vendredi 22 août 2014

L’armure et la vague





Weber, Oberon (extraits) 
Huon de Bordeaux : Jess Thomas, ténor
Rezia : Ingrid Bjoner, soprano
Fatime : Hetty Plümacher, mezzo
Sherasmin : Herbert Brauner, baryton
La Néréide : Erika Köth, soprano
Orchestre symphonique de Bamberg
Direction : Wilhelm Schüchter
Enregistré en 1962 pour Eurodisc
1 CD Sony-BMG (2008)

1) Ouverture ; 2) Air de Huon : « Von Jugendkampf » ; 3) Ariette de Fatime : « Arabiens einsam’ Kind » ; 4) Quatuor : « Über die blauen Wogen » ; 5) Chant de la Néréide : « O wie wogt es sich schon » ; 6) Scène et air de Rezia : « Ozean, du Ungeheuer ! » ; 7) Prière de Huon : « Vater ! Hör mich flehn zu dir ! » ; 8) Air de Fatime : « Arabien, mein Heimatland » ; 9) Duo Sherasmin-Fatime : « An den Ufern der Garonne » ; 10) Marche.


Avec son ultime Oberon, Weber a écrit un opéra anglais. La fortune de l’œuvre fut cependant en traduction allemande, comme l’indique la discographie, et ce n’est que depuis peu d’années qu’on dispose d’une intégrale conforme à l’original, sous la direction de Gardiner, avec en tête de distribution un Jonas Kaufmann qui prouve qu’on peut faire partie des gens de maintenant mais être cependant légendaire. La conception même de l’œuvre, dans laquelle la musique n’apparaît qu’à des moments strictement limités de la pièce parlée, la rend difficilement viable à la scène. Juxtaposés, les numéros musicaux perdent logique et sens. Les exécutions en concert confient parfois les liaisons à un narrateur, comme c’était le cas lors des concerts de Gardiner à l’origine de la version Philips.

Opéra fâcheusement discontinu, Oberon fait pourtant entendre le plus grand Weber, à un haut degré de charme dans son caractère mêlé. C’était déjà le cas du poème de Christoph Martin Wieland, Oberon (1780), à la source du livret, et qui déjà avait croisé un ancien roman de chevalerie français, Huon de Bordeaux, avec Le Songe d’une nuit d’été. Wieland, qui joua un rôle essentiel dans la genèse de l’opéra allemand en composant le livret de l’Alceste de Schweitzer, créé à Weimar en 1773, est un bon témoin de la richesse littéraire des Lumières allemandes. Mme de Staël a opposé la prose de ses romans philosophiques à ses narrations en vers :

« Le sérieux et la gaieté sont l’un et l’autre trop prononcés dans les romans de Wieland pour être réunis […]. Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante plaisanterie, la vérité l’attache trop, il veut savoir et expliquer ce que les choses sont ; et lors même qu’il adopte des opinions condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit allemand ; ils donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères […]. »

Pour Oberon au contraire, c’est la poésie propre à Wieland qui frappe la grande Germaine : « La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec beaucoup de grâce et d’originalité. […] Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui. »



Plus grand est chez Weber le génie de l’alliage. Cette musique profondément allemande dans l’esprit est aussi pénétrée d’italianisme, et séduit par un sens mélodique et par une pulsation également exceptionnels. Avec Huon et Rezia, Weber a créé des personnages débiteurs de Mozart (le quatuor de l’embarquement cite notablement celui de L’Enlèvemet au sérail) ou de la bravoure italienne (l’air héroïque de Huon est hors de portée pour un wagnérien ordinaire), mais également emblématiques de l’esprit du romantisme allemand. La grande scène de Rezia respire un sens hymnique, cosmique, de la nature qui tient au lied en amont et à Wagner en aval, et quant à la prière de Huon, elle exhale au-dessus des violoncelles un pur sentiment de dévotion dont on trouverait en vain un équivalent aussi pénétrant chez les Italiens. Auprès d’elle, du reste, la Prière de Rienzi paraît pour ce qu’elle est : un air déclamatoire dont le lyrisme est perceptiblement sollicité.

Plutôt célébrer la scène des deux Néréides (ordinairement confiées à la même soprane) et sa pure poésie de l’espace, toute cordes et cors lointains, dans un bercement impalpable, radieusement triste – paysage de nostalgie, plus suggestif que n’importe quelle marine peinte. Et que dire de l’Ouverture, formée comme dans Le Freischütz d’éléments de l’opéra ordonnés avec une science et une liberté si personnelles ? Musique d’air et de feu, de féerie, d’ivresse reine, par la couleur, les textures, le mouvement : poésie vitale. « C’est un météore » : la formule est de Choron, citée par Berlioz quand il s’enthousiasme pour ce « fantastique adagio où tout respire le calme et le silence » comme pour « cette péroraison foudroyante », « cet imprévu dans les formes », « cette soudaineté de mouvements », « cette grâce mélodique irrésistible » de l’Ouverture. Berlioz souligne aussi « cette inspiration d’instrumentation, qui fait de l’orchestre de Weber un orchestre à part, s’éloignant presque autant de l’orchestre de Beethoven que de celui de Rossini », et « cette originalité du coloris qu’on a longtemps qualifiée d’absurdité et de barbarie, mais qui aujourd’hui [1835] fait l’admiration de tous les musiciens de l’Europe »… comme elle fera celle de Stravinski.

La mode, en Allemagne comme ailleurs, est à la résurrection discographique, et depuis plusieurs années on voit reparaître en CD, souvent avec la couverture d’origine, des opéras gravés par extraits après la guerre, en un temps où l’enregistrement intégral n’allait pas de soi. EMI avait commencé avec une série d’opéras en allemand enregistrée à Berlin pour Electrola, où l’on rencontre le plus souvent Rudolf Schock, Erika Köth, Gottlob Frick et le chef Wilhelm Schüchter. Polydor a suivi avec ses propres crus, où Verdi est confié à Konya, Malaniuk, Wächter ou Hillebrecht. Sony a suivi en republiant des « sélections » publiées par le label Eurodisc, créé au début des années 60.

Leur producteur était Fritz Ganss, qui avait présidé au même type de disques pour Electrola, et qui s’attira d’anciens collaborateurs de l’époque berlinoise, Schock et Köth au premier chef, et le chef Wilhelm Schüchter que l’on retrouve ici à la tête de l’Orchestre de Bamberg. Deux des chanteurs de ces extraits d’Oberon avaient tenu leur rôle en décembre 1961 sur la scène de l’Opéra de Stuttgart : Jess Thomas et Hetty Plümacher. Peut-être était-ce l’origine du projet. Mais l’intérêt majeur de cette sélection, qui présente les extraits dans un ordre différent de celui de la partition, consiste dans les participations d’Ingrid Bjoner ou d’Erika Köth mais non moins dans la direction de Schüchter.




Car il y a là de quoi battre en brèche l’image convenue d’un chef secondaire qui s’attache à Wilhelm Schüchter, et qui jusqu’à une date récente (en France au moins) collait à Joseph Keilberth. Car non seulement Schüchter fait entendre ce que c’est que de soutenir les chanteurs, mais sa manière va bien à Weber. On ne trouvera pas la splendeur poétique de l’orchestre dirigé par Rafael Kubelik dans l’intégrale Deutsche Grammophon, et pourtant dès l’Ouverture, naturel dans la conduite du discours, franchise, netteté dynamique. L’esprit est assez voisin du Freischütz de Keilberth pour Electrola justement : humble, exact, d’un équilibre théâtral qui produit l’évidence. On aura certes entendu sonorités plus magiques qu’à Bamberg (les bois sont beaux cependant), mais cette bonhomie sans affectation, attentive aux accents rythmiques comme à l’élégance, va bien à la musique de Weber, et le tout reste tenu par un chef qu’on sent de plain-pied avec ce répertoire. Sentiment confirmé dans tout le disque.

En Huon de Bordeaux, Jess Thomas n’est pas sans reproche. Les vocalises héroïques de l’air d’entrée ne sont pas une langue qu’il a apprise : plus de raideur que de souplesse. Toute l’ascendance italianisante du rôle le trouve mal à l’aise, et l’émission de l’aigu sent constamment l’effort. Le chant reste très sérieux mais aussi corseté, d’une sensibilité très relative. On voit bien l’armure, mais le chevalier ? Par comparaison, Siegfried Jerusalem (dans l’air « Von Jugend » qu’il a gravé pour son récital de 1979 chez Eurodisc) est incomparablement plus vivant et intéressant, même si la voix est moins concentrée. Jess Thomas est évidemment plus à son affaire dans la Prière, où l’on entend les qualités de son Lohengrin, mais là encore la liberté expressive reste courte.

Hetty Plümacher, troupière s’il en fut alors, fait bénéficier Fatime de son timbre très coloré et de sa netteté de diction, mais les fioritures restent laborieuses et le ton assez prosaïque. Cela reste honorable, sans guère de fantaisie, avec de la présence, mais aimablement provincial, moins cependant que le Sherasmin incertain de Herbert Brauer, qu’on ne croirait jamais né sur les bords de la Garonne ni sur ceux du Neckar.
     
On regrette de ne pas entendre l’air de Rezia « Traure, mein Herz » car de son vaste monologue devant la mer Ingrid Bjoner offre une interprétation magnifique. Cette grande scène (récitatif et air aux séquences variées) est une des plus redoutables du répertoire de soprano, caractérisée qu’elle est par des traits ordinairement divergents. Il y faut de l’ampleur, une déclamation noble, mais aussi de l’ardeur, de la vulnérabilité aux sensations quand il s’agit d’évoquer le spectacle de la nature, et enfin de la jeunesse, de la souplesse, et un peu de virtuosité (trille, vocalise). Dans la discographie du numéro de L’Avant-Scène Opéra consacré à Oberon, André Tubeuf a merveilleusement parlé de cette esthétique si particulière, exemplaire du premier romantisme allemand, dans laquelle la puissance visionnaire s’accompagne de frémissement et même de légèreté. Nul doute que Bjoner, quelques mois avant sa performance dans l’Impératrice de La Femme sans ombre pour la réouverture du Nationaltheater de Munich (novembre 1963), reste un peu trop placide, trop peu mobile dans la partie rapide, dont elle n’a pas exactement la « soudaineté de mouvements ». Mais cette voix large, majestueuse, reste – et c’est très remarquable – juvénile, ronde, dépourvue de dureté (« O Wonne ! », « Die Rettung, sie naht »), et on sent en elle une réelle sensibilité, avec de la hauteur mais aussi de la délicatesse (« Denn für mich erstehst du nicht »), autant que le souci de nuancer l’expression, et même de s’appliquer au trille (« Die Winde lispeln leis »).

Plus tard, il n’en ira plus de même, et la Rezia complète de Bjoner, conservée dans un concert romain de 1973 (publié par Ponto en complément du Freischütz de Sawallisch la même année), fera entendre une voix alourdie de partout, on dirait presque impotente. Mais dans ces extraits en studio, elle ne fait paraître que plus malencontreuse la Rezia de Birgit Nilsson, coupante, comminatoire, quasiment hors de propos (version Kubelik, DG). Elle me semble aussi plus convaincante que Leonie Rysanek dans l’enregistrement radio de 1953 dirigé par Keilberth (intégrale chez Walhall, extraits dans un coffret Rysanek chez Gala), s’il est vrai que Rysanek, plus imaginative, est aussi moins radieuse, plus gênée par l’écriture de Weber et d’abord par la tessiture de la grande scène.




Et puis… et puis… il y a ErikaKöth, pour quatre minutes de la Néréide. « Même les petites choses peuvent nous ravir ». Moins onirique, moins diaphane qu’Arleen Auger chez Kubelik, plus incarnée et présente, avec une ligne moins étale et une voix qui vibre plus, Köth possède deux atouts maîtres : la clarté de la langue, qui profite aux dégradés du texte musical, et surtout ce sentiment de mélancolie qu’elle savait faire entendre. Enfin une Néréide qui ne soit pas une sirène presque abstraite, mais qui parle, qui évoque, qui ouvre des lointains et fait descendre le crépuscule. Ses dernières mesures (à 3’) sont magiques, non par évanescence, mais par la qualité du modelé et d’une expression admirablement pénétrante.


                     Gesang
(der Meermädchen innerhalb der Scene.)

Erstes Meermädchen.
O ! wie wogt es sich schön auf der Fluth,
Wenn die müde Welle im Schlummer ruht,
Leise verschwand der letzte Sonnenschein,
Und sich die Sterne dort hoch oben reih’n,
Und sich der Nachthauch hebt so sanft und mild,
Düfte entathmend aus fernem Gefild.
O ! wie woget und singt es sich hold,
Trocknend der nassen Locken Gold.

Zweites Meermädchen.
O ! wie schwimmt sich’s so schön auf der Fluth,
Wenn nichts als wir an der Brust ihr ruht,
Der Wächter lehnet im Dämmerungschein
Über dem Thurm, den die Zeit stürzt ein,
Bekreuzet sich, brummt ein fromes Gebet
Und horcht auf das Lüftchen das zauberisch weht.
O ! wie schwimmt sich’s und fingt sich’s so hold,
Trocknend indeß der Locken Gold.

Première Néréide.
Oh, qu’il est bon de voguer sur les flots,
Quand la vague lassée glisse dans le sommeil !
Sans bruit s’est éteinte la dernière lueur du soleil,
Et tout là-haut s’ordonnent les étoiles,
Et le souffle de la nuit se lève si suave,
Exhalant les parfums de champs lointains ! –
Oh, quel délice de voguer, de chanter,
En séchant l’or de nos boucles humides !

Seconde Néréide.
Oh, qu’il est bon de nager sur les eaux,
Quand rien d’autre que nous ne glisse sur leur sein !
Dans la lueur du crépuscule, le garde se penche
Par-dessus la tour que le temps détruit,
Fait un signe de croix, murmure une prière,
Puis écoute la brise et sa caresse magique.
Oh, quel délice de nager, de chanter,
Tout en séchant nos cheveux d’or !


vendredi 15 août 2014

L’Été




Dans la carrière de Joseph Haydn, l’oratorio des Saisons (Die Jahreszeiten), créé à Vienne en avril 1801, entretient avec celui, antérieur, de La Création (Die Schöpfung) certaines analogies, qui mettent en question les rapports du sacré et du profane. Les deux oratorios ont un même librettiste, Gottfried van Swieten, qui avait en projet une trilogie dont l’oratorio ultime aurait été un Jugement dernier ; c’est lui qui avait collaboré avec Mozart pour adapter en allemand des oratorios de Haendel, Le Messie en particulier. Si La Création, construite sur une paraphrase attendue de la Genèse, célèbre la gloire du Créateur en alternant narration des origines et louanges exaltées, la dernière partie, dévolue à Adam et Éve, s’arrête juste au moment où l’histoire allait devenir intéressante, en tout cas dramatique : le couple heureux ne connaît pas encore la tierce pomme. Un oratorio comme La Chute d’Adam (La Caduta di Adamo) de Baldassare Galuppi recadre au contraire le sujet en terre catholique et romaine, pour en faire une méditation édifiante sur le péché et la pénitence, régie par l’Ange de Justice à ma droite (avec son glaive ondulé) et à ma gauche par l’Ange de Miséricorde (sourire de rose et charme de Susanna Rigacci dans l’enregistrement Erato). Mais l’oratorio de Haydn a beau évoquer – nécessairement – la création de l’Homme, l’humanité adamique en est absente de fait, car hors sujet.

Le titre de La Création (sans complément du nom) le dit bien : le sujet, c’est la plénitude du monde créé, ou plutôt le geste créateur, celui de « l’Auteur de la Création », avec lequel l’art du musicien entre en émulation, dès le Chaos initial où s’ordonnent la matière, l’espace, le temps. C’est aussi parce que l’idéologie de La Création procède de la culture catholique (les solistes sont trois anges, la basse occupant une position particulière d’autorité tandis que la soprane et le ténor font plus dans le lyrisme radieux), mais aussi parce que cette idéologie est ouvertement compatible avec un sentiment religieux éclairé et comme indemne d’angoisse métaphysique : profession de foi rassurante en somme, accordée à l’esprit de la monarchie austro-hongroise d’alors, et étrangère au dolorisme comme à l’hédonisme de l’oratorio italien primitif, où le discours musical doit dresser à l’auditeur un miroir de réflexion, comme une peinture baroque appelle le spectateur à entrer en méditation avec le visible et l’invisible.

D’un certain point de vue, La Création échappe aussi au progrès d’une Histoire : des événements s’enchaînent certes, du premier au septième jour, mais le processus de création n’est guère compris autrement que comme la manifestation d’une Présence déjà là, comme la révélation d’une Parole où se confondent la puissance et l’acte. « Und eine neue Welt entspringt auf Gottes Wort » : un monde nouveau surgit aussitôt que Dieu parle, docilement. « Il suffit, j’ai parlé, tout a changé de face », comme dira Agrippine chez Racine, sauf qu’ici c’est véritablement le cas… et qu’il s’agit moins d’une modification que d’une condition. Logiquement, l’oratorio de Haydn se déploie autant comme une galerie de tableaux – où la nature se confond avec la merveille – que comme un récit ; sa logique est itérative puisque chaque corps créé renvoie à la toute-puissance de son créateur, et le discours multiplie lui-même les figures de la répétition, dans le texte (« Und Gott sprach… ») mais aussi dans la ponctuation des célébrations chorales, au risque d’une indifférenciation des moments, mais cette homogénéité participe en profondeur du message idéologique de cette œuvre à mi-chemin entre l’encyclopédie et la litanie.

Placées en regard, Les Saisons peuvent paraître plus pittoresques, plus attachées à faire s’épanouir les ressources descriptives de la musique (bucolisme et météorologie aidant), plus profanes aussi avec des solistes plus caractérisés (Hanne la paysanne et son amoureux Lukas, et la basse Simon, qui profile un paysan bonhomme et néanmoins catégorique). Point d’allégories ni de créatures supraterrestres. Ce qui l’emporte, c’est la présence sensible du monde naturel dans lequel s’inscrit une communauté humaine. L’accent mis dans le livret sur l’activité de l’homme possesseur de la nature (Fleiß, Tätigkeit) indique assez que l’oratorio est ici au service d’une morale laïcisée, sinon embourgeoisée. Et cependant cet oratorio repose sur des ambivalences qui élargissent le champ de ses significations et de sa poésie.




Dans Les Saisons – si on appréhende l’œuvre globalement – la densité du monde extérieur est soigneusement référée à une harmonie préétablie entre l’activité humaine et l’ordre physique dont le Créateur (« der Schöpfer », dans le texte) est le garant. De ce point de vue, la continuité avec La Création est notable. Frappante est ainsi la conclusion monumentale de tout l’oratorio : d’abord, un grand air moralisant de Simon, invitant l’homme aveuglé (« betörter Mensch ») à contempler dans la figure froide et sèche de l’hiver l’image même de la vie humaine – et pour le coup on serait dans la tradition du desengaño proliférant dans la prédication ou la poésie de l’âge baroque (cantates de Bach comprises), si Dieu, l’unique nécessaire, n’était opportunément remplacé par « la vertu, qui ne meurt jamais » : « nur Tugend bleibt »

Sitôt après se dresse un trio avec chœur qui fait basculer le séduisant catalogue des quatre saisons dans la vision eschatologique. De fait, les trompettes d’emblée représentent plus que les organes codifiés de la solennité triomphale. Car c’est la Jérusalem céleste qui surgit dans la gloire (« les portes du Ciel s’ouvrent, la montagne sacrée apparaît ») ou plutôt c’est une espèce de parousie sans terreur, organisée au prix d’une redéfinition de la rhétorique du livret : comme dans un catéchisme le chœur alors pose des questions auxquels répondent dogmatiquement les solistes, eux-mêmes institués (et désindividualisés) en porte-voix de la Vérité, comme l’étaient justement les anges de La Création. « Amen ». Fin. Et confirmation que le principe descriptif des Saisons répond à une visée philosophique et religieuse, dont le livret du baron Van Swieten, inspiré du poème moralisant de l’Anglais Thomson, ne fait pas mystère.

Dès la première partie (Le Printemps, comme de juste), la moralisation chrétienne intervient, mais de façon seconde. Le retour suave du printemps, quasiment érotisé dans le chœur « Komm, holder Lenz », fait place à l’action de grâces du paysan : place au trio avec chœur propitiatoire « Sei uns gnädig, milder Himmel ! » (Bittgesang). À ce stade pourtant, la présence de Dieu est bornée à la mention du Ciel, entre météorologie et apologie, et tout se passe alors comme si un Deo gratias devait se masquer en tableau rustique, où la récolte est espérée « des mains de la Nature » (autre figure de substitution). Mais le plus remarquable réside dans la vaste composition du n° 8 de la partition, noté « Freudelied », et qui dure une dizaine de minutes. La soprane et le ténor, euphoriques et frémissants, commencent par désigner les éléments du paysage (prairies, fleurs, oiseaux, etc.), et pour inviter garçons et filles à en jouir : là resurgit, en pleine terre, la tradition pastorale d’une campagne semblable à un jardin, aménagée pour le plaisir des humains, mais avec un accent particulier sur l’énergie vitale de la nature.

Éveil du printemps, en quelque sorte : les relances litaniques du texte (« Seht… ! », « Alles… »), renforcées par le jeu des rimes ou des homéotéleutes,  rythment et dynamisent cette effervescence avec une énergie particulièrement physique : « Alles lebet, / Alles schwebet, / Alles reget sich » (« Tout vit, tout vole, tout se remue »). Plus on avance, et plus la musique semble portée jusqu’au bord d’une ivresse panthéiste, répandue dans tout le corps sonore des exécutants – mais c’est justement à ce point que le librettiste endigue le débordement en mettant dans la bouche grave de Simon un rappel à l’ordre in extremis : « Ce que vous sentez, ce qui vous excite, c’est le souffle du Créateur » (« Was ihr fühlet, / Was euch reizet, / ist des Schöpfers Hauch »). Après cette reprise en main doctrinale, la séquence se réoriente bonnement en Gloria, avec péroraison, fuguée bien sûr.




Ainsi, ce Printemps met d’emblée au jour la conjugaison profonde, dans ces évocations du monde naturel, entre exaltation sensitive et discours théologique. Ce qui était simultané et réversible dans La Création peut être ici disjoint, et l’est objectivement, de sorte que les résonances métaphysiques des Saisons peuvent se trouver aussi bien assénées que diluées ou estompées, selon le moment considéré. Là réside, il me semble, une instabilité féconde dans le déploiement rhétorique et musical de cet oratorio, et j’y verrais volontiers un équivalent dans le nom des « personnages », à la fois noms populaires, rustiques, et noms évangéliques (Anne, Luc, Simon), et de fait ces trois solistes se font bien souvent célébrants, pour ne pas dire médiateurs, et cela vaut également pour le visage changeant de la soprane et du ténor, intermittents de l’amour pastoral.

Cette indécision a cependant d’autres aspects : par exemple, une vaporisation de la ligne narrative au profit de tableaux contigus et vivifiés par une dramaturgie propre. Car le dynamisme inhérent au cours des Saisons, lancé par l’introduction formidable du Printemps, a pour sœur l’immobilité, la stase où se rejoignent coagulation du tableau, développement de la musique et suspension méditative. Le mouvement du temps est ici plus présent que dans La Création, favorisé par divers facteurs de dramatisation, et pourtant la temporalité des Saisons demeure celle du cycle indéfini, d’un présent inépuisable où advient sans heurt la vision d’éternité finale.

Autre ambivalence : le style musical n’est spécifiquement descriptif ou pittoresque que par moments, ou du moins il ne se borne pas à un régime unifié d’illustration. Bien sûr il n’est pas question de nier que fleurit ici la Tonmalerei, « peinture sonore » dont les racines sont du côté de Vivaldi peut-être mais plus sûrement du côté de l’opéra français avec ses bergeries, ses cors de chasse, ses ruisseaux, ses tempêtes et ses soleils levants (Rameau bien sûr) – L’Été aura son orage, et ses ombrages frais où viennent bruire l’abeille et la source, et L’Automne enchaînera la chasse aux vendanges. Pourtant les effets proprement imitatifs sont souvent bornés aux récitatifs ou aux fresques chorales, et il est permis d’admirer tout autant la finesse des phénomènes de symbolisation ou même d’abstraction à l’œuvre dans le discours musical.

Car comment, par exemple, peindre la canicule de façon reconnaissable ? Le texte proféré (par les solistes au premier chef) est déterminant dans la constitution du sens, et réciproquement sa force de désignation se nourrit à la source musicale. Rien que de très classique, en somme. Mais on sait que Haydn eut à se plaindre des prétentions du librettiste à décider de la conception imitative de la musique. C’est peut-être, au fond, parce que le dessein de Haydn n’est pas simplement de produire des images mimétiques de la nature, mais d’abord d’activer chez l’auditeur des sensations associées à des idées morales. Moral assurément, l’oratorio des Saisons entrelace plus intimement encore l’explication et la sensation.

Dans La Création la logique narrative était évidemment subordonnée à la force impérative, performative, de la parole de Dieu ; mais dans Les Saisons cette énergie ne joue plus verticalement, pour ainsi dire, du ciel vers la terre, mais horizontalement. Car désormais prévaut une logique de représentation, au sens premier du terme, c’est-à-dire non seulement d’une figuration pittoresque formant des tableaux dans l’imagination (c’est le principe de la Tonmalerei), mais plus profondément d’une actualisation hic et nunc, sans truchement divin. Seht, höret, jetzt, nun, etc. : autant d’appels à voir, à écouter, à voir et à écouter maintenant, tout de suite, comme si on y était. Sans doute la musique de Haydn rend d’autant plus présent aux sens et à l’imagination ce qui est évoqué par le texte, mais par sa puissance de stylisation formelle, par son épaisseur esthétique, elle met aussi à distance les objets représentés. Le monde représenté dans Les Saisons s’ouvre dans cette tension entre rapprochement et recul, entre l’évidence picturale et l’énigme propre au langage musical. 




Des quatre saisons de Haydn, c’est peut-être L’Été qui se donne à entendre comme profondeur et diversité particulières, alors même que c’est celle des quatre parties la plus clairement inscrite dans une durée jalonnée et ordonnée : de l’aube jusqu’au soir, en passant par le lever du soleil, le midi terrassant, l’après-midi sous les ombrages, l’orage en fin de journée. Or, malgré ce découpage parfaitement clair, cet Été présente les formes les plus continues et évolutives de tout l’oratorio, d’où un admirable débord du cloisonnement textuel et chronologique : là où le livret juxtapose et isole, souvent la musique embrasse pour étendre. Alors que La Création mettait en relief un lever du soleil comme moment solennel, éclatant mais bref, juxtaposé par contraste au glissement vaporeux de la lune (air n° 22 pour ténor), alors que la trilogie plus ancienne des symphonies n° 6 à 8 (Le Matin, Le Midi, Le Soir) découpe des segments caractéristiques et bien délimités, Haydn réussit dans ses Saisons à étendre le moment clos en sentiment profond de la durée, par un continuum évolutif qui compense les découpures coutumières de la forme musicale. Ainsi s’impose un temps élargi, qui par exemple empêche de dissocier la succession des numéros depuis l’introduction de L’Été jusqu’à la fin du grand trio avec chœur, unifiés thématiquement par la peinture du matin certes, mais entre lesquels la musique organise une fluctuation nécessaire. Du matin au soir, du silence au silence.

Commencée dans une lente sortie de l’inertie nocturne, cette seconde partie s’achève en diminuendo avec la cloche du soir, retour à l’endormissement après que le fracas de l’orage a porté l’œuvre à son comble d’énergie. C’est dire aussi que, plus que dans les autres parties, la musique se développe entre deux pôles extrêmes : l’éclat moteur de la nature (soleil ou orage) et l’engourdissement, la densification et l’évanescence. D’autre part, L’Été est symétrique de L’Hiver, non seulement par la place qu’ils ménagent à l’accablement du corps (par la chaleur ou par le froid) mais par l’inscription de la mort au cœur de l’été, et par une intensité mystérieuse de la musique, absente des autres parties, lesquelles sont plus strictement dépendantes de la célébration vitale de l’activité des hommes.

Si j’aime tant cet Été, c’est également à cause d’une expérience ancienne. Je venais d’acquérir la version enregistrée à Lausanne par Armin Jordan (Erato), que Rémy Stricker avait diffusée un soir d’hiver à la radio à l’occasion de sa parution (c’était vers 1982). Un matin de juillet, au réveil, j’avais mis sur la platine le début de L’Été, l’introduction orchestrale que suit le récitatif chanté par Éric Tappy, et alors seulement j’ouvris la fenêtre et levai les stores, pour me trouver, dans l’air vif, devant une mer de brouillard montée de la vallée, mais où le soleil déjà se réverbérait, éblouissant. C’était une splendeur presque intimidante malgré cette lumière voilée, mais qu’on inhalait dans l’air du matin. Pendant ce temps, sur la platine, le coq avait chanté, le cor du matin avait résonné, et la voix d’Edda Moser, comme émergeant des tréfonds du temps, faisait se lever lentement un soleil : « Sie steigt herauf… die Sonne… sie steigt… sie naht… sie kommt… sie strahlt… sie scheint ». Bientôt (« Heil ! o Sonne, heil !… Dir jauchzet die Natur ») la cérémonie solaire, presque païenne, la faisait vocaliser dans une exaltation quasiment érotique, pour mieux marier ensuite, dans l’air de soprano, sérénité et sensualité à l’ombre des arbres. Pourtant rien ne m’a frappé alors comme cette émergence progressive du soleil levant, répondant à celle de l’aube dans les voiles de la nuit, qu’inaugure la voix du ténor.




Aujourd’hui, faute de pouvoir écouter encore la version Jordan (mais peut-être ne serait-elle pas à la hauteur du souvenir), et assez déçu aussi bien par les disques de Kubelik (live de 1972, Orfeo) que par ceux tout récents d’Harnoncourt (qui pousse loin l’art de la vitrification), j’écoute l’enregistrement incomparable de Fricsay, non pas le premier pour DG (avec Elfriede Trötschel, Walther Ludwig et déjà Josef Greidl) mais le second (même orchestre et même chœur), qui est en réalité la prise sur le vif d’un concert à la Jesus-Christus-Kirche de Berlin le 11 novembre 1961, quelques mois avant son dernier concert (la maladie devait l’emporter en février 1963). De diffusion assez limitée au temps du disque noir, cette version a été rééditée en 2003 dans le coffret Ferenc Fricsay : a life in music (DG, coll. « Original Masters », suppr.) mais elle se retrouvera dans la réédition en cours de l’intégralité des enregistrements DG du chef hongrois. Celui-ci respire avec cette musique comme bien peu le font, les phrasés de l’orchestre sont d’une plasticité qui fascine, invention coulant sans bruit, sans l’ombre d’une affectation. La liberté agogique est souveraine : la danse paysanne de L’Automne est un chef-d’œuvre en soi, mais la résorption de l’orage est inouïe. La science sensible des transitions, cette intelligence aiguë des gradations dans la continuité captivent, avec un pouvoir de suggestion poétique – au bord de l’onirisme – qui ne diminue ni la tenue du discours ni la légèreté de la texture orchestrale.

Le chœur cependant (celui de la cathédrale Ste Hedwige de Berlin) n’assure pas toujours cohésion ou justesse, mais il dégage une vibration vitale, indemne de l’enthousiasme un peu pataud des amateurs de la version Dorati, et il ne trahit pas le caractère charnel de cette musique. Comme dans l’admirable version de la Passion selon saint Jean dirigée par Karl Forster (avec Grümmer et Wunderlich), voilà une collectivité qui chante avec tout le corps et l’intensité même de l’existence – et quel geste énigmatique dans le dernier accord du chœur initial du Printemps, audacieusement prolongé et diminué avec un effet de lointain qui compte parmi les nombreux coups de génie de Fricsay, attentif aux équivoques de cette musique tellement souple. Josef Greindl, plus paysan bourru que de raison, raboteux souvent, discordant aussi, impose néanmoins immédiateté et netteté de la langue, qualité partagée par une Maria Stader en état de grâce, audiblement portée par la tension du concert, mobile comme rarement (et audiblement joyeuse, ou grave, ou souriante), à la fois radieuse et mordante, stupéfiante dans la déclamation (là où Janowitz se coule dans son propre miel), et d’une ironie dans la ballade de l’Hiver dont on ne la croirait pas forcément capable. Mais le maître de L’Été, sans conteste, c’est Ernst Haefliger.  
    

DER SOMMER

n° 9 : Einleitung und Rezitativ
Die Einleitung stellt die Morgendämmerung dar.
L’Introduction représente l’aube.

LUKAS
In grauen Schleier rückt heran
das sanfte Morgenlicht,
mit lahmen Schritten weicht vor ihm
die träge Nacht zurück.
Zur düst’ren Höhlen flieht
der Leichenvögel blinde Schar ;
ihr dumpfer Klageton
beklemmt das bange Herz nicht mehr.

Dans ses voiles gris s’approche
la douce lumière du matin,
devant elle recule à pas traînants
la nuit languissante.
Vers ses sombres grottes s’enfuit
le peuple aveugle des oiseaux des morts ;
leur cri sourd et plaintif
n’oppresse plus le cœur anxieux.

SIMON
Des Tages Herold meldet sich,
mit scharfem Laute rufet er
zu neuer Tätigkeit
den ausgeruhten Landmann auf.

Le héraut du jour s’annonce,
sa clameur perçante appelle
à une activité nouvelle
le paysan au sortir du repos.


L’introduction de L’Été installe une poésie de la nuit mourante. L’orchestre de la RIAS-Berlin dirigé par Fricsay est tout mystère, suspension, ambiguïté, sans que le tempo s’enlise. La manière d’insinuer les bois dans les lignes des cordes rapproche ces mesures des musiques maçonniques de Mozart (Fricsay a au moins gravé l’Ode funèbre). Comparer ce début avec la version qu’en donne un autre chef hongrois et féru de Bartok, Antal Dorati, est révélateur ; car Dorati semble préférer des angles très découpés, avec des accents soulignés, sans recherche du clair-obscur dans lequel Fricsay déploie son orchestre comme un voile.




Avec l’entrée de Haefliger, la voix du ténor épouse une aura de mystère qui procède de ce climat initial. Voix mystérieuse, mais ultra-précise (intonation, dessin, rythme, mots). On retrouve une des qualités inestimables de cet artiste, avec des voyelles singulièrement rayonnantes (l’acoustique d’église favorise ce rayonnement) mais d’une lumière qui semble venir du dedans, sans que soit perdu le moelleux songeur du timbre. « Veillé-je ou si je dors ? » Haefliger ose aussi dans la profération du récitatif des effets expressifs, certes familiers aujourd’hui du style « baroqueux », mais qui ont dû peut-être sembler bien baroques dans le Berlin d’après-guerre : sur « träge Nacht », « Klageton », le ténor allonge la voyelle en éliminant le vibrato, et on n’est plus loin d’un procédé (presque un tic) fréquent par exemple chez Christoph Prégardien.

Mais le véritable événement de ce récitatif, c’est la façon dont soliste et chef s’installent dans l’épaisseur du moment malgré la brièveté objective de ces mesures, et par la vertu de la ligne et des durées. On est d’emblée au cœur d’un temps poétique, de cet admirable tremblement du temps de l’aube — aube, ou temps qui n’a plus de nom, promesse grise du matin mais présence attardée des oiseaux de la mort, puisque le style orné du poème de Van Swieten désigne les oiseaux de nuit par le mot Leichenvögel, littéralement « oiseaux des cadavres ». L’interprète Haefliger va justement très au-delà de la simple description, pour autant que sa maîtrise vocale sert audiblement une intelligence sensible et spirituelle du texte. Or, dans le texte du livret, l’aube reste exempte de valeurs allégoriques : elle n’est ni la métaphore de la présence divine comme dans Theodora de Haendel (air d’Irene « As with the rosy steps the morn ») ni l’image de la raison dissipant les ténèbres de l’imagination comme dans le duo à la fin de L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de Haendel. Mais le chant de Haefliger infuse subrepticement dans le tableau cette qualité contemplative et sourdement inquiète, ce sfumato si particulier que lui permettent son timbre, sa plasticité.

La suite (l’éveil du matin concrétisé par « le héraut du jour », qui prend le relais des oiseaux de nuit) est prise à un tempo très allant par Fricsay, qui allie fluidité et changement de caractère. Il faut dire que le contraste est vif entre le demi-rêve de Haefliger et la vibration rustique de Greindl, qui cède bientôt aux quelques mots de la soprane, une Maria Stader littéralement urgente, lumière et feu déjà, effaçant le sourire franc de la paysanne par le ton de la célébrante.

Après le chœur de célébration, retour à la voix du ténor pour un récitatif et cavatine voués à représenter la terre sous le soleil de midi, c’est-à-dire un accablement physique propice à l’introduction de la menace dans un tableau de plénitude. Ce n’est pas le serpent dans la bergerie, mais au moins, en plein soleil, le fantôme d’une vie écrasée.




N° 12 : Rezitativ
LUKAS
Die Mittagssonne brennet jetzt in voller Glut
und gießt durch die entwölkte Luft
ihr mächtiges Feu’r in Strömen hinab.
Ob den gesengten Flächen schwebt
in nieder’m Qualm ein blendend Meer
von Licht und Widerschein.

Le soleil de midi brûle maintenant de sa pleine ardeur
et déverse à travers le ciel sans nuages
les flots d’un feu puissant.
Sur les étendues consumées flotte,
fumeuse, une mer aveuglante
de lumière et de reflets.

N° 13 : Kavatine
LUKAS
Dem Druck erliegt die Natur.
Welke Blumen, dürre Wiesen,
trockne Quellen, alles zeigt der Hitze Wut,
und kraftlos schmachten Mensch und Tier
am Boden hingestreckt.

À ce poids la nature succombe.
Fleurs fanées, prairies desséchées,
sources taries, tout signale la fureur des chaleurs,
et privés de force, bêtes et hommes languissent,
étendus sur le sol.

Cet air, ce récitatif concentrent à mon sens la poésie la plus secrète du Haydn des oratorios. La torpeur de la campagne accablée par la chaleur s’accompagne dans le livret des images du feu (c’est attendu) et d’une extinction des forces vitales qui rend à la suprématie du soleil sa puissance de mort. Ce soleil-là n’est pas une allégorie avenante de la divinité. La musique approfondit ces impressions en hésitant continûment entre le sentiment oppressant de tension et la suspension jouissive. L’accablement (le poids, premier mot de l’air) s’exprime par la légèreté et la raréfaction de la matière musicale. Les vers de Van Swieten poétisent d’abord l’évocation de la chaleur, assimilée à une vapeur épaisse aussi bien qu’à une mer : l’air brûlant où se consume la terre se densifie lui-même en paysage prodigieux, qui fait écho à l’aube vaporeuse du début. Mais ce que chante le ténor dans la cavatine, de façon si suave, si enveloppante, c’est une disparition virtuelle. Le soleil vient d’être chanté comme source de vie, le voici qui installe le monde, les êtres, aux portes de la mort.

Le récitatif de Haefliger saisit sans bruit, d’entrée, par sa gravité : concentration du chant, noblesse d’un verbe exact. Sur les mots « in Strömen hinab », la voix paraît vaciller, pâlir, comme sous l’effet d’un effroi silencieux. Si le librettiste n’a pas songé ici aux plaies de l’Égypte, le ténor d’oratorio qu’était Haefliger semble en respirer, fugacement, le souvenir. Alors l’orchestre entame l’ondoiement des cordes, lent jusqu’à l’immobilité, destiné à évoquer l’empire des chaleurs, et tellement plus évocateur que les flux spectaculaires de La Création ; mais c’est surtout le glissement voluptueux dans l’étrangeté qui s’impose à l’esprit, à la fois immergé dans cette mer qui n’a pas de nom et contemplant l’étendue du pays imaginaire. Extension encore, à quoi participe la fusion de la parole récitative et de la phrase lyrique.  

L’introduction de la cavatine prouverait à elle seule le génie musical de Fricsay, qui crée le temps arrêté du recueillement, assouplissant la phrase, élargissant là encore le sentiment de la durée sans sacrifier la pulsation, ou plutôt la respiration de la musique, pour ce partage de midi avec le soliste. Chez Fricsay demeure le soin d’une phrase détaillée et pourtant vaporeuse, avec un rythme et des syncopes nets mais non anguleux : c’est une douceur ambiguë qui domine, un mystère de la pleine lumière, avec des allongements imperceptibles. Profondément sensitif, le style de Fricsay atteint une évidence très subtile en trouvant à la fois la vapeur et le poids.

Il y aurait d’ailleurs à dire sur la présence d’une « cavatine », qui n’est pas (ou plus) strictement cet arioso « creusé » dans le flux du récitatif, mais un air réputé bref, indemne en tout cas d’une forme da capo comme de la structure binaire (tempo modéré ou lent, puis conclusion sur un tempo vif) à laquelle se pliera l’air de Hanne juste après. La forme en un sens évasive de la cavatine était la plus à même de servir l’esprit de ce qui se chante et se dit, en l’occurrence ; sa temporalité convient à cette fiction d’un épuisement.

Haefliger, lui, produit un lyrisme qui tient simultanément de l’étendue (la longueur de souffle y aide) et de la rétention : l’interprète est présent dans ce qu’il dit mais semble s’effacer dans l’ardeur de la saison. Ses graves feutrés jouent l’effet de langueur au sens strict, de façon presque malsaine : c’est lui, le ténor enveloppant, le héraut de cette mort en puissance. C’est par lui que les mots les plus simples sont chargés d’un pouvoir de suggestion, d’un surcroît de sens énigmatique (kraftlos, Mensch und Tier) : comme si, ancré dans l’espace du présent, il pressentait aussi l’envers de ces choses. La cavatine finit, ou plutôt s’épuise dans une tenue, mimétique d’un accablement qu’elle résume : « am Boden hingestreckt ». Ce que réalise Haefliger à ce moment est à la fois une preuve de tenue vocale (son enflé et diminué sans effort, coloris crépusculaire, extinction longue d’un son qui semble refuser de mourir) et un événement spirituel. Au-delà de ce règne de la langueur s’entend une aspiration à quelque chose qui n’est pas dit, dans l’éternité blanche de l’été. La façon dont Fricsay et son chœur, en fin de partie, évoqueront le soir qui tombe ne sera pas moins poignante.



© Knut Talpa 2014. Tous droits réservés.
Crédit photographique (en tête) : Studio Occhiolino.

mercredi 13 août 2014

Quand Lucy rencontre Klytie




Martha Mödl s’est produite au Metropolitan Opera de New York pour la première fois en 1957 dans le rôle de Brünnhilde pour l’intégralité du Ring. Le livret, dans la scène finale du Crépuscule, prescrit un cheval, le fidèle Grane, et au Met il y avait un vrai cheval, nommé Moritz. 

« C’était un vieux de la vieille, vraisemblablement du même âge que la scénographie des Wagner du Metropolitan d’alors. L’avantage, c’est qu’il était très paisible. Il se laissait faire – simplement, quand il y avait des aigus, il remuait les oreilles, ça ne lui plaisait pas. […] 
La mise en scène ressemblait à une blague, déjà avec les costumes et les perruques. Par chance j’avais amené mes propres affaires, ce que j’avais porté dans les mises en scène de Wieland. Mais Windgassen a dû mettre tout ce qu’on lui avait préparé… Quand je l’ai vu la première fois costumé en “jeune Siegfried”, j’ai attrapé un fou rire. Il avait évidemment lair d'un homme fait, mais avec la perruque blonde à bouclettes et son truc en peau, on aurait dit un de ces cochons en massepain.
Ou l’entrée de Gutrune dans Le Crépuscule… Elle devait s’asseoir sur un énorme plateau et ensuite quatre ou cinq hommes le hissaient pour la porter – et c’était à l'époque une Marianne Schech très plantureuse. À hurler de rire ! »

Martha Mödl a également raconté qu’elle ne se sentait pas bien à New York, excepté sur la scène du Metropolitan :

« L’ancien Met avait lacoustique la plus merveilleuse qu’on puisse imaginer : même le piano le plus ténu s’entendait au dernier rang. Mais sinon, dans la ville, je me sentais comme sur une île déserte qui va sombrer dans les cinq minutes. Pourtant il fallait bien rester là dix à douze semaines. Parfois il se passait une semaine entière entre deux représentations. Alors je restais à mon hôtel, je ne sortais que pour faire des courses. […] J’avais une petite cuisine dans mon appartement, je me faisais à manger tous les jours. […] Sinon je restais devant la télévision. Je crois que je n’ai jamais de ma vie regardé autant de dessins animés. […] Il y avait des invitations à des parties, mais ces mondanités, à rester debout, j’ai toujours trouvé ça atroce. Surtout la mentalité américaine ne me convenait pas. Je préférais fréquenter mes collègues, en particulier Hermann Uhde et son épouse. »

Ces propos sont tirés du livre d’entretiens avec Martha Mödl publié par Thomas Voigt (So war mein Weg, Berlin, Parthas, 1998). Le journaliste s’étonne que le Met, après avoir distribué Mödl ensuite de 1958 à 1960 (Kundry, Isolde, une Walkyrie dirigée par Böhm), ne l’ait plus réinvitée à lépoque où elle chantait souvent Klytämnestra dans Elektra. Mödl objecte que New York disposait déjà pour le rôle d’une interprète de premier ordre en la personne de Regina Resnik. Toujours est-il qu’elle ne retourna plus chanter en Amérique, excepté une Elektra à Mexico (1970) et La Dame de pique à Buenos Aires (1986).




Et pourtant, grâce aux progrès de la Science, il est aujourd'hui possible d’affirmer, documents à l’appui, que Martha Mödl est non seulement revenue à New York dans les années 70, mais qu’elle sy est produite sous un pseudonyme, à Broadway, dans un spectacle transversal où Beverly Sills n’a pas dédaigné non plus un petit rôle (1). Un projet d’enregistrement, un temps caressé, ne s’est pas réalisé, sous le titre néanmoins postiche The Queer of Spades. Par une des ironies dont l’histoire du disque n’est pas avare, une photo du spectacle s’est quand même retrouvée sur la pochette d’un 45 tours :




Ce qui n’empêcha pas Martha Mödl de participer à la fondation de la ville américaine de Mahagonny. Mais c’était à Stuttgart en 1967, en compagnie de Gerhard Stolze et d’Anja Silja.





(1) Non, malgré les apparences, Birgit Nilsson ne participait pas à ce spectacle de Broadway :



mardi 12 août 2014

La petite guêpe rusée




Joseph Haydn, L’Infedeltà delusa
Sceaux, Théâtre des Gémeaux, 16 janvier 2009

Direction musicale : Jérémie Rhorer
Mise en scène : Richard Brunel
Scénographie : Anouk Dell’Aiera
Costumes : Marianne Delayre
Lumières : David Debrinay

Vespina : Claire Debono, soprano
Sandrina : Ina Kringelborn, soprano
Filippo : Huw Rhys Evans, ténor
Nencio : Julian Prégardien, ténor
Nanni : Thomas Tatzl, baryton
Orchestre Le Cercle de l’Harmonie
Au clavecin : François Guerrier

Production du Festival d’Aix-en-Provence 2008


Créé au château d’Esterhaza en juillet à l’occasion d’un séjour de Marie-Thérèse, L’Infedeltà delusa affiche un titre moral qui enveloppe une comédie preste, « burletta per musica », deux actes conduits en trois bonnes demi-heures, sur un livret marqué par les origines toscanes de son auteur, Marco Coltellini (poète aussi pour La Finta semplice de Mozart). Comme il était de tradition dans la comédie italienne, la ruse experte d’une servante met en œuvre déguisements et quiproquos afin de déjouer l’infidélité et faire triompher franchise et droiture, vertus communes et vigoureuses en accord avec l’univers paysan ici dépeint.  

Filippo projette de marier sa fille, l’ingénue Sandrina, à Nencio, paysan voisin mais surtout aisé. Or la jeune fille n’aime que le sympathique et désargenté Nanni, dont la sœur n’est autre que la servante Vespina, déjà liée à Nencio. Au désespoir de Nanni s’ajoute la colère de Vespina : sitôt après la sérénade sentencieuse que Nencio donne devant la maison de Filippo, la sœur et le frère troublent l’entretien des promis, Vespina gifle l’infidèle, et le premier acte se clôt sur un finale orageux. Le second acte est celui du stratagème et de la « bourle », comme on disait au XVIIe siècle. Travestie en octogénaire cabossée qui parle par proverbes, Vespina commence par discréditer le promis en persuadant Filippo que Nencio, marié ailleurs, a abandonné femme et enfants. Elle emprunte ensuite l’identité d’un valet allemand rustaud pour faire croire à Nencio que Filippo a repris sa parole pour marier Sandrina à un gentilhomme… lequel paraît (c’est toujours Vespina déguisée) et révèle ses desseins : se dérober à cette union en changeant les noms sur le contrat de mariage, de sorte que Sandrina se trouvera la femme d’un valet et donc au service du gentilhomme. Nencio accepte de se porter témoin, ravi à l’idée de se venger ainsi de Filippo. Mais tel est pris qui croyait prendre. Dans un dernier déguisement, la « petite guêpe » Vespina usurpe la qualité de notaire, et tout finit dans l’heureuse invraisemblance d’un double mariage : Sandrina est unie à son Nanni et Vespina épouse Nencio.

Si l’acte II offre un véritable festival Vespina, c’est tout l’opéra qui repose sur les épaules d’un personnage à qui Haydn confie des airs variés, dans les caractères du travesti certes (éthylisme bruyant du valet allemand, doléances litaniques de la vieille avec la claudication subtile de « Ho un tumore in un ginocchio ») mais aussi dans des moments méditatifs (l’air « de la salade » au I, l’exquis bilan « Ho tesa la rete » du II). L’orchestre, merveille d’humour, y fait preuve d’un raffinement rare dans la comédie, de même que pour la sérénade de Nencio. Sandrina se voit confier quant à elle un air tumultueux de désarroi, grands écarts et rythmes heurtés, puis un air superbe (avec bois et cors) qui unit l’élégance à l’énergie pour célébrer l’aurea mediocritas en longues phrases raisonnablement virtuoses (« È la pompa un gran imbroglio ») : du grand Haydn. Le personnage, défini par le librettiste comme « ragazza semplice », incarne une féminité sentimentale, ouvertement morale dans sa « simplicité », lors même qu’elle borne ses désirs à l’horizon suivant : « du pain, des oignons, et mon Nanni ». Ce bon sens épicurien et terre-à-terre est bien le caractère d’un opéra de campagne qui s’ouvre justement par un ensemble splendide dans le soir d’été (« Bella sera ed aure grate »), contemplation du couchant sensitive mais animée, où l’abandon à la fraîcheur qui tombe embraye cependant sur la situation comique. Le finale du II est à l’autre extrémité un trésor de mobilité et de concision. 

Venue d’Aix à Sceaux, à proximité de ce qui fut, au temps de la duchesse du Maine, une autre cour marginale et mélomane, la production de L’Infedeltà delusa réglée par Richard Brunel ne méconnaît pas la campagne et ses labeurs, et même en tire l’unification du spectacle par la manipulation des outils (faux, fourche et faucille) et par le jeu avec les bêtes à cornes. Au lieu de laver la salade, Vespina vide un bœuf suspendu pour en recueillir de ravissants abats (en tissu)… et l’acte II multiplie les représentations décoratives de trophées de chasse jusqu’à coiffer de cornes les participants de la mascarade finale. Le choix de styliser la comédie sans effacer son ancrage dans les choses de la terre est ingénieusement réalisé, même si le sens de cette abondance cornue se perd un peu (s’agit-il de souligner une part de violence latente, celle de la chasse ? ou de suggérer une part d’animalité, comme semblent le suggérer les grimaces du tableau final ? ou quoi d’autre ?). Mais je trouve qu’il manque irrémédiablement dans cette scénographie très design, astucieuse avec au centre la maison de Filippo à deux étages, mais froide comme l’acier brossé, et affublée de l’inévitable fond noir, ce climat de campagne et d’été que la poésie de la musique appelle. J’avoue aussi associer irrésistiblement à cette musique les visions bucoliques de certains spectacles de Strehler (Falstaff à la Scala, La Villégiature au Français). Sans doute aussi la cour de l’Hôtel Maynier d’Oppède, avec ses platanes, pouvait infléchir la perception du spectacle lors de sa création.



Le décor est du reste plaisamment utilisé, avec les compartiments dévolus à Vespina ou Nencio, l’échelle faisant communiquer les deux plans de la maison de Filippo ou ce déluge de billes qui semble vider les greniers à la charnière des deux actes. Le plus précieux réside dans un talent avéré d’habiter des airs parfois longs par une direction d’acteurs inventive mais naturelle (quelques gadgets exceptés), acrobatique parfois (la sérénade). Le numéro de la vieille est très réussi, entre carnaval ancien et rayon « farces et attrapes », mais les scènes entre Sandrina et son père, peu spectaculaires, sont animées autant qu’il est possible, au prix sans doute d’un escamotage du caractère de la « ragazza semplice », devenue pour lors une grande perche agressive plus qu’à son tour. Mais la régie devait aussi composer, vraisemblablement, avec les chanteurs rassemblés.

Si la salle des Gémeaux est faite pour le théâtre et non pour la musique, les voix passent vraiment bien, à la différence de l’orchestre de Jérémie Rhorer, trop profondément enfoncé en fosse peut-être, étant donné son effectif réduit (une quinzaine de musiciens en sus du continuo). Toujours est-il que si les bois étaient veloutés et experts, les cordes sonnaient assez maigre. Soucieux d’animation comme de délicatesse, le chef opte parfois pour une vivacité trop univoque : le « Bella sera » initial ne trouve pas la juste mesure du mouvement et de l’abandon, et le grand air de Sandrina au II semble inutilement pressé (mais peut-être était-ce pour permettre à la soprane de savonner plus à l’aise ?). Par contre, le refrain « dice il proverbio » de la vieille est excessivement étiré, mais la farce peut le justifier. Curieusement, Rhorer semble regarder rarement le plateau ; mais la comédie file avec diligence. Se détachent alors deux moments de pur bonheur : la sérénade, suspendue, où s’exhale de la fosse une étrangeté merveilleuse, soutenant la couleur des glissements harmoniques comme on le rêve ; et l’air « Ho tesa la rete », poésie musicale qui embellit le portrait de Vespina de la plus belle façon.

Du côté des chanteurs, il y a moins à se réjouir, et l’homonymie avec deux chanteurs célèbres ne rattrape pas une très grande inégalité au sein de la distribution. L’interprète de Fillipo est à peu près nul, et je n’ose croire qu’on l’ait programmé à Aix. Ce n’est pas seulement que la voix est inconsistante, sans forme et sans couleur, sans justesse et sans italien non plus, mais il paraît ne disposer que deux quatre ou cinq notes passables. À partir du ré ou du mi au milieu de la portée, l’organe ne répond plus ; or l’aigu est régulièrement sollicité par le rôle. D’où des expédients de fortune : troc en fausset (inaudible ou faux) dès l’air d’entrée, ou carrément altération de la ligne vocale (par exemple « Che impertinenza ! che prepotenza ! » stagne sur une note). Le créateur de Nanni, Christian Specht, est célèbre pour avoir perdu sa voix en pleine carrière : aurait-il fait école en l’occurrence ?

Mauvaise pioche avec les ténors, car Julian Prégardien semble étrangement raccourci dans l’aigu, et la fusée sarcastique de la sérénade passe tout bonnement à la trappe… Au moins dispose-t-il d’un timbre ravissant, délicat mais coloré, et d’une aisance théâtrale indiscutable, malgré un profil comique un peu affadi. L’honneur masculin est ainsi défendu par Thomas Tratzl, voix saine, couleur sombre, chant franc et délié, physionomie et jeu parfaits : impeccable.

Son amoureuse est une blonde filasse et dégingandée, plus dédaigneuse qu’ingénue. Mais si elle est efficace scéniquement, dans les limites déjà évoquées, elle peine à incarner vocalement une Sandrina convenable : la voix reste assez anonyme et même banale, faible dans le medium et dans le bas, sans la pointe de charme qui emporterait la mise, ce que ne peut faire non plus un style raide. La véhémence de son air du I la trouve vite à court, et du suivant (« È la pompa ») elle ne sort ni victorieuse ni rayonnante : « un gran imbroglio », ça au moins, c’est certain.

La Renommée, avec sa petite trompette, avait publié depuis Aix les mérites de Claire Debono. Eh bien, elle mérite en effet tous les lauriers, dominant de haut la soirée, rassemblant dans son interprétation les qualités qu’on peut attendre d’une Vespina, au point de ne pas faire regretter Edith Mathis, extraordinaire dans la version Dorati. Car Debono est cette servante spiritosa, d’une force comique qui ne faiblit pas, et cependant toujours fine, subtile même, terrienne et pourtant ailée. On admire d’emblée comment son rayonnement scénique, d’entrée remarquable, repose sur des qualités vocales et musicales du premier ordre. Voix nette, rythmiquement impeccable, mais aussi ronde sur toute la tessiture, projetée, souple, malléable, avec une grande exactitude stylistique et dynamique. Dans l’ensemble initial, elle offre même le luxe de notes enflées et diminuées, avec l’évidence parfaite du naturel : le geste cultivé de ce chant installe aussitôt la dignité théâtrale de la future maîtresse de la comédie, sa dignité et ce qu’il faut bien appeler aussi sa poésie. Aussi, le relief burlesque de la vieille n’adultère pas une élégance de fond. Dans un italien précis et savoureux (sur ce point aussi, elle surpasse les autres), Claire Debono excelle à rendre les faces diverses de son personnage, la fantaisie gamine du jeu comme la souffrance ou l’inquiétude. Petite guêpe, peut-être, mais grande interprète. Le plus rare, le plus extraordinaire, c’est sa manière de marier à la raillerie, à l’ironie, une humanité généreuse qui fait de Vespina, au-delà de la burletta, une sœur de la serva amorosa de Goldoni. Oui, l’humanité autant que l’ironie : Haydn, en somme.