poignard. Geste hétérodoxe, étrange, mais magnifique : il s’attaque d’abord en elle ce qu’elle eut de plus séduisant et de plus blessant, sa voix, cette voix signifiée par le prénom Carmen. On ne sait quelle voix lui aura inspiré ce mode opératoire. José s’effondre sur le corps de Carmen, seul, sans témoins sur la scène déserte, comme si le monde n’était plus une réalité.

La mise en scène n’est malheureusement pas toujours à la hauteur de cette réinvention du dénouement. Le décor unique, qui laisse voir le fond de scène de la salle Favart, n’est guère heureux. Le niveau supérieur du décor par où Micaëla paraît et par où Carmen s’échappe ressemble à une rampe de parking délabré, même si on se doute bien qu’elle est vouée à suggérer les arènes au dernier acte. L’idée de faire sortir les ouvrières d’une manufacture sous-terraine, comme Jokanaan de sa citerne, est très séduisante, mais là encore le gros miroir ovale en surplomb semble sorti d’un bric-à-brac. L’acte des contrebandiers, avec ses échelles et ses ballots, est assez faible.

On peut faire crédit aux artisans du spectacle d’avoir évité avec art l’Espagne romanticisée que la production du Capitole portait à un sommet d’éclat esthétique, un peu vain parfois. Ici, pas de sol somptueux, mais la terre battue, et un climat un peu poisseux, nébuleux aussi. La scène suggère une Espagne calcinée, mauresque (en particulier chez Lilas Pastia), sueur et poussière, et au moins au début ce climat est très convaincant. Mais l’esthétique d’ensemble reste trop bricolée, peut-être par manque de moyens (certains scènes font un peu bric et broc, et les costumes des chœurs ressuscitent parfois le spectre de la Bande à Basile). On n’échappera pas à la grosse lumière rouge qui noie soudain le plateau pour l’entrée des cigarières ou lors de la scène muette où Carmen finit par jeter la fleur à José. Car le rouge – le saviez-vous ? – c’est la couleur de la passion. Suggestif est en revanche le baiser à-bouche-que-veux-tu qu’échangent José et Micaëla à la fin du duo. Faire chanter le trio des cartes en présence de tous les contrebandiers qui font des mines banalise la valeur de la scène. Pour la fête aux arènes, Adrian Noble parvient à animer le tout de façon variée malgré la pauvreté des ressources plastiques : bravo au chœur qui mouille vraiment sa chemise dans l’affaire – même si les mouvements du chœur sont parfois exécutés laborieusement. C’est le cas de ces moments de ralenti ou d’arrêt sur image, certes inspirés des inflexions de l’écriture musicale, mais tout simplement mal réalisés. Dans la rixe du I, par exemple, c’est carrément raté. Je crois me souvenir que la mise en scène de Matthias Hartmann à Zurich, où cette plastique théâtrale se trouvait déjà mise en œuvre, la réalisait de façon plus convaincante qu’à Favart, où cette intention chorégraphique ne semble pas conduite à terme.

La représentation du 20 juin a été sauvée par Fabiano Cordero, appelé pour remplacer Andrew Richards défaillant. On trouve donc un José à la voix latine, un peu engorgée, timbre sonore, aigu éclatant. Le français est hispanique, l’expression convenue. L’attention aux nuances ne s’accompagne guère de la musicalité attendue. Quant au pianissimo sur « Et j’étais une chose à toi », il fait entendre de curieuses sonorités de sopraniste. En fait, on sent le chanteur sur la défensive, jusqu’à la scène finale où l’ardeur expressive fait perdre la précision du chant comme le soin de la langue. Retour à l’ordinaire, en somme. Théâtralement, les choses sont de toute façon difficiles, sans compter qu’on se demande ce que Carmen peut bien trouver à ce José borriquito, frémissant comme une bûche et qui – comble de disgrâce pour la scène finale – porte le cheveu ras. On doute de toute façon qu’il puisse donner là autre chose qu’une gesticulation de petit macho. C’est peu dire que l’attelage avec Antonacci laisse perplexe.

               

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