vendredi 16 novembre 2018

vendredi 9 novembre 2018

Trofeo d’amor

George Frideric Handel 
Serse (1738)
Serse : Franco Fagioli, contre-ténor 
Arsamene : Vivica Genaux, mezzo 
Romilda : Inga Kalna, soprano
Atalanta : Francesca Aspromonte, soprano 
Amastre : Marianna Pizzolato, mezzo 
Ariodate : Andreas Wolf, basse
Elviro : Biagio Pizzuti, basse
 Il Pomo d’oro 
Clavecin et direction : Maxim Emelyanychev
Toulouse, Halle aux Grains, 7 novembre 2018




« Un opéra d’ensemble sans ensembles » (Wynton Dean), « un drame de situation et d’échange plutôt que de passion et de tirade » (Ivan Alexandre) : la version de concert peut être aussi inclémente à la comédie semi-héroïque de Serse que le studio d’enregistrement. À la Halle aux Grains, et en l’absence de surtitrage, la difficulté est habilement contournée par une mise en espace qui fait oublier la grande distance entre l’avant-scène et les coulisses. Quelques accessoires certes (les fleurs d’Elviro travesti en jardinière, les lettres de l’acte II) mais surtout une aisance des acteurs qui s’appuie, après le travail d’équipe pour l’enregistrement Deutsche Grammophon, sur la familiarité avec l’œuvre qu’entretient la tournée en cours.

Une aisance théâtrale inégalement dispensée selon les interprètes. Se distinguent particulièrement Biagio Pizzuti (sa voix saine dose à la perfection le comique du valet), Vivica Genaux (magistrale de justesse et de présence, avec ce qu’il faut de tension pour un rôle d’abord élégiaque) ou le jeu si plein de finesse de Francesca Aspromonte (ses révérences ironiques devant le roi, la manière dont elle penche la tête dans le dialogue attestent entre autres son intelligence consommée des situations). Franco Fagioli est lui comme un poisson dans l’eau, prenant possession de l’espace avec une liberté hors pair, dans la moindre réplique comme dans ses airs. Marianna Pizzolato, relayant Delphine Galou, donne hélas l’impression d’être rivée à sa partition, à la limite du déchiffrage à certains moments – la voix est magnifique, le chant est uniforme, parfois à la traîne de l’orchestre, souvent inerte, la mollesse du verbe privant Amastre de son relief.




La mollesse est la dernière chose qu’on pourrait reprocher à l’orchestre toujours en alerte sous l’influx de Maxim Emelyanychev. Extrêmement vivant, inventif sans complexe (on n’hésite pas à faire jouer les cordes con legno pour aiguiser le drame), fertile en impulsions rythmiques, l’ensemble fait complètement oublier qu’il ne compte pas plus d’une quinzaine de cordes et quelques bois. Soupçonne-t-on le chef de céder à une vitesse excessive (« Di tacere e di schernirmi » de Serse), la volupté de la musique off du pavillon, la souplesse évocatrice de la sinfonia qui ouvre l’acte III et surtout l’aptitude à respirer avec le chant témoignent d’une attention véritable à la poésie de Handel.

À ceci près que certains airs da capo se voient réduits à leur première partie : « Non so se sia la speme » d’Arsamene, « Il core spera e teme » mais aussi (plus fâcheux encore) « Per rendermi beato » du protagoniste. Si la moitié des nombreux airs de la partition sont brefs et dépourvus de reprise, le charme de cette variété formelle tient justement à l’intégrité de tous les numéros. Mais la gêne vient surtout du choix de placer l’unique entracte au cours de l’acte II, juste après l’air « Se bramate d’amor chi vi sdegna ». Procédé malheureusement ordinaire aujourd’hui, qui émousse la conclusion des actes voulue par le compositeur – le piquant d’Atalanta dans « Un cenno leggiadretto » ne récolte aucun applaudissement, non plus qu’aucun des airs du premier acte. Mais surtout le concert reprend avec les bouffées suicidaires d’Amastre. Et donc toute la scène 5 de l’acte II passe à la trappe, et avec elle la forte séquence organisée par Handel suivant un enchaînement étonnant de tonalités : le duetto « L’amerete ? » (merveille de 18 mesures en si mineur), l’air irrésistible de Serse (la majeur) et enfin, reprenant les mots du duetto, le grand monologue de Romilda, formé d’un accompagnato puis d’un air véhément en si mineur. Il n’est que trop clair que le disque, ainsi que la tournée de concerts, met en vedette Franco Fagioli, mais fallait-il pour le faire briller priver la prima donna d’un des plus beaux moments de son rôle ?




Il est vrai que Serse fut créé par le castrat Caffarelli, dont les feux et la personnalité tendaient à écraser le reste d’une troupe où Maria Antonia Marchesini incarnait Arsamene, le frère rival dont la partie est peu virtuose. Or les années récentes ont vu se multiplier, au théâtre ou au disque, les distributions où un contre-ténor chantait Arsamene tandis que le rôle-titre revenait à un mezzo féminin (Ann Murray, Judith Malafronte, Anne Sofie von Otter, Anna Stéphany) – c’était déjà le choix de Jean-Claude Malgoire pour son enregistrement voici quarante ans avec Carolyn Watkinson et Paul Esswood. Mais voici que Franco Fagioli, fort d’un ambitus hors du commun et d’un tempérament à l’avenant, s’empare du bizarre souverain de Perse. Comme on s’y attendait, « Crude furie » couronne de façon spectaculaire une interprétation ardente, mais où l’effet immédiat est presque toujours préféré à une musicalité plus organique. Le contraste entre un grave d’ogre et un aigu étonnant saisit sans doute, et le chanteur s’y complaît plus qu’il ne s’intéresse à la structure du discours musical – la volonté de rendre l’émission sonore conduit d’ailleurs à une langue vague et plus d’une fois sourde. Mais sur ce point une interprète féminine éloquente aura toujours l’avantage sur un contre-ténor dans un rôle aussi verbal que purement vocal.  

Cette préséance de l’instant sur la structure, la partie centrale de « Crude furie » la surexpose. Alors que le vers « Crolli il mondo, e’l sole s’eclissi » (« Que s’écroule l’univers, et s’éclipse le soleil ») appelle une prononciation claire à la mesure de son défi furieux afin de relancer le propos, Fagioli n’hésite pas à faire de chaque moitié du propos le support d’une cadence absurde où le sens des mots se dissout. Mais plus généralement, la recherche d’un chant très communicatif ne masque pas la production de phrases hétérogènes, de lignes assez brouillonnes – ni l’intonation ni la justesse ne sont impeccables. Dans « Il core spera e teme », le trille convulsé, tout simplement moche, qu’affectionne l’artiste achève de déranger le cantabile. Logiquement, la stylisation de « Per rendermi beato » trouve le chanteur, non indemne d’attaques baveuses, à court de cet esprit que savait dispenser Anne Sofie von Otter – en ce sens l’abrègement de l’air n’est pas dommage, et le tempo semble étrangement pressé.

Symptôme parmi d’autres d’une composition exubérante mais qui par défaut de distance, de dessein, déséquilibre le caractère ambigu de Serse. Car on est loin ici de l’inquiétante noblesse du pathologique qui mettait la dernière touche au portrait de Carolyn Watkinson. Mais doit-on faire grief à Franco Fagioli de faire le show ? Plutôt que de songer au tempérament et à l’emphase du ténor qui à Rouen charmait Emma Bovary par son « admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador », retenons la générosité d’un chant dont les fragilités s’entendent néanmoins : il est bien acide, cet aigu dans le duetto avec Amastre, et la projection vantée de cette voix montre des vacillements curieux. 




On avait laissé Vivica Genaux à Beaune cet été dans un récital enthousiasmant où son sens du risque triomphait dans des airs de Hasse. On la retrouve avec sa redingote « peau de serpent », mais d’abord son coloris entêtant, son intelligence de cette langue, son feu altier : peu d’artistes ont comme elle ce sens parfaitement maîtrisé du pathétique, et elle n’aura pas reçu en vain le Prix Haendel de Halle en 2017. La véhémence de « Si, la voglio e l’otterò » est supérieurement portée et prononcée, mais la succession de déplorations dans ce rôle déploie avec elle les faces jamais répétitives de la gravité et de la mélancolie.

La beauté éloquente de l’italien, c’est aussi, et plus encore, l’avantage du soprano si exact et clair de Francesca Aspromonte. On peut toujours désirer dans la coquette intrigante qu’est Atalanta plus de fruité dans la voix, mais guère plus de soutien, de délié, de subtilité également répandue dans le récitatif (rencontre avec Serse au II, scène au début du III) et dans les airs. Une jeune artiste déjà complète. Jeune aussi dans la carrière, Andreas Wolf avait gravé le rôle bouffe d’Elviro dans l’intégrale dirigée par Christian Curnyn ; le voici en roi Ariodate : timbre noir, voix éclatante, vocalisation standard – elle gagnerait à être plus articulée, sauf si l’intention était de souligner la suffisance du personnage. 




Et Romilda, enfin. La créatrice, Elisabeth Duparc, serait aussi celle de Sémélé, mais le rôle est parfois distribué à des voix trop légères (liste sur demande). C’est le contraire avec Inga Kalna, au timbre si individuel, à la fois brillant et très charnel, qui a Vitellia ou Elvira d’Ernani à son répertoire. Mais elle pourrait donner des leçons de technique et de style à tout le monde sur le plateau. Le raffinement et la tenue de ce trille, même diminuendo ! Cette mezza voce ! À son sentiment du galbe, extraordinaire, s’unit une rare imagination dynamique, car jamais ce chant, nuancé sans narcissisme, ne s’installe dans l’uniformité. Naguère Inga Kalna enflammait l’Opéra de Riga en donnant en concert un « Crude furie » d’anthologie, ou bien étincelait en Armida de Rinaldo ; aujourd’hui elle ravit par son art de plier la puissance de sa voix à la poésie de Romilda, à son érotisme particulier, dès ses premières phrases hors scène. Les équivoques, les esquives de la princesse face au roi sont bien incarnées, non moins sa dignité et son esprit aimant : magnifique succession de « Val più contento core » et « Chi cede al furore », où la domination technique se fond complètement dans la pertinence de l’expression. Au III, le duo si dramatique avec Vivica Genaux (« Troppo oltraggi ») trouve les deux artistes au même niveau musical et spirituel. Et osons dire qu’après le numéro démonstratif de Serse dans l’air des Furies, l’andante faussement simple, élégant, sensible, par lequel Inga Kalna mène au chœur final (« Caro voi siete all’ alma ») achève de montrer ce qu’est une grande interprète de Handel.