samedi 29 août 2015

Pleine lune





Sauf le respect qu’on doit aux dames, on pourrait parodier le mot cruel de Pierre Desproges sur Marguerite Duras : la poétesse Helmina von Chézy n’a pas seulement raté le livret de l’Euryanthe de Weber, elle a aussi écrit (six ans plus tard) Rosamunde, princesse de Chypre, pièce vaguement fantastique pour laquelle Franz Schubert a composé une musique de scène (D. 797) d’une heure environ, comportant, outre les entractes et des séquences de ballet, trois chœurs et une romance pour solo féminin (transcrit plus tard en lied). Le plus grand Schubert est là présent, et si la dette envers Beethoven et surtout Weber (pour les Chasseurs et les Esprits) est sensible, seul Schubert en son temps savait amalgamer ainsi l’élégance et le mystère, une ardeur viennoise de la danse et des abîmes de contemplation. Weber avait le génie des magies de l'air comme celui, chtonien, de la transe, mais sa musique ne communique pas ce sentiment simultanément délicat et douloureux qui anime Rosamunde de bout en bout.

Nous sommes à Vienne en 1823. Les opéras que Schubert vient de composer — Alfonso et Estrella, Les Conjurées (singspiel étincelant d’après Lysistrata d’Aristophane), Fierrabras — n’ont pas eu l’essor espéré et c’est l’époque aussi où il compose La Belle Meunière. Or son ami Josef Kupfelwieser le sollicite pour la musique de scène d’une pièce qui doit être créée au Theater an der Wien et où doit briller une actrice qui lui est chère : c’est Rosamunde, « grand drame romantique en quatre actes ». Il a fallu cinq jours à Helmine von Chézy pour en boucler le texte, qui semble aujourd’hui perdu.

Quelle perte ! Rosamunde, princesse de Chypre, a été fiancée dès l’enfance à un prince de Crète nommé Alfonso, mais en mourant son père l’a confiée à une femme de pêcheur, Axa. Âgée maintenant de dix-huit printemps, la jeune fille est convoitée par le méchant usurpateur Fulgentius. Comme elle le repousse, il prépare avec le secours de la magie une lettre empoisonnée : elle la décachettera, elle en mourra. C’est du moins le plan de Fulgentius, mais son émissaire Manfredi n’est autre qu’Alfonso, lequel organise un retour à l’expéditeur. Mort du tyran, Rosamunde est restaurée sur son trône et épouse Alfonso. Eh oui, c’est déjà fini… mais on vous a épargné des détails que vous ne pourrez pas lire de toute façon, et c’est bien fait. Deux représentations seulement, et adieu Rosamunde.

Pressé par le temps, Schubert réutilisa la brillante ouverture de sa Zauberharfe (La Harpe enchantée, 1820), elle-même adaptée, pour la partie introductive, de l’Ouverture dans le style italien de 1817 (en ré majeur D. 590, il en existe une autre en ut majeur D. 591).  Suivent dix numéros, l’ensemble totalisant une heure de musique.

n° 1 : Entracte après l’acte I
n° 2 : Ballet
n° 3a : Entracte après l’acte II
n° 3b : Romance d’Axa « Der Vollmond strahlt »
n° 4 : Chœur des Esprits « In der Tiefe wohnt das Licht »
n° 5 : Entracte après l’acte III
n° 6 : Mélodie pastorale
n° 7 : Chœur des Bergers : « Hier auf den Fluren »
n° 8 : Chœur des Chasseurs : « Wie lebt sich’s so fröhlich im Grünen »
n° 9 : Ballet

L’ouverture marque par rapport à sa source « dans le style italien » un changement de caractère très frappant. On quitte l’aménité rossinienne un peu courte, un peu factice, pour une animation plus sentie. Le cantabile du thème initial est équilibré par la poésie intense de l’orchestration, avec une écriture des bois typiquement viennoise, et l’allegro qui suit suggère cette fièvre intime de la danse que les Italiens du XIXe siècle n’ont guère approché. Comment qualifier d’ailleurs cette mélodie des bois, déployée sur l’inquiétude agaçante des cordes ? Comme l’Ouverture dans le style italien paraît banale alors ! Ce qu’on entend ici, c’est déjà, accommodé au brillant du théâtre, ce qui est si émouvant dans le mouvement mélodique et rythmique de la Neuvième symphonie en ut.

Le premier Entracte, écrit en si mineur, fait aussitôt glisser la poésie du côté du mystère, les accents vigoureux du début glissant vers une tendresse tourmentée qui fait à la fois penser à l’Inachevée et à Schumann. Le cours de la musique, ses couleurs, ses rapports entre rythme et mélodie sont imprévisibles, le caractère du morceau est à la fois volatile et sombre. Sous les impératifs du théâtre, le Schubert le plus intime se fait sentir, tandis que s’amorce cette effusion de tendresse presque silencieuse qui illuminera le troisième Entracte.

Le Ballet suivant reprend en fait la musique inaugurale du premier Entracte, développée dans un esprit plus léger de danse populaire à tempo retenu, avec des jeux de réponse entre les vents et les cordes. On voit ainsi que Schubert, dans le cours du même acte II, s’efforçait d’introduire une continuité organique et non simplement de disposer des intermèdes. Cependant l’analogie entre les n° 2 et 3 explique qu’au disque ils ne soient pas donnés successivement.

C’est le second Entracte qui distille vraiment l’angoisse, ostinato, sur un rythme de marche implacable, sur lequel s’agrègent des couleurs et des harmonies sinistres. On y trouve anticipés, à la fin, les accords initiaux du Chœur des Esprits : il s’agit en effet d’introduire à l’acte où Fulgentius s’adonne à la magie. Le morceau est court (moins de trois minutes et demie) mais son emprise est d’autant plus forte.




Construite sur un rythme de sicilienne, la Romance bénéficie de vers assez suggestifs, d’une clarté et d’une douceur funèbres dont la lune est l’image. Sans doute s’agit-il comme dans la « Chanson du Saule » d’Othello, d’une complainte chantée par Axa, à la fois détachée du drame et lui faisant écho. La voix soliste déploie une ligne particulièrement longue, d’un naturel extraordinaire, mais surtout d’un climat ambigu, ni vraiment serein ni purement mélancolique. Le charme mélodique est immédiat et on comprend que Schubert en ait fait un lied. Mais au piano, on perd les couleurs fondues des bois, leur sfumato extraordinaire, qui nourrissent en bonne partie la fascination qu’exerce cette musique.


Der Vollmond strahlt auf Bergeshöhn
Wie hab ich dich vermißt !
Du süßes Herz ! es ist so schön,
Wenn treu die Treue küßt.

Was frommt des Maien holde Zier ?
Du warst mein Frühlingsstrahl!
Licht meiner Nacht, o lächle mir
Im Tode noch einmal !

Sie trat hinein beim Vollmondschein,
Sie blickte himmelwärts ;
« Im Leben fern, im Tode dein ! »
Und sanft brach Herz an Herz.


La pleine lune resplendit sur le sommet des montagnes,
Comme tu m’as manqué !
Ô mon cher cœur ! il est si beau,
Le baiser de la fidélité.

Que me faisaient les atours charmants de mai ?
C’est toi qui étais mon rayon de printemps !
Lumière de mes nuits, oh souris-moi
Dans la mort, une fois encore !

Elle entra sous les rayons de la lune,
Elle leva les yeux vers le ciel :
« Dans la vie je fus loin, dans la mort je suis tienne ! »
Et doucement, cœur contre cœur, elle se brisa.





Le Chœur des Esprits (pour voix d’hommes seulement), soutenu par les cors, était destiné à être chanté en coulisse. Moins inquiétant qu’hiératique, il rappelle Weber mais plus encore ce Chant des esprits au-dessus des eaux que Schubert composa sur le fameux poème de Goethe. Mais ici la lumière est dans l’abîme, le savoir dans les ténèbres : Madame von Chézy joue de l’oxymore commode, d’un romantisme de bonne compagnie.

Avec le troisième Entracte, on touche à une de ces musiques qu’on croit avoir toujours connues quand on les découvre. Elle respire la tendresse et une nostalgie profonde, dont on comprend mieux les ressorts quand on sait que le thème initial, chanté aux cordes, est quasiment identique à celui de la sublime Berceuse sur un poème de Seidl (Wiegenlied D. 867), dont Elisabeth Grümmer a laissé une gravure définitive. On l’entendra en effet comme une sorte de rêverie triste sur ce qui est inaccessible, et ce sera si l’on veut la tendresse enveloppante de la mère. La forme rondo fait alterner ce chant lointain, « wie aus der Ferne », avec des séquences dévolues aux bois, dont la première est d’une qualité de mystère autant que d’évidence. On est dans un univers tout proche (on songe aisément aux évocations de la nature dans la Pastorale de Beethoven) mais aussi dans quelque chose de foncièrement étrange dont Schubert, semble-t-il, a seul la clé. On retrouvera cette musique comme matière des variations du second mouvement (andante) du Quatuor en la mineur D. 804.

Là encore, l’Entracte annonce la couleur dominante de l’acte IV, qui sera la douceur pastorale. Eh oui, encore des bergers… Le n° 6 est une Hirtenmelodie brève et discrète où seuls les bois jouent, comme de juste. Viennent alors se confondre l’écho du monde ancien, celui des sérénades mozartiennes pour instruments à vents, la tradition du chant populaire magnifiée dans la musique viennoise. Le Chœur des Bergers, magnifiquement parcouru d’une pulsation dansante et émaillé de solos sortis du chœur, réussit le tour de force de rassembler une couleur rustique et je ne sais quoi d’impalpable, aux confins de la féerie : c’est comme si on entendait en même temps les demoiselles d’honneur du Freischütz et les ondines d’Oberon. Les vers recyclent adroitement la topique inaltérable de l’idylle : célébration de la « Souveraine d’Arcadie » et du mois de mai dans les « vallées ombreuses » où « se taisent les souffrances d’un cœur amoureux ». Comme dans le troisième Entracte, on marie la familiarité naïve du connu et la distance du fantasme (les dernières mesures !). Dans cet effet de lointain paradoxal réside peut-être ce que cette musique a de plus intensément romantique.

En contrepoint, le Chœur des Chasseurs exalte un bonheur plus sportif, avec échos ténus des Saisons de Haydn. Échos vraiment, s’il est vrai que les éléments attendus (vigueur rythmique, accompagnement des cors) baignent eux aussi dans un climat moins terrien qu’aérien, texture et orchestration allégées, comme si les chasseurs du Freischütz s’envolaient en ballon sur un tempo de valse.

Ballet pour finir, qui pousse le plus loin la stylisation élégante de la danse populaire. C’est sans doute le morceau le moins prenant de l’ensemble, et pourtant, même là, le mystère est derrière la porte. Comme il est constant dans Rosamunde, Schubert, en « sublimant le caractère populaire au sein d’une texture compositionnelle raffinée », « révèle, derrière cette naïveté apparente, l’esprit et l’esthétique d’un authentique chambriste » (Michel Eeckeman).


Discographie de la Romance de Rosamunde

Pour la version originale, quelques noms célèbres déçoivent, parfois aussi à cause du chef : Anneliese Rothenberger avec Robert Heger (Emi), Ileana Cotrubas avec Willi Boskovsky (Berlin Classics), Elly Ameling avec Kurt Masur (Philips). Dominent à mon sens deux interprètes hors pair. Dans la version intensément poétique gravée par Bernard Haitink avec le Concertgebouw (Philips), c’est la voix de contralto d’Aafje Heynis qui déploie la Romance, maternelle comme personne, non moins irréelle. Mais au sein du disque de Claudio Abbado (DG, 1989), miraculeux de justesse, une Anne Sofie von Otter tient parfaitement son rang. Le timbre (couleurs, consistance) était à son zénith, et l’interprète ne raffinait pas la finesse, si bien que la voix semble flotter, sans sacrifier les mots, légère comme le vent de la nuit, et insérée dans le jeu des bois dans un parfait esprit chambriste.

Parmi les gravures de la Romance dans sa version lied avec piano, une fois déploré qu’on n’ait fait graver officiellement à Grümmer que six malheureux Schubert, il faut avoir entendu Irmgard Seefried dans ses jeunes années, inouïe, et, dans un esprit différent, plus large, plus majestueux, Margaret Price avec Sawallisch (Orfeo) : littéralement sublime. Mais on n’oubliera pas Arleen Auger dans un volume à elle dévolu de l’intégrale des lieder de Schubert chez Hyperion (1989). Combien ont chanté la Romance avec cette musicalité sans faille, ce chant moelleux et soucieux du texte, dominé dans le tout et dans le détail, mais aussi avec cette humilité, ce dépouillement, cet effacement presque qui laisse parler la musique et son mystère ? Ce n’est pas la splendeur de Price, mais la vertu de l’évidence. Tout ce disque est remarquable d’ailleurs, avec des curiosités comme les deux scènes de Métastase (Didone et Demofoonte), mais aussi Le Pâtre, Delphine, Thekla, ou l’autre Romance ensorcelante, celle de la comtesse Hélène dans Les Conjurées, avec clarinette obligée.






vendredi 28 août 2015

Surtout pas d’amalgame




À la radio, Michel Onfray, philosophe ami des nuances, évoque la vie et l’œuvre de Mikel Dufresne. Il signale que pour ses obsèques Dufresne avait choisi deux extraits de musique classique à faire entendre : le premier était de Satie, « le musicien de la délicatesse, du presque rien », le second de Berlioz, « cest-à-dire le grand romantique qui fait beaucoup de bruit ». 

Beaucoup de bruit, pour presque rien. 
Où il convenait de conclure à une « contradiction ».





lundi 24 août 2015

Demandez à l’opératrice





Berlioz : La Mort de Cléopâtre
Poulenc : La Voix humaine
Mireille Delunsch, soprano

Direction musicale : Kwamé Ryan
Mise en scène : Mireille Delunsch
Scénographie : Pierre-André Weitz
Orchestre National Bordeaux Aquitaine

Grand-Théâtre de Bordeaux, 18 janvier 2007


Avec la cantate Herminie de Berlioz (d’après la Jérusalem délivrée), Mireille a laissé un de ses plus beaux témoignages discographiques, d’un strict point de vue vocal : c’était en 1994 sous la direction cérébrale et tiède d’Herreweghe. La soprano imposait une noblesse frémissante, des couleurs et une splendeur de ton qui allaient faire merveille dans Gluck peu après. Elle n’avait jamais, à ma connaissance, abordé La Mort de Cléopâtre, et j’avoue que c’est surtout ce qui m’a décidé à faire le voyage à Bordeaux.

Car le cœur de ce spectacle en solo, c’était La Voix humaine de Poulenc, ce monodrame dont l’inspiration musicale est pour le moins sujette à caution, mais de toute façon torpillé, à mon sens, par le texte de Cocteau et par son mélange navrant de trivialité et de niaiserie. Bref, du Cocteau à son plus chic-et-toc. Comme dit la dame abandonnée au téléphone : « C’est ridicule. »

La cantate de Berlioz constituait ainsi le hors-d’œuvre du Poulenc, que Delunsch avait déjà interprétée, de même que La Dame de Monte-Carlo, et c’est avec la Voix humaine qu’elle a choisi de faire ses débuts dans la mise en scène. Lors d’une rencontre avec le public pendant les représentations aixoises du Couronnement de Poppée en 1999, Delunsch avait d’ailleurs évoqué son désir de mise en scène, en prenant l’exemple d’une Bohème dépouillée, représentée autour d’une simple corde à linge.



Dépouillé, le début du spectacle l’est moins qu’il ne donne une impression de pauvreté. Tout se passe à l’avant-scène sur fond d’obscurité, une rampe de cinq lampes jetant une lumière mordorée « à l’ancienne ». Pendant l’introduction orchestrale, Cléopâtre s’extrait d’un triptyque représentant l’intérieur d’un palais égyptien en trompe-l’œil dont elle déplie les panneaux et qui est placé sur un petit podium de 3 ou 4 degrés. Pas de doute, c’est bien Cléopâtre : Delunsch est enveloppée de la tête aux pieds dans une parure royale dans les bleu, vert et or, et coiffée d’un némès égyptologiquement correct. Au moins on sait où on est, même si on se défend mal de soupçonner qu’on a recyclé là un costume d’Amnéris. Mais ce qui laisse sceptique, c’est que l’actrice semble ne guère savoir que faire : elle contemple le tryptique, le caresse, va un peu vers le côté cour, un peu vers jardin, etc. Sa mobilité reste réduite puisque qu’elle ne quitte jamais cette petite aire de jeu frontale.

Plus grave : alors que le visage de Delunsch est un spectacle à lui seul, on n’en voit à peu près rien : peu éclairée, l’actrice tourne trop souvent le dos au public, et reste de toute façon engoncée dans ce costume qui l’emprisonne tandis que le maquillage « égyptien » émousse l’expressivité d’un visage dont on discerne alors mal les traits. J’ai écrit « engoncé » exprès, car pendant toute la cantate, j’ai eu cette impression d’une certaine gaucherie scénique (un comble pour Delunsch) si bien que je me suis mis à espérer un moment où elle se déferait de cette carcasse de scarabée : « Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent… » Eh bien non.

L’invocation aux Lagides est chantée à genoux à l’avant-scène, accompagnée d’une gestuelle vaguement rituelle mais surtout répétitive, qui donnait là encore le sentiment d’un effort non abouti de « meubler ». Quant au suicide, il donnait lieu à des effets discutables. Pour mimer la morsure du serpent, Delunsch met la main dans une sorte de cavité à l’extrémité d’un panneau du triptyque, et sur l’accord de la morsure, on a droit à un éclair de néon : ah ouais d’accord… Et pendant le postlude orchestral mimant l’agonie, Cléopâtre étendue sur le podium se trouve saisie de convulsions spectaculaires : ah ouais d’accord… Sans parler de la scénographie qui fait hélas théâtre d’amateur, toute cette gesticulation à la fois maladroite et redondante par rapport à la musique administre la preuve (prévisible) que cette œuvre magnifique n’est pas faite pour être scénographiée : cantate en effet, et qui n’a d’autre besoin que la dramaturgie imaginaire que dresse l’orchestre, plus un visage de tragédienne… et sa voix.

Musicalement, on est heureusement moins frustré. L’orchestre est hélas assez laborieux, d’une cohésion souvent problématique et sans la flamme nécessaire. La direction de Kwamé Ryan est certes détaillée, mais ne soutient guère la tension. Dans le postlude, pris à un tempo retenu, la musique n’est pas pour ainsi dire remplie. L’accompagnement de l’invocation aux Lagides était plus réussi. Quant à la soliste, après les échos alarmants de son état vocal, j’ai été heureusement surpris de retrouver l’aigu impérieux et ardent de ses Gluck, et dans l’ensemble une voix à peu près indemne de crispations. Le grave sonne de façon superbe, et le premier récitatif en imposait. Les derniers mots entrecoupés de la reine sont admirablement dosés, stylés et prenants, avec cette noblesse de ton qui caractérise l’ensemble de cette interprétation. Cependant, il lui manque une largeur suffisante dans le medium : dans la séquence agitée qui suit l’invocation (« J’ai d’un époux déshonoré la vie, etc. »), la voix peine vraiment à passer l’orchestre dans la fosse. La respiration n’est pas toujours dominée non plus, mais on tient là une interprétation de grande allure, très gluckienne, éloignée des vociférations brouillonnes de Béatrice Uria-Monzon dans le disque dirigé par Jean-Paul Casadessus.

Il n’y a pas d’entracte : Cléopâtre reparaît devant le rideau pour saluer, on lui offre des roses rouges… qui seront un des accessoires de la mise en scène de La Voix humaine. Le rideau reste baissé quelques instants, le temps pour l’orchestre de quitter la fosse et pour Delunsch de se dépouiller de sa panoplie de princesse, après quoi on découvre un autre dispositif scénique, utilisant cette fois toute la profondeur de la scène. L’orchestre est en fond de scène, c’est le noir à l’entour, et au premier plan, on aperçoit un espace carré, disposé de biais, contenant un fauteuil club, un lit, un lavabo surmonté d’un miroir, au sol une valise, les roses, et bien sûr le téléphone old fashioned sur le lit. Le tout est en noir et blanc, ou peu s’en faut, avec deux dispositif d’éclairage qui seront utilisés diversement selon le moment : des tringles de néon dans les cintres (ils vacillent pour les sonneries du téléphone), et autour de la chambre carrée des encadrements eux aussi en néon.

Au début, avant que l’orchestre n’attaque, Delunsch se trouve côté jardin, assise de dos devant un miroir de loge, se démaquillant, ses cheveux blonds coiffés en chignon années 50. Elle portera une robe noire que je n’ose dire toute simple, et une robe de chambre en satin à doublure violette. Quand le téléphone sonne la première fois, elle pénètre dans l’espace carré et ne le quittera plus guère sauf vers la fin, avec le fil autour du cou, les dernières paroles du monodrame seront chantées à l’avant-scène, et sur les dernières mesures, Delunsch s’avancera hiératique vers le bord de la fosse comme si elle allait – peut-être – s’y jeter. Noir.




Pour le coup, la mise en scène m’a séduit. Delunsch tire à mon sens le meilleur d’une œuvre qui est ce qu’elle est, et de même vocalement. Qui a vu une fois l’adaptation cinématographique de La Voix humaine avec Anna Magnani appréciera la retenue et le pouvoir de suggestion de l’actrice, dont la classe est sans faille. L’intégration des accessoires au jeu théâtral est à la fois fluide, simple et subtile, comme ce long moment où tout en parlant à son ex-amant au téléphone, la Femme se déchausse mais d’un seul escarpin, d’où une légère claudication que l’actrice réalise avec une grande finesse au cours de ses déplacements. De même les brefs moments où elle se regarde dans le miroir au-dessus du lavabo. Car là au moins, le visage de Delunsch est en pleine lumière et ce visage tragique, où une simple altération des sourcils, ou un pli plus amer des lèvres, suggère plus que les pauvres mots de Cocteau.

L’ensemble reste d’une grande élégance, lors même que le spectacle est de plus en plus prenant. Et pourtant, avec ce début grotesque… Dring, dring… mais non Madame ce n’est pas la boucherie Sanzot… les palabres avec l’opératrice… De surcroît, ce début est sur les mauvaises notes de Delunsch, sur cette espèce de passage souvent vacillant chez elle… Bref, ça ne part pas très bien. Et puis, assez vite, on marche, mais ce n’est, je crois bien, ni grâce à la musique ni grâce au texte, mais en vertu des talents conjugués de la soliste et de la mise en scène.

La manière maîtrisée, très tenue, dont Delunsch joue le rôle avec une classe rare déjoue le piège de l’hystérie et même de cette trivialité pourtant inhérente à l’œuvre (le passage sur le chien, j’avais oublié…). Or ce style salvateur, c’est encore celui de l’interprétation vocale. L’élocution de Delunsch y est pour beaucoup, la sensualité du timbre également, appréciable dans un tel rôle. Même si dans les passages véhéments on ne comprend pas toujours les paroles, son français est à la fois beau, élégant, et sans l’affectation que traîne une certaine tradition d’interprétation de ce répertoire. Le parlando est admirablement équilibré. Les passages les plus intensément lyriques donnent lieu à des moments mémorables – ainsi « On parle, on parle… », d’une couleur et d’une émotion extraordinaires. La maîtrise de la partie est évidente, avec un souci permanent de trouver une dignité juste, qui tire la chose vers le haut. Même la prière à deux balles (« Mon Dieu, faites qu’il rappelle… ») est supérieurement dite.

La régie conforte cette conception, où s’affirme une attention exemplaire à la progression de ce faux monologue. À partir du moment où la Femme avoue qu’elle a menti sur son état, Delunsch défait son chignon, puis ôte (surprise) ce qui était une perruque, laissant voir alors ses cheveux blonds courts naturels. Elle a alors déjà quitté son élégante robe de chambre en trapèze. Les roses effeuillées dans le poing fourniront des confettis dérisoires – l’effet est un peu attendu, je n’ose dire téléphoné, mais réalisé avec un tact parfait.

Cependant, les inventions les plus heureuses sont d’une part ces moments où la Femme cesse de parler dans le combiné, mais soliloque à distance, comme si elle glissait petit à petit vers la folie  (je ne crois pas que ces détails soient prévus par Cocteau, mais je me trompe peut-être), et d’autre part, à la fin, ce moment d’abord imperceptible où la Femme se passe du rouge à lèvres, si obstinément qu’elle finit par arborer une bouche démesurément rouge, presque clownesque. Delunsch touche là à des sommets de force théâtrale, et encore une fois sans aucun histrionisme.

Une question se pose alors, rétrospectivement : pour mettre en scène de la sorte cette défaite, cette femme peu à peu défaite, peut-être Delunsch a-t-elle voulu partir d’une Cléopâtre corsetée dans ce costume et dans ces conventions ? Mais c’était bien mal servir la cantate de Berlioz. Reste que ce Poulenc a pour le coup constitué la bonne surprise. Et ce n’est pas le docteur Schmitt qui me contredira… Allô ?… allô ?!!… mais Madame, raccrochez vous-même !



  

vendredi 21 août 2015

Brigitte Fassbaender (1)





1939 : naissance le 3 juillet à Berlin de la fille du baryton Willi Domgraf-Fassbaender et de l’actrice Sabine Peters
1948 : études secondaires à Hanovre
1952 : retour à Berlin, fin des études au lycée
1958 : études au conservatoire de Nüremberg ; étudie le chant avec son père ; chante l’Esprit dans une production de Didon & Énée
1960 : audition à l’Opéra de Bavière en décembre
1961 : débuts à Munich à partir d’avril : 4e page de Lohengrin, Nicklausse des Contes d’Hoffmann et 3e Garçon de La Flûte (dir. Knappertsbusch). Suivent le Page de Salomé (dir. Böhm) et Olga dans Eugène Onéguine (avec Wunderlich et Prey)
1962 : membre de l’Opéra Studio de Munich, tout juste créé. Enregistre Balkis dans Les Pèlerins de la Mecque de Gluck pour la radio.
1963 : Première Dorabella et premier Annio, mais aussi Djamileh de Bizet ou la 3e Norne ; chante dans Les Noces de Stravinsky sous la direction de Kubelik ; premier récital de lied et premier enregistrement (extrait de l’opérette Le Paysan fidèle de Leo Fall).
1964 : Annina dans le Rosenkavalier ; production télévisée des Pèlerins de la Mecque de Gluck
1965 : chante Suzuki dans Madame Butterfly pour la télévision avec Anneliese Rothenberger ; Dorabella à Düsseldorf ; enregistre Vénus dans Il Giardino d’Amore d’Alessandro Scarlatti (Archiv Produktion). Débuts à l’étranger : le Page de Salomé au Grand-Théâtre de Bordeaux.
1966 : interprète Bach avec Karl Richter (Oratorio de Noël, cantates). Chante dans Agrippina de Haendel au Festival de Munich, dans Le Pescatrici de Haydn et dans le Requiem de Verdi.
1967 : débuts à la Scala (le Page de Salomé) et premier Oktavian à Munich ; enregistre Annio pour Decca avec Kertesz, Berganza et Popp, ainsi que Magdalene des Meistersinger avec Kubelik, Janowitz et Konya.
1968 : débuts en Eboli à Munich ; y chante également Cherubino (avec Böhm, Watson, Grist), Le Turc en Italie, Shéhérazade de Ravel et L’Amour sorcier.
1969 : première Carmen à Munich ; tournée  de lieder en Scandinavie avec Irmgard Seefried
1970 : enchaîne à Munich Orlofsky, Fricka, Eboli, Carmen, Geschwitz, la 3e Dame ; chante Farnace dans le Mitridate de Mozart en concert à Salzbourg
1971 : Marina dans Boris avec Kubelik ; Oktavian à Londres avec Krips, Popp et la Maréchale de Jurinac (mise en scène de Visconti). Nombreux concerts en Europe ; création de Stimmungen de Stockhausen à Paris
1972 : Oktavian à Munich dans la célèbre production d’Otto Schenk sous la direction de Kleiber (nombreuses reprises par la suite) ; Brangäne à l’Opéra de Paris ; Dorabella à Salzbourg avec Böhm, Janowitz, Prey, Schreier (un live sera plus tard publié chez DG).
1973 : Sesto avec la Vitellia de Julia Varady dans la production légendaire de Ponnelle
1974 : débuts au Met en Oktavian
1975 : reprend Eboli au festival de Munich avec Ricciarelli, Cossuta, Raimondi et Waechter
1976 : création à Vienne de Kabale und Liebe de Gottfried von Einem d’après Schiller ; débuts en Marie de Wozzeck à Berlin
1977 : débuts en Charlotte de Werther avec Domingo (Munich, live plus tard publié par Orfeo) ; Jocaste dans Œdipus Rex à Vienne.
1978 : reprend Dorabella à Munich avec Margaret Price dans une nouvelle mise en scène de Giancarlo Menotti (live publié par Melodram)
1979 : Ameris à Munich avec Muti, Domingo, Tomowa-Sintow (live publié chez Orfeo), mais aussi Elizabeth dans Maria Stuarda face à Caballé ; tourne pour la télévision dans Hänsel et Gretel, dir. Solti, avec Gruberova, Dernesch, et Jurinac en Sorcière
1980 : Giulietta des Contes d’Hoffmann à Florence dans la mise en scène de Luca Ronconi ; Ramiro dans La Finta Giardiniera à Salzbourg puis au studio ; Requiem de Verdi sous la direction de Muti à Rome et Vérone
1981 : Sesto de La Clemenza di Tito à Edimbourg et Cologne
1982 : Geschwitz à Berlin, Charlotte à Zurich, Fricka à Vienne
1983 : Geschwitz à Londres et Vienne avec Maazel ; Orfeo de Gluck à Munich (en remplacement de Berganza) avec Jochum et Popp ; premier récital de lied au Wigmore Hall de Londres – elle s’y produira tous les ans par la suite
1984 : Waltraute à Bayreuth sous la direction de Solti
1985 : récitals de lied en abondance ; débuts aux Schubertiades de Feldkirch
1986 : la Nourrice dans La Femme sans ombre à la Scala ; Fricka et Oktavian au Met ; nombreux concerts avec Giulini
1987 : Mrs. Quickly à Munich dans le Falstaff mis en scène par Giorgio Strehler ; Klytemnästra à Vienne avec Abbado, Marton et Studer dans la mise en scène de Harry Kupfer (diffusion vidéo ultérieure)
1988 : nombreux concerts avec orchestre (Mahler, les Gurre-Lieder) ; dernier Oktavian à Munich.
1989 : Brangäne à Madrid et Barcelone face à l’Isolde de Caballé ; interprète Le Chant de la Terre avec Pierre Boulez à Paris
1990 : Mlle Clairon à Glyndebourne avec Haitink ; réalise sa première mise en scène, La Cenerentola à Cobourg
1992 : met en scène Der ferne Klang (Leeds), Lulu (Innsbruck), Hänsel & Gretel (Augsbourg)
1993 : plus de trente soirées de lieder ; met en scène Le Songe d’une nuit d’été de Britten à Amsterdam (Christine Schäfer chante Tytania) et La Flûte à Cobourg
1994 : chante son dernier rôle sur scène (Klytämnestra au Met sous la direction de James Levine, avec Hildegard Behrens et Deborah Voigt) ; dernier récital de lieder le 19 décembre ; met en scène Der Rosenkavalier à Oldenbourg
1995 : prend la direction du Théâtre de Brunswick (Braunschweig) ; interprète le récitant dans les Gurre-Lieder
1996 : met en scène Don Giovanni, Tristan & Isolde, Susannah de Floyd, Sourire d’une nuit d’été de Sondheim
1997 : met en scène Pelléas & Mélisande et Traviata ; interprète Pierrot lunaire et les parties narratives de La Belle Maguelone de Brahms (déjà enregistrées dans l’intégrale du cyle avec Elisabeth Leonskaja pour Teldec)
1998 : met en scène Lucio Silla et Rigoletto ; soirée de « mélodrames » à Feldkirch
1999 : nommée intendante du Tiroler Landestheater à Innsbruck ; met en scène Orphée aux Enfers ; suivra Arabella pour Strasbourg (avec Angela Denoke et Henriette Bonde-Hanssen)


*


Entretien de Brigitte Fassbaender avec Norman Lebrecht
réalisé pour la BBC à Bruxelles en août 2008


Norman Lebrecht – Quand avez-vous vu pour la première fois un opéra représenté sur scène ?

Brigitte Fassbaender – Je ne me souviens pas précisément. Je devais être très jeune. La première fois que j’ai vu ma mère jouer sur scène, je devais avoir 3 ou 4 ans, et je me souviens d’avoir vu mon père sur scène après la guerre (je devais avoir 10 ou 12 ans) dans ses rôles les plus fameux (Rigoletto, Figaro, Le Barbier, etc.). Plus tard, quand j’ai commencé à étudier le chant avec lui, il chantait encore mais il était aussi imprésario et directeur de l’Opéra de Nuremberg.

N.L. – La première fois que vous avez vu votre mère sur scène, qu’avez-vous ressenti ? « Elle est à moi » ? Ou « elle est à tous ces gens » ?

B.F. – Non, dans ce cas précis, je me souviens que dans la pièce elle était amoureuse d’un des personnages, et quand ils se sont embrassés, je me suis mise à crier : « Ce n’est pas mon père ! Pourquoi est-ce que tu l’embrasses ? ». J’ai perturbé la représentation… (elle rit). Mais j’ai davantage vu les films qu’elle avait tournés.

N.L. – C’était une actrice très demandée.

B.F. – Oui, elle travaillait beaucoup à l’époque, mais surtout avant ma naissance. Car après ma naissance elle est tombée très malade, et elle a arrêté de travailler. Sa période de gloire au cinéma a été le début des années 30, jusqu’en 1938 ou 1939. Elle a joué alors dans beaucoup de films. Je les ai en DVD, certains sont amusants à regarder.

N.L. – Quels sont vos sentiments à l’égard de votre mère ?

B.F. – (un temps) Elle me manque. J’ai de la compassion pour la vie malheureuse, dépressive, qu’elle a eue…

N.L. – Après vous avoir mise au monde, elle n’a plus été la même ?

B.F. – Non. Elle a failli mourir à ma naissance…

N.L. – Vous étiez fille unique ?

B.F. – Oui, mon père s’est marié trois fois, et a eu un enfant à chaque mariage. Elle a failli mourir, disais-je, et de cela je me suis sentie coupable toute ma vie.

N.L. – Vous vous êtes retrouvée avec une énorme responsabilité, vous deviez prendre en charge la vie qui lui était refusée ?

B.F. – Absolument. Et toutes ses ambitions, elle les a reportées sur moi.

N.L. – Avez-vous des souvenirs de la guerre ?

B.F. – Oh oui, beaucoup. Je me souviens du bombardement de Berlin, qui a poussé mes parents à m’évacuer vers Dresde, où vivaient mes grands-parents. Et là, j’ai connu le 13 février 1944 ; je me rappelle très bien ces deux bombardements gigantesques de Dresde.

N.L. – Parlez-moi de Dresde. Comment se passaient les bombardements ? Vos grands-parents vous emmenaient à la cave ? 

B.F. – Oui. Dans le jardin de mon grand-père il y avait un bunker. Pendant le premier bombardement nous étions à la cave, et puis la maison s’est effondrée, nous sommes sortis de la maison sous les bombes, nous avons couru jusqu’au bunker où nous avons passé la nuit, c’est comme ça que nous avons survécu. J’étais terrifiée, à cause des cris et des pleurs des adultes ; leurs sentiments se communiquaient à moi ; j’ai ressenti là une frayeur énorme, mais en fait quand vous êtes enfant vous sentez d’abord la terre trembler, la maison trembler, le bunker, vous voyez le feu… Dans ma mémoire, quand j’y repense, c’est comme des scènes dans un film, des visions gigantesques, des images. J’en ai rêvé pendant des années et des années, je rêvais des bruits, des bombes, des sirènes, de tout cela.

N.L. – Et après cela vous êtes partis vers l’Ouest.

B.F. – Oui. Après les bombardements, il ne restait plus rien, nous avons quitté Dresde à pied, avec à peine des bagages. J’étais en pyjama (c’était arrivé au milieu de la nuit) et pieds nus dans mes chaussons. Ma tante était assise sur les bagages dans une petite charrette, enceinte de 8 mois. Mon grand-père poussait la charrette, ma grand-mère et moi nous marchions à côté, et nous sommes partis. Nous avons parcouru des kilomètres et des kilomètres, et nous sommes arrivés dans une forêt, près d’une rivière. Les gens se réfugiaient là, pensant être plus en sécurité près de l’eau, mais c’était une erreur, il y avait aussi des bombes au phosphore. Toujours est-il que nous avons continué jusqu’à un village, à des kilomètres de Dresde, où mon grand-père connaissait quelqu’un qui tenait un hôtel, et c’est là que nous avons pu nous réfugier. Ensuite mon père est venu de Berlin et nous a ramenés.



N.L. – Et vous avez d’autres souvenirs de cette époque ?

B.F. – Innombrables, innombrables. C’est l’âge où on commence à développer ses réflexions, à ressentir plus fortement les émotions. Je me rappelle très bien quand les Russes sont entrés dans Berlin, et les Anglais, les Français, les Américains.

N.L. – Vous avez subi des attaques de la part des Russes ?

B.F. – Oh oui, oui… Toutes les nuits les Russes faisaient irruption chez nous. Ma mère a été violée. Mon père restait là à genoux, il pleurait. Mon père me disait qu’ils la forçaient à nettoyer leurs bottes. C’est arrivé plusieurs fois. Elle en est ressortie détruite. Ce n’est que plus tard que ma mère a dit qu’elle avait été violée à plusieurs reprises.
Je me souviens que j’ai eu la rougeole, et les soldats russes étaient très gentils avec les enfants. Et quand ils arrivaient dans la maison, avec cette enfant malade dans son lit, ils me portaient des piles de chocolat. Les Français aussi, les Anglais venaient avec des cadeaux. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que sur ces entrefaites ils avaient su qui était mon père. Il était capable de les tenir à distance à cause de sa renommée. « Willy Domgraf-Fassbaender, Kammersänger de l’Opéra d’État Allemand », il avait chanté à Glyndebourne, blablabla, c’était une vedette internationale, et donc ils le connaissaient. Mais parfois il devait chanter pour eux, prouver en quelque sorte qui il était. Je me rappelle bien ça : ils débarquaient à deux heures du matin, et il devait chanter Rigoletto.
Il y a un moment que je me rappelle en particulier, un des moments les plus forts de toute ma vie. Nous habitions dans une maison comme locataires, il y avait une cave avec des armoires cadenassées. Nous ne savions pas ce qu’il y avait à l’intérieur, nous n’y touchions pas. Un jour, à midi, je jouais au jardin et soudain des soldats russes sont arrivés. Il étaient ivres, ils ont fracturé les armoires : ils ont trouvé des fusils, des uniformes, et des portraits de Hitler. Aussitôt ils ont pensé que c’était à nous. Ils se sont saisis de mon père, l’ont mis contre le mur de la maison, et alors ma mère est arrivée en courant, m’a pris la main, nous avons rejoint mon père, elle m’a poussée contre le mur en disant « Vous nous tuerez avec lui ! ». Un des Russes a mis en joue, le doigt sur la gâchette. Je m’en souviens comme si c’était hier. Et là un autre soldat russe qui passait dans la rue s’est mis à rire et à leur crier : « Laissez-les, ces Allemands, venez ». L’autre s’est mis à rire, la crosse encore contre l’épaule, et puis il est parti. Mon père et ma mère étaient pâles comme le mur de la maison. Je me souviens de la scène, mais je n’avais pas idée de ce que ça signifiait.

N.L. – Vous rêvez encore de tout ça ?

B.F. – Plus maintenant… Je vais probablement en rêver cette nuit (elle rit), oui après notre conversation, probablement.

N.L. – Dans beaucoup de familles qui ont traversé ces événements, un mur de silence s’est installé après la guerre. Était-ce le cas chez vous ?

B.F. – Oui. Absolument. Parce que pendant cette période horrible de l’histoire allemande – l’époque nazie –, mes parents ont connu les plus belles années de leur vie. Après la guerre, je ne comprenais pas pourquoi mes parents étaient restés à Berlin, pourquoi ils n’avaient pas émigré. Ma mère disait toujours qu’ils n’avaient nulle part où aller, avec un bébé. Pourtant mon père faisait une carrière internationale… Je ne comprenais pas. J’ai essayé d’en parler, en particulier quand je sortais de chez moi, mais pendant ma scolarité c’était encore tabou – vraiment tabou. Plus tard, quand j’ai pris de plus en plus la mesure de ce qui s’était passé, j’ai essayé d’en discuter. Que vous dirai-je ? Ma génération a eu beaucoup de chance de ne pas avoir à vivre sous un tel régime.

N.L. – Vous n’avez pas eu à faire le choix qui s’est présenté à vos parents. Dans leur cas, était-ce le bon choix ou le mauvais ?

B.F. – Un choix que je ne peux pas comprendre, que je ne comprends pas. J’entends encore dire : « Nous ne savions pas ». Non, ils savaient. Pas tout, mais beaucoup de choses quand même. Mais cette période affreuse, vous la traversez, vous vivez votre vie, une vie de célébrité, de luxe, et… oui, c’est une pensée qui est parfois insupportable.

N.L. – Vous êtes une artiste, et à ce titre vous avez une vie d’artiste, d’imagination. Cela signifie-t-il une fuite hors de la réalité ?

B.F. – Oui, je pense souvent que nous sommes privilégiés de vivre dans une tour d’ivoire, mais… c’est aussi la prison d’un artiste, parce que pour être en scène tous les soirs, pour donner tout ce que votre art vous commande de dire, de faire, eh bien, vous êtes toujours à vous regarder le nombril, mais c’est très confortable de vivre de la sorte. Et c’est ainsi que j’ai vécu la plus grande partie de ma vie : j’étais moi-même le centre de mon intérêt ; un artiste doit être le centre de son propre intérêt. Sans cela vous ne pouvez pas donner ce que vous devez donner en scène : c’est ce que je pense. Mais avec le recul de l’âge, avec un sens plus exact des responsabilités – non pas seulement en ce qui me concerne mais à l’égard des autres –, je pense qu’on commence aussi à être un peu plus attentif à ce qui se passe dans le monde.

N.L. – Au départ, quand vous étiez une petite fille, vous vouliez être actrice comme votre mère, et puis vous vous rendez compte que vous avez une voix. Est-ce que votre père a été votre seul professeur ?

B.F. – Oui, et c’était un professeur merveilleux.

N.L. – On peut encore le voir sur Youtube, dans le rôle de Figaro, et il a une vivacité merveilleuse, il crève l’écran.

B.F. – Oui. Tout ce que je sais dans cette profession, je le tiens de lui. Et quand je travaille avec des élèves en masterclass, j’utilise encore ses expressions, ses images, ses exemples, et j’ai remarqué avec l’expérience combien il avait le mot juste, combien il était juste dans le ton qu’il me faisait prendre. C’était un idéal : la voix était si saine, si brillante, d’un tel charme dans le timbre… J’adorais aussi le timbre de sa voix parlée. Je me sens si proche de lui, toujours avec lui, aujourd’hui encore.

N.L. – Et ce n’était pas trop intense de travailler ainsi avec un seul professeur, et votre propre père ?

B.F. – Non, non. J’ai essayé de prendre des leçons avec quelqu’un d’autre, deux fois. C’était horrible, ou plutôt comique, je ne pouvais m’empêcher de rire. Je suis partie en courant, et je suis revenue avec lui. Mais en fait je n’ai étudié le chant que très peu d’années : trois ans, c’est vraiment très court ! Et aussitôt j’ai eu un engagement à l’Opéra National de Bavière à Munich. J’ai passé une audition en 1960 et en 1961 j’étais engagée pour un Page dans Lohengrin, et immédiatement je suis passée à Nicklausse dans Les Contes d’Hoffmann.



N.L. – Et aussitôt après le Page dans Salomé, avec Lisa Della Casa, Astrid Varnay, Dietrich Fischer-Dieskau, et Karl Böhm à la baguette. Ça, c’est un apprentissage de l’opéra !

B.F. – (rire) C’était merveilleux, de débuter à Munich dans ces conditions. J’avais beaucoup de rôles à chanter : il n’y a pas un rôle de page, de servante, de jeune fille que je n’aie pas chanté alors, tous ces petits rôles… Le répertoire d’opéra déborde de pages et de servantes, et je les ai tous chantés ! [Fassbaender a même interprété alors le rôle muet de la comtesse d’Aremberg dans Don Carlos]

N.L. – Vous avez donc commencé à la cuisine…

B.F. – Exactement. J’ai commencé comme garçon d’ascenseur (elle rit). Et quand je n’étais pas sur scène en train de chanter ou simplement de jouer, je restai à observer les grands collègues. Et quels collègues, à cette époque ! J’ai vu Hotter en Wotan, Mödl, Varnay… et tous ces grands animaux en scène, ces éléphants (rire). Et Nilsson… et Metternich, tant d’autres.

N.L. – La plupart devaient avoir connu votre père

B.F. – Oui. Tous étaient très gentils avec la jeune chanteuse que j’étais. Et Birgit Nilsson, quelle collègue merveilleuse, pleine d’humour ! C’était une grande époque. J’ai appris énormément rien qu’en les regardant sur scène.

N.L.Salomé, Capriccio, Der Rosenkavalier, Die Frau ohne Schatten, vous êtes affirmée très tôt comme chanteuse straussienne et…

B.F. – Tatata, ce n’est allé que très progressivement ! Dans le Rosenkavalier, j’ai d’abord chanté une des trois orphelines nobles, et ensuite Annina, des années durant, et enfin Oktavian, tout le temps ; c’est vraiment le rôle que j’ai chanté dans le monde entier.

N.L. – À Munich, on vous a dit de perdre du poids si vous vouliez chanter Oktavian

B.F. – Oui, quand j’ai auditionné pour le rôle. J’étais disons dodue, backfisch comme on dit en allemand. Ils m’ont examinée et ils ont dit : « OK, c’est parfait, belle voix, c’est très bien pour un rôle de garçon, mais s’il vous plaît il va falloir perdre un peu de poids. » Et alors a commencé un combat perpétuel… Supprimer un kilo, et puis un autre… (elle rit) J’adore bien manger, et j’adore ma pasta. Quand je revenais de vacances, à chaque fois il me fallait perdre encore deux ou trois kilos pour pouvoir entrer dans mes pantalons. C’était un combat horrible… Quand j’ai arrêté de chanter, je peux vous dire que j’ai pris ma revanche ! Dans une vie future, je veux être chef d’orchestre et puis aussi pouvoir manger autant que j’en ai envie, sans monter sur la balance.

N.L. – Vous pourriez être ténor aussi…

B.F. – (elle rit) Non merci, sans façons !

N.L. – Vous vous êtes mariée à 21 ans. C’était trop tôt ?

B.F. – Oui, j’étais beaucoup trop jeune. Je n’avais aucune expérience, je suis tombée amoureuse, et c’était fait.

N.L. – C’était un metteur en scène ?

B.F. – Oui, il voulait devenir metteur en scène, il était assistant metteur en scène [Gerhard Weitzel]. Il a monté ses propres productions, il était talentueux. Il avait commencé comme ténor : c’était un chanteur frustré, et qui essayait de diriger les chanteurs… Il n’a pas tenu le coup quand ma carrière s’est développée, il ne pouvait pas…

N.L. – Il ne pouvait pas supporter votre succès ?

B.F. – Non, en effet.

N.L. – Combien de temps a duré votre mariage ?

B.F. – Nous sommes restés ensemble huit ou neuf ans, et puis nous avons décidé de… Vous savez, il n’a jamais voulu voyager avec moi, ni voulu être à mes côtés dans mes premiers succès. C’était très dur. Il fallait donc nous séparer, et voilà.

N.L. – On dirait que vous aviez une famille à l’Opéra de Munich, avec cet ensemble auquel vous apparteniez…

B.F. – Pendant dix ans, je me suis vraiment trouvée intégrée profondément à l’ensemble de l’Opéra de Munich, et j’ai toujours des contacts avec certains collègues de la troupe d’alors.

N.L. – Dans la hiérarchie des pouvoirs à l’opéra, est-ce que les chefs d’orchestre ont été un problème pour vous ?

B.F. – Hmmm, non pas exactement un « problème ». J’ai eu la très grande chance de travailler avec les plus grands chefs. Parmi eux, il y avait bien sûr des personnalités intègres, extraordinaires, mais la plupart des chefs sont seulement des dictateurs, pour ainsi dire. Ils ne conçoivent pas qu’un chanteur soit un musicien comme eux. Mais les plus grands chefs sont toujours les personnes les plus humbles.

N.L. – À qui pensez-vous ?

B.F. – Pour moi, Rafael Kubelik, Carlo Maria Giulini et Carlos Kleiber. Les trois sont les musiciens les plus importants avec qui j’ai travaillé.

N.L. – Kubelik et Giulini étaient de vrais gentlemen

B.F. – Ah ! merveilleux… c’étaient des êtres merveilleux.

N.L. – Carlos Kleiber était un peu plus distant, plus difficile, en particulier avec les musiciens d’orchestre. Il pouvait leur laisser des consignes écrites sur des bouts de papier.

B.F. – Absolument.

N.L. – C’était pareil avec les chanteurs ?

B.F. – Nous pouvions en rire, de façon très compréhensive. Il était névrosé, à sa façon, mais nous l’acceptions, parce que le soir de la représentation, dans la fosse, c’était une telle splendeur ! Avec lui, chaque soir était une « première ». Ce n’était jamais la routine, il avait toujours quelque chose de neuf à dire ; et ces notes écrites que nous devions collecter, que nous trouvions dans notre loge avant la représentation, toute une lettre parfois, ces écrits étaient plein d’un tel désespoir… mais ce désespoir venait du fait que pour lui chaque représentation d’opéra devait être rendue aussi parfaite et accomplie que possible.

N.L. – Ce n’était pas égoïste.

B.F. – Non, c’était vraiment « für die Sache », pour l’amour de l’art. Et sa direction était incroyable. Il pouvait être très différent selon les moments. C’était un collègue charmant, il était capable de faire l’idiot, de rire avec nous. Et pourtant, c’était une intelligence énorme. C’était vraiment un intellectuel : il connaissait tout, et pas seulement en musique… Bref, un homme d’exception. Mais tout à fait normal dans les relations, et même timide : c’est aussi pour cela qu’il faisait l’idiot. Si timide, si distant… Mais quand il montait au pupitre dans la fosse, son visage se métamorphosait, on aurait dit qu’il n’était plus de ce monde. Il avait un tel air de liberté, sans aucune crispation – quand il était de bonne humeur, car s’il y avait un accroc sur scène (et il y en a toujours) il pouvait changer, mais ça ne durait pas. C’était un musicien fanatique !  Ça montait de la fosse, ça montait jusqu’à nous, c’était … c’est pourquoi il ne pouvait pas travailler avec n’importe qui : il lui fallait quelqu’un qui soit sur la même longueur d’onde, qui ressente l’exécution musicale comme lui, et alors on pouvait collaborer. C’était vraiment quelqu’un de vraiment très spécial.



N.L. – Dans votre vie privée, après votre divorce, vous avez eu d’autres liaisons, souvent avec des femmes. La communauté gay vous a revendiquée comme une sorte d’icône…

B.F. – Une icône gay ? Oh non… (elle rit). Je ne pensais pas que vous oseriez parler de ça. Pourquoi pas ? Allons-y, je n’ai rien à cacher. Bon, j’ai eu pas mal de liaisons avec des hommes aussi, mais c’est très difficile de vivre avec un chanteur. C’est dur, très stressant. Et voilà que dans ma vie il m’est arrivé de rencontrer quelqu’un qui voulait partager ma vie, cette vie ardue ; qui voulait me protéger, me rendre service, vivre avec moi en amitié mais aussi dans une relation amoureuse ; quelqu’un qui me comprend, qui essaie de m’aider… Alors voilà, ça m’est arrivé. Mais pour autant je ne me suis jamais sentie membre de la « communauté gay », pas du tout. Je ne me sens pas « gay » : j’aime simplement quelqu’un.

N.L. – Avec vos collègues, y a-t-il eu des difficultés en raison de l’identité sexuelle ? Des discriminations ?

B.F. – (ton stupéfait) Jamais… oh non, jamais de la vie. Même dans la position qui est la mienne aujourd’hui. Je m’entends aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes, ce n’est pas une « question » pour moi. Je ne suis pas une lesbienne militante… pas du tout. Je ne l’ai jamais été. Je ne suis même pas féministe ! (elle rit) Je vis ma vie, et je n’accorde aucune attention à ce que les gens en disent. Cela fait de nombreuses années que je ne cache pas la manière dont je vis. Les gens la connaissent, la respectent. De nos jours, ce n’est plus un tabou, il me semble… Dieu merci !

N.L. – Vous en avez toujours parlé aussi librement ?

B.F. – En vérité, non. C’est depuis que je vis avec cette personne, cela fait 27 ans. Ça m’a beaucoup aidée.

N.L. – Quand votre père et votre mère sont morts, respectivement en 1978 et en 1982, votre carrière était florissante. Cela vous a-t-il conduite à des réflexions particulières sur votre propre vie ?

B.F. – Oui, mais il y avait d’autres raisons. Quand mon père est mort, je traversais une expérience (Erlebnis) qui a changé ma vie. Je ne veux pas en parler parce que c’est trop intime, ça concerne trop ma propre mort, mais ça a changé ma vie, totalement. C’est probablement le tournant de mon existence. Cette expérience de la perte m’a donné une force, un équilibre énormes. De ce moment, je pense que ma vie a pris un autre cours.

N.L. – Il y a des gens (j’en fais partie) qui vous associent d’abord au domaine du lied, parce que vous mettez tellement d’expression, de personnalité dans vos interprétations de Schumann, Brahms, Mahler…

B.F. – Schubert !

N.L. – J’allais y venir… au Schwanengesang

B.F. – Schubert, c’est l’amour de ma vie.

N.L. – Votre enregistrement du Schwanengesang date de cette période de rapport intime avec la mort ?

B.F. – En fait, c’est plutôt le cas pour le Winterreise. Le Winterreise a été pour moi le plus grand accomplissement artistique dont j’étais capable. Toute ma vie j’ai été tourmentée par le trac avant d’entrer en scène. Ça a toujours été très difficile pour moi de sortir des coulisses, j’avais toujours l’impression d’être l’agneau qu’on mène devant le sacrificateur. Mais avec le Winterreise j’ai toujours aimé le moment où j’arrivais devant le public et commençais à chanter. Le Winterreise, c’est quelque chose de vraiment très spécial, je ne saurais pas vraiment l’expliquer, je ne sais pas. C’est quelque chose par quoi je me sens profondément inscrite dans ce cycle, même si je suis une femme qui chante l’histoire d’un homme…

N.L. – Il est très inhabituel que ce cycle soit chanté par une femme. Est-ce que parce que vous vous retrouvez dans le rôle de votre père ? que vous prononcez les mêmes mots en chantant, comme si…

B.F. – Je n’avais pas pensé à cela. Peut-être. Mais le monde de cet homme m’est tellement familier, ce que le Voyageur doit traverser, ce qu’il doit endurer… cette épreuve du désespoir, mais aussi cette énorme capacité à surmonter le désespoir par une philosophie de la vie, à un autre niveau de l’existence. Vous sentez ça même quand vous chantez le cycle, et pas seulement quand vous réfléchissez sur l’œuvre. C’est un de ces moments (j’en ai fait l’expérience tout particulièrement avec le Winterreise) où vous sentez le troisième œil s’ouvrir sur votre front. Vous êtes concentré, vous regardez tellement profond en vous-même et dans l’œuvre que vous n’êtes plus au même niveau que l’humanité ordinaire. Vous êtes ailleurs, où vous n’allez pas rester – vous devez en revenir –, et je n’ai jamais pu…

N.L. – Vous vous regardez vous-même de l’extérieur chanter le Winterreise ?

B.F. – Oui, mais il y a encore autre chose. Quand la technique du chant, l’émotion, etc., quand tout est là ensemble, et aussi ce dedans de l’œuvre, alors vous vous sentez comme hors de vous-même, et c’est un sentiment merveilleux. Même si vous êtes un chanteur extrêmement conscient de son art, de sa technique – et c’est ce à quoi je me suis toujours efforcée, à me contrôler quand je chante –, dans le cas présent il n’est plus nécessaire de veiller à ce contrôle de vous-même. Vous ne perdez pas la discipline, vous n’y pensez plus : ça arrive, quelque chose arrive, et vous vous y pliez. Ce n’est pas souvent que cela se produit dans une vie de chanteur, et quand cela se produit, c’est merveilleux. C’est pour cela qu’on fait ce métier, c’est toujours cela qu’on cherche.




N.L. – Comment avez-vous su, en 1994, qu’il était temps de vous arrêter de chanter ?

B.F. – Parce que ça devenait de plus en plus difficile. Dans la vie d’une chanteuse arrive le temps de la ménopause, et alors vous vous trouvez tellement dépendante de ce qui arrive à votre corps, à vos muscles, et vous ne pouvez plus compter sur votre voix. Vous vous réveillez le matin – le soir vous devez chanter en récital ou à l’opéra – et la voix n’est plus là. Alors vous devez la retrouver, la récupérer… La plupart du temps, elle est éraillée, et vous devez vous démener pour la remettre en bonne forme. C’est épouvantable. J’ai commencé à connaître ça, et je peux vous dire que ce n’est pas une sensation agréable. (rire) Par ailleurs, j’ai toujours souhaité m’arrêter à une sorte d’apogée, éviter de m’arrêter parce que les gens commencent à dire que vous n’êtes plus à la hauteur, que les critiques s’y mettent… Je voulais vraiment éviter d’en arriver là.
Il se trouve aussi que j’avais commencé à faire des mises en scène, depuis plusieurs années, et cette double activité, chanter et mettre en scène, m’obligeait à changer constamment de position et c’était aussi très stressant. À un moment, j’ai senti que j’avais fait mon temps comme chanteuse, et je voulais découvrir une autre dimension de la vie du théâtre. Voilà. Et il se trouve qu’une semaine après avoir mis un terme à ma carrière de cantatrice, je recevais une proposition de l’Opéra de Brunswick (Braunschweig) : « Voulez-vous diriger notre théâtre ? » J’ai répondu que non, que j’en étais incapable, que j’allais réfléchir à qui pourrait les aider… et puis à la réflexion je me suis dit que je devrais essayer. Et c’est ce que j’ai fait. (Elle rit.) Heureusement je n’étais pas seule, j’ai été aidée, et j’ai énormément appris lors de ces deux années. Autrement, je n’aurais pas osé prolonger mon activité d’intendante à Innsbruck.

N.L. – Il faut des qualités particulières pour diriger un opéra ?

B.F. – Absolument. J’ai fait des mises en scènes pendant cinq ans pour de petits théâtres, dans le monde entier, mais c’est différent. Vous avez beau avoir trente ans de carrière comme chanteur, vous ne savez pas ce que cela signifie, d’assumer la responsabilité de toute une production, de travailler avec le décorateur, avec les chœurs, avec l’intendance, etc. Vous devez tout coordonner, et réussir.

N.L. – C’est-à-dire que vous êtes responsable de l’ensemble de la compagnie, c’est beaucoup plus exposé.

B.F. – Oui, vous avez la responsabilité de quatre cents personnes.

N.L. – Comment avez-vous acquis l’habileté nécessaire à ce genre d’intendance ?

B.F. – Aucune idée… J’ai toujours aimé les défis. J’ai eu autour de moi des gens loyaux, ils m’ont beaucoup aidé, j’ai beaucoup appris. Je discute et je pose des questions : je n’ai pas de scrupule à demander quand je ne sais pas. Et puis, vous savez, il n’y a pas que de l’opéra dans ce théâtre : nous produisons aussi des spectacles chorégraphiques (nous avons une compagnie de danseurs) et du théâtre parlé. L’opéra ne représente qu’une partie de la programmation. Je suis régisseuse pour l’opéra et intendante générale ; il y a aussi un régisseur pour le théâtre et un chorégraphe, mais c’est moi le boss (elle rit). C’est ça, le défi : je suis à l’écoute de tout le monde, je me sens vraiment en position de créer un ensemble, de veiller sur de jeunes talents, de les guider vers leur répertoire. Je les cornaque, comme disent les professeurs. C’est un travail fantastique, et très créatif. Je pense de toute façon que je ne pourrais pas vivre sans créer. C’est ça, ma vie. J’ai besoin qu’on m’aide tout le temps dans la vie normale (rire) mais sur la scène, dans le théâtre, je me sens chez moi. C’est horrible… revoilà la tour d’ivoire, mais dans mon cas particulier avec quelques fenêtres, çà et là. Mais je sais exactement à quel point exercer ce genre de métier est un privilège.

N.L. – Une partie de votre programmation lyrique inclut toujours une ou deux comédies musicales.

B.F. – Oui, j’aime beaucoup la comédie musicale.

N.L. – Sondheim, par exemple.

B.F. – J’ai même mis en scène un Sondheim : A Little Night Music. C’est une musique merveilleuse. J’aimerais monter d’autres Sondheim, mais étrangement il n’a pas autant de succès que Lloyd Webber, par exemple. Le public raffole de ses comédies musicales, Evita ou Jésus-Christ Superstar, que personnellement je préfère à Evita. Ces sortes de spectacles attirent le public en foule : les gens adorent ça, c’est plein tous les soirs. La comédie musicale est en vogue, et je dois en programmer. Cela permet de monter Pelléas, ou Le Tour d’écrou, cette œuvre incroyable.



N.L. – Qu’en est-il des chanteurs aujourd’hui ? Ont-ils les qualités que vous avez pu avoir à vos débuts ? Ont-ils les qualités que vous attendez quand vous montez un opéra ?

B.F. – Hmmm… non. Ce que je trouve dans la jeune génération de chanteurs, c’est qu’ils n’osent plus être eux-mêmes sur scène. Ils n’ont pas de personnalité marquée, ils manquent de sensibilité en un sens ; ils chantent tous de la même façon, parce qu’ils ne cherchent qu’une seule chose : la perfection, mais de telle sorte que leur goût musical est déterminé par les médias, par ce que les médias diffusent à longueur de temps : quelque chose de lisse, mais sans émotion, sans puissance expressive, sans désir d’essayer quelque chose vraiment

N.L. – Est-ce en raison de l’enseignement qu’ils ont reçu ?

B.F. – Je ne sais pas. Franchement, je crois que les professeurs ne ménagent pas leurs efforts pour sortir quelque chose de ces jeunes chanteurs, mais vous êtes un bon professeur quand vous avez déjà un bon matériau, une bonne voix entre les mains, si je puis dire ; quand vous travaillez avec quelqu’un de réellement doué. Mais d’eux-mêmes, ils ne se risquent plus à quelque chose de singulier. Ils se tiennent là, comme des top-models… Ils veulent tous ressembler à des top-models… genre Netrebko… Time… et ils veulent juste chanter aussi joliment que possible… nice and pretty.

N.L. – Que leur manque-t-il ?

B.F. – L’individualité… un timbre à eux… que vous dire ?… ils se ressemblent tous.

N.L. – L’intendante d’Innsbruck que vous êtes regarde-t-elle Placido Domingo et le budget hollywoodien de sa maison d’opéra avec envie ?

B.F. – Mais bien sûr. (Elle rit.) De fait mon budget est très restreint, et avec ce budget nous avons du mérite d’offrir le meilleur que nous pouvons. J’aimerais tant avoir un peu plus d’argent : d’abord pour payer davantage les chanteurs, les acteurs ou les danseurs, à la hauteur du respect que j’ai pour leur travail, et puis aussi afin de pouvoir attirer quelques grands noms, pour la mise en scène par exemple. Je suis en mesure d’inviter un certain nombre de bons metteurs en scène, mais pas les plus célèbres, et j’aimerais pouvoir montrer cette différence… si du moins il y a une différence, ce dont je ne suis pas bien convaincue… Car quand vous allez assister à une représentation à l’Opéra de Vienne ou dans une autre grande maison, c’est souvent très mal foutu, ou très routinier, même pour la distribution : ce n’est pas ce qu’on peut espérer pour le prix qu’on paye. Dans un théâtre modeste comme le nôtre, on se démène pour offrir la plus grande qualité, avec les contraintes qui sont les nôtres…

N.L. – Avec une troupe permanente…

B.F. – Oui, absolument. Je crois profondément dans les vertus de la troupe, aussi pour donner à un jeune chanteur le temps de se développer et de trouver son répertoire, au lieu d’être aussitôt poussé dans une « carrière » dont il n’a pas les moyens, ni vocalement ni en termes de personnalité.

N.L. – Et donc chaque année vous travaillez avec les chanteurs à la régie ?

B.F. – Par mon contrat je suis tenue à deux mises en scène par an, mais parfois il y en a une troisième parce que je me suis mise au théâtre parlé. J’ai mis en scène Alan Ayckbourn, Absurd person singular.

N.L. – Le public d’Innsbruck a apprécié ?

B.F. – Plus ou moins… ce n’est pas exactement leur univers, mais c’est le mien (rire). J’ai adoré ça.

N.L. – Et maintenant votre prochain défi, c’est la direction du Festival Richard Strauss à Garmisch-Partenkirchen.

B.F. – C’est un petit festival, une semaine en juin, mais d’un niveau artistique élevé. Il existe depuis vingt ans, mais comme mes prédécesseurs ont fait un excellent travail, je dois être très ambitieuse pour être à la hauteur.

N.L. – Y a-t-il encore des aspects de l’œuvre de Richard Strauss à découvrir ?

B.F. – On essaie de jouer l’ensemble de ses œuvres, dans cet endroit où il a aimé vivre. C’est un paysage extraordinaire, une petite ville, des montagnes superbes, l’attrait touristique est certain.

N.L. – Brigitte Fassbaender, directrice du festival, fait ses débuts à 70 ans. Mais personne ne va croire ça !

B.F. – J’espère bien ! Je fais tout pour qu’on ne le croie pas (rire). Je n’ai pas l’impression d’être septuagénaire, vous savez. Que représente l’âge de 70 ans aujourd’hui, quand vous pouvez être plein d’énergie, d’imagination, et du moment que vous êtes en bonne santé et de sens rassis ? J’essaie de donner de mon mieux ce dont je suis capable, même à mon âge.

N.L. – Quel conseil donneriez-vous à un jeune mezzo-soprano ?

B.F. – Restez mezzo-soprano ! N’ambitionnez pas de devenir soprano, restez dans votre partie (Fach) et avec votre capacité, ne forcez pas votre aigu, fiez-vous à votre timbre de mezzo – si vous avez un tel timbre. Restez mezzo. La plupart de celles qui se rêvent soprano se lancent trop tôt et n’atteignent jamais la qualité de tessiture d’un vrai soprano, quels que soient leurs efforts. Je me demande d’où vient cette fascination… Il y a des rôles fantastiques pour mezzo. Voilà mon conseil. Je suis vraiment frustrée de ne plus entendre de vraie voix de mezzo, avec un timbre sombre, des couleurs profondes… ou un vrai alto… est-ce que ça existe encore ? Si vous avez cette voix, travaillez-la jusqu’à votre dernier souffle.

N.L. – Le bonheur, c’est être un vrai mezzo-soprano ?


B.F. – (Elle rit.) Je n’en sais rien. Je désirais tant chanter Tosca ou Fidelio, mais ce n’était pas pour moi.