mercredi 27 février 2013

Alpha



« Il passa le reste de l'hiver et le carême sur les frontières de Bavière dans ses irrésolutions, se croyant bien délivré des préjugés de son éducation et des livres, et s'entretenant toujours du dessein de bâtir tout de neuf. Mais quoique cet état d’incertitude dont son esprit était agité, lui rendît les difficultés de son dessein plus sensibles que s’il eût pris d’abord sa résolution, il ne se laissa jamais tomber dans le découragement. »

Adrien Baillet, Vie de Monsieur Descartesl. II, chap. II



Marie-Claire Alain : orgue de St-Pierre-des-Chartreux (Toulouse)
Freiburger Barockorchester, dir. Gottfried von der Goltz


vendredi 15 février 2013

Un je ne sais quoi (1)






« Ce que vous dites est bien vrai, reprit Ariste, & en mon particulier je sens fort ce que vous dites. L'ennui qui me prend dès que nous sommes séparés, la joie que nous donnent nos plus longues conversations, le peu de cas que je fais des connaissances nouvelles, & le peu de soin que j'ai de cultiver mes anciennes habitudes, sont apparemment les effets d'une grande sympathie ; & de ces inclinations secrètes qui nous font sentir pour une personne un je ne sais quoi que nous ne sentons point pour une autre. »

« De la manière dont vous parlez, répliqua Eugène, vous avez la mine de connaître aussi bien la nature de ce je ne sais quoi, que vous en ressentez les effets. Il est bien plus aisé de le sentir que de le connaître, repartit Ariste. Ce ne serait plus un je ne sais quoi, si l'on savait ce que c'est ; sa nature est d'être incompréhensible et inexplicable. »

« Cet agrément, ce charme, cet air ressemble à la lumière qui embellit toute la nature, & qui se fait voir à tout le monde, sans que nous sachions ce que c'est ; de sorte qu'on n'en peut mieux parler à mon gré, qu'en disant qu'on ne peut ni l'expliquer, ni le concevoir. En effet c'est quelque chose de si délicat & de si imperceptible, qu'il échappe à l'intelligence la plus pénétrante & la plus subtile : l'esprit humain qui connaît ce qu'il y a de plus spirituel dans les Anges & de plus divin en Dieu, pour parler ainsi, ne connaît pas ce qu'il y a de charmant dans un objet sensible qui touche le cœur. »

« On peut dire, ajouta Eugène, qu'il n'y a rien de plus connu ni de plus inconnu dans le monde. On peut dire du moins, poursuivit Ariste, que c'est une des plus grandes merveilles & un des plus grands mystères de la nature. N'est-ce point pour cela, dit Eugène en riant, que les nations les plus mystérieuses le font entrer dans tout ce qu'elles disent ? Les Italiens qui font  mystère de tout emploient en toutes rencontres leur non sò che : on ne voit rien de plus commun dans leurs Poètes :

Un certo non sò che
Sentesi al petto. 

In queste voci languide risuona
Un non sò che di flebile, e soave,
Ch'al cor gli serpe, & ogni sdegno ammorza. »


« Je n'aurais jamais fini, si je voulais vous dire tous les non sò che dont je me souviens. Les Espagnols ont aussi leur no se que, qu'ils mêlent à tout, & dont ils usent à toute heure ; outre leur donayre, leur brio, & leur despejo, que Gracian appelle alma de tota prenda, realce de los mismos realces, perfeccion de la misma perfeccion; & qui est selon le même Auteur au dessus de nos pensées & de nos paroles, lisongea la inteligencia, y estranna la explicacion. »

« Si vous vouliez vous donner la peine de lire nos livres avec autant de réflexion que vous avez lu les Italiens & les Espagnols, dit Ariste, vous trouveriez que le je ne sais quoi a beaucoup de vogue parmi nous, & que nous sommes en cela aussi mystérieux que nos voisins.

Mais pour revenir à ce que nous disions, il est du je ne sais quoi comme de ces beautés couvertes d'un voile, qui sont d'autant plus estimées, qu'elles sont moins exposées à la vue, & auxquelles l'imagination ajoute toujours quelque chose. De sorte que si par hasard on venait à percevoir ce je ne sais quoi qui surprend, & qui emporte le cœur à une première vue, on ne serait peut-être pas si touché ni si enchanté qu'on est : mais on ne l'a point encore découvert, & on ne le découvrira jamais apparemment, puisque si l'on pouvait le découvrir, il cesserait d'être ce qu'il est, comme je vous l'ai déjà dit. »

Dominique Bouhours 
Les Entretiens d'Ariste & d'Eugène (1671) 
Cinquième entretien



dimanche 10 février 2013

Anno 1955







1er janvier 1955.
Il y a quelques jours chez Reine Gianoli. Nous avons parlé du sentiment d’irréalité qui vous prend tout à coup devant le public et qui vous paralyserait s’il n’y avait cette sorte d’automatisme qui permet d’agir et de faire ce qu’il faut. J’ai éprouvé cela, et cruellement, quand j’ai fait des conférences. Le public est là, ne bouge pas, ne dit rien. Au bout d’une demi-heure, cela devient si gênant qu’on se demande s’il ne s’agit pas d’un rêve absurde. On a envie de se lever et de s’en aller, pour voir. La seconde demi-heure tourne lentement au cauchemar. Est-ce que tout cela est vrai, cette salle, ces gens immobiles, cette voix que j’entends et que je ne reconnais pas bien, la mienne pourtant ? Reine Gianoli se disait fatiguée, elle m’a joué cependant tout le prélude de la 2e Suite anglaise en la mineur et une gigue (lentement, presque majestueusement, non à toute vitesse comme on fait d’ordinaire.)


3 janvier.
Si le diable faisait de la musique, ce serait celle de Tchaïkovski, séduisante, habile et vulgaire. Elle a des langueurs qui troubleraient un instant les auditeurs les plus froids. Tout à coup, la voilà folle de plaisir, à propos de rien, et comment ne pas la suivre et se laisser emporter par ce tourbillon ? Elle chatouille ignoblement. Soudain elle prend de grands airs de reine en exil, passe, dédaigneuse et triste. Un clin d’œil des plus canailles, et de nouveau elle se trémousse. On l’écoute pourtant. Elle est d’un charme extraordinaire.


7 avril.
À quelqu’un qui me demandait s’il devait répondre à une attaque assez basse dans un journal hebdomadaire, j’ai conseillé de se taire. Le silence est une arme admirable, et dont le maniement est du reste fort délicat. Il faut savoir contre qui on l’emploie et quel sens il peut prendre dans l’esprit de celui à qui on répond de cette manière. Il y a le silence indigné, ou blessé, ou dédaigneux, méprisant, amusé, ironique, ou plein de reproches douloureux, ou pathétique, goguenard, jovial, taquin, furieux, vengeur, etc., etc. Mais il finit toujours par être interprété comme il faut, à moins que ce ne soit le silence mystérieux qui veut laisser l’adversaire dans le doute, et celui-là est exaspérant ; Bossuet s’en est servi contre le ministre Jurieu qui l’avait accusé d’être le père de plusieurs enfants, ou peut-être s’agissait-il du silence de la rage impuissante, ou de celui dont nous avons tous usé et abusé : le silence indifférent. Nommons enfin pour être complet le silence qui dit oui et le silence qui dit non, et celui qui justifierait presque un assassinat car il ne dit ni oui ni non.


24 juin.
Lecture émerveillée de Rabelais que j’avais laissé de côté depuis plusieurs années. Tout a été dit sur cette avalanche d’adjectifs si merveilleusement choisis et je pense que personne en France n’a fait retentir avec des mots musique plus joyeuse ni plus riche. Avant le fini de rire du XVIIe siècle annoncé par la prose de Calvin, il y a eu ce miracle exceptionnel, cette sorte de Shakespeare français. Je pense, naturellement, à la beauté de la langue qui n’a jamais retrouvé cette saveur. Quelle traduction de la Bible un homme de ce génie aurait pu nous donner !


24 juillet.
Hier, passé quelques heures dans une maison agréable, près de Saint-Jean-de-Luz. Une jeune pianiste jouait les Papillons de Schumann devant cette baie admirable, qui sombrait dans la nuit. C’est une musique de nuit, de même que la musique de Bach est une musique du matin (je pense surtout aux Brandebourgeois et à presque toutes ses Suites).


5 août.
On m’a raconté l’histoire d’un paysan du Valais qui, voyant sa vigne ravagée par la grêle, lève le poing vers le ciel et dit : « Je ne désigne personne, mais ça n’est pas bien ! »


21 août.
Écouté la Cantate du café qui m’avait fait une si forte impression, alors que j’avais vingt-cinq ans et que je l’écoutais pour la première fois, à la salle Gaveau. Je l’ai entendue pour la seconde fois hier, grâce au disque qu’on en a fait. L’air du Heute noch est un des plus enchanteurs, un des plus grisants que Bach ait écrits. J’y voyais, en 1926, le balancement de hautes frégates à voilure déployée. En réalité il s’agit simplement d’une jeune fille qui demande à son père de lui trouver un mari, mais la musique de Bach est toujours bien au-delà de ce qu’elle paraît dire.


1er septembre.
Dans Buffon, cette phrase si curieuse : La mort est la dernière nuance de la vie.


2 novembre.
La mère de Leopardi écoutait près du confessionnal ce que son fils disait au prêtre. Voilà, je pense, un trait auquel Mauriac doit regretter de n’avoir pas songé !


7 novembre.
Hier soir, une excellente émission radiophonique sur la vie des chartreux. Stanislas Fumet raconte l’histoire du chartreux qui bêche dans le cimetière, et sa bêche, en mordant la terre, fait jaillir du sang. Il court à son prieur. « Que dois-je faire ? – Recouvrez », dit le prieur. — Dans sainte Catherine de Sienne, l’odeur du sang. Elle y revient avec une sorte d’insistance.



Julien Green, Journal, 1955, Gallimard


*


Neville Marriner a-t-il pensé lui aussi à des voilures, à ce balancement grisant ? Son interprétation de la Cantate du café (Philips) est ce que j’ai entendu de plus proche de ce caractère-là, et de plus poétique, alors que Schreier, dirigeant Edith Mathis, opte pour un jarret rustique, et que Harnoncourt, avec Janet Perry, préfère les accents au déploiement. Dans le disque de Marriner, c’est Julia Varady qui chante la jeune fille excitée par le café puis par l'hymen. Objectivement surdimensionnée, si l’on songe à l’idéal que pouvait représenter un soprano comme Rotraud Hansmann, elle épouse pourtant fastueusement, érotiquement, l’allant et le geste plastique du chef.




C’est totalement addictif en ce qui me concerne, mais on ne peut pas l’écouter sur la toile (l’enregistrement est néanmoins réédité, qui réunit Varady à Fischer-Dieskau, descendant dit-on du chambellan Carl Heinrich von Dieskau que Bach célèbre dans la Cantate des Paysans, complément traditionnel de celle du Café). Voici donc un autre enregistrement, anonyme dans l’empire du Tube, mais qui sauf erreur fait entendre Christine Schäfer dirigée par Helmut Rilling, dans un esprit généreusement expressif mais fin, assez proche de ce que donnait Varady. Gilles Cantagrel, dans son livre sur les cantates de Bach (Fayard), souligne que par son écriture cet air est le seul de la cantate à regarder du côté du « grand genre », sans pourtant s'interdire des traits (« petits cris » sur noch, « soupirs » sur Ach, « petits ornements » pour ein Mann, « interminable tenue » sur steht mir an) qui relèvent d'un comique volontiers sexualisé. D'ailleurs, que la fille réclame un mari ou plus crûment un homme, la langue allemande ne fait de différence.

Heute noch,                                      Dès aujourd’hui,
Lieber Vater, tut es doch !               Mon cher père, faites donc !
Ach, ein Mann !                                Ah, un mari !
Währlich, dieser steht mir an !        Vraiment, voilà ce qui me va !

Wenn es sich doch balde fügte,       Si seulement la chose pouvait se faire sous peu,
Daß ich endlich vor Coffee,              Pour qu’enfin, mieux que du café,
Eh ich noch zu Bette geh,                 Avant d’aller au lit,
Einen wackern Liebsten kriegte !    Je prenne un amoureux robuste !


samedi 9 février 2013

Janet Baker (1) : récital Gluck






Armide : « Le perfide Renaud me fuit »
Iphigénie en Aulide : « Vous essayez en vain – Par la crainte et par l’espérance »
Iphigénie en Tauride : « Non, cet affreux devoir – Je t’implore et je tremble »
Iphigénie en Aulide : « Adieu, conservez dans votre âme »
Alceste : « Divinités du Styx »
La Rencontre imprévue : « Bel inconnu, qu’ici l’Amour amène » ;  
« Je cherche à vous faire le sort le plus doux »
Paride ed Elena : « Spiagge amate » ; « O del mio dolce ardor » ; 
« Le belle immagini » ; « Di te scordarmi ? »
Orfeo ed Euridice : « Che puro ciel ! » ; « Che farò senza Euridice ? »

English Chamber Orchestra
Dir. Raymond Leppard

Enregistrement de 1975
1 CD Philips, coll. Baroque Classics (1989), rééd. coll. Eloquence (2004).


Un disque de chevet, celui grâce auquel j’ai découvert Janet Baker et surtout les opéras de Gluck, et qui me ravit toujours à chaque écoute. Raymond Leppard, maître d’œuvre de ce récital comme de bien des disques de Baker dans le répertoire baroque et classique, a souligné chez elle ce qui faisait à ses yeux ses vertus éminentes dans Haendel : une vraie discipline unie à une vraie liberté, avec de surcroît une intensité émotionnelle hors du commun. Ces qualités s’épanouissent dans l’interprétation de Gluck, et on trouvera peu d’exemples d’un chant aussi noble et ardent en même temps. Le français, excepté quelques scories dans les liaisons (mais il est rassurant d’entendre que « l’honneur parle aux zéros offensés »), est généralement superbe car altier. À ce propos, j’avais été très étonné d’entendre à la radio feu Jacques Bourgeois déclarer qu’elle ne parlait pas français et apprenait ses parties en français phonétiquement, et que la réussite n’était que plus frappante. Était-ce le cas ? Dans cet album Gluck, elle phrase certains vers de façon véritablement admirable, et on imagine mal que cela puisse être sans une perception linguistique assez précise.

Quand il est paru, à la fin des années 1970, bien des extraits de ce disque étaient des raretés et même des premières au disque. Par exemple, qui voulait alors entendre Armide n’avait que « Ah, si la liberté me doit être ravie » par Frida Leider (en français dans un album Preiser)… et le monologue final par Baker – c'était tout. On ne mesure peut-être pas la chance qu’on a aujourd’hui de pouvoir accéder commodément par le disque à la production lyrique de Gluck, pour ses œuvres les plus marquantes, mais même Ezio est actuellement documenté par trois enregistrements de la version de Prague (1750) et un de la version viennoise (1763). Avant les années 1980, il n’existait sur le marché officiel aucune intégrale d’Armide, ni d’Iphigénie en Aulide, ni même d’Alceste : la version Leibowitz avec Ethel Semser ne reparaîtra qu’un peu plus tard, fugitivement, chez Chant du Monde, et celle de Flagstad (version de Vienne) n’était plus au catalogue depuis longtemps. Ne parlons pas de Pâris & Hélène, ni de La Rencontre imprévue. Mais songeons aussi que pour Iphigénie en Tauride, la seule intégrale enregistrée était celle de Giulini, captée à Aix-en-Provence en 1952 ; encore était-elle supprimée depuis des lustres : EMI ne la réédita en microsillons que lorsque Shirley Verrett reprit le rôle au Palais Garnier. Paradoxalement, la discographie des opéras de Rameau était dans ces années-là plus fournie.

Tout n’est pas également captivant dans ce disque Gluck, sans doute, mais tout intéresse, même si la direction de Leppard peut nous sembler bien flasque parfois (dans certaines séquences du monologue d’Armide) et si ce qui passait alors pour de la rigueur philologique sonne parfois romantique de phrasé (mais cette musique s’en accommode bien, du moins pour ce programme). En tout cas, l’English Chamber Orchestra offre une interprétation bien plus tenue et concentrée que ce qu’on entend dans la fosse de Glyndebourne pour l’Orfeo ed Euridice monté pour les adieux de Baker (DVD).

Le grand air d’Alceste a certes de l’allure, mais paraîtra corseté et même compassé, une fois comparé au feu dévorant de Baker sur le vif (représentation à Covent-Garden en 1981, publiée depuis officiellement). L’air d’Iphigénie en Tauride (dont la source musicale est un ancien air d’Antigono… et sans doute encore une partita de Bach !) ne semble pas non plus le plus propice à l’épanouissement de l’art de Baker, mal soutenue, pour le coup. Les deux monologues d’Orphée sont magnifiques, et à un tempo parfait pour le lamento (allant comme il faut), mais ce qu’il y a de plus personnel chez cette artiste ne s’y investit pas entièrement, il me semble. Pour le reste, on est ébloui.






Et d’abord ébloui par les deux airs de La Rencontre imprévue, opéra-comique écrit en français pour Vienne, où Baker incarne successivement la suivante Balkis et la suivante Amine. Janet Baker en simple suivante ? horreur ! Elle enchante pourtant par l’ironie du ton et le confort vocal, luxueux pour de telles parties sans doute. Dans Iphigénie en Aulide, on l’aurait attendue plutôt en Clytemnestre, et de fait son Iphigénie, intimidante de noblesse, n’est plus une jeunesse virginale. L’adieu à Achille, altier autant qu’attendri, monumental et murmuré, n’en est que plus poignant. Quant à l’air du premier acte (« Par la crainte et par l’espérance »), d’une conception musicale un peu conventionnelle, il faut bien le dire, elle le rend passionnant de bout en bout, et quels phrasés ! Écoutez seulement les vers

Et rétablis entre eux l’heureuse intelligence
Dont dépend ma félicité :
Amour, j’implore ta puissance !

Tout cela est du plus grand ton, avec cette manière si caractéristique de Baker d’appuyer les consonnes labiales (cet « Ammmour »…).

Pour la scène finale d’Armide, par où commencer ? On est face à une conception de très grande ampleur : le début est extrêmement lent, comme émergeant du silence, trop lent sans doute, ou trop traînant, trop drapé pour ainsi dire, mais cela permet par la suite de vastes contrastes. Baker a beau jeu de déployer là l’éventail de ses caractères : livide, murmurante, mais aussi impérieuse, furieuse, avec ce quelque chose de sexuel dans le timbre (pour reprendre les propos de Jean-Charles Hoffelé à propos de sa Vitellia). La séquence de l’hallucination (« Quand le barbare était en ma puissance etc. ») est… hallucinante, avec une déclamation plus lourde que Delunsch, mais aussi une voix étincelante. Oui, une humeur noire, une fureur splendide, où Baker parvient à marier la violence et la majesté comme elle savait si bien le faire. La voix semble commander à tout, au moment où elle donne l'impression que les passions dévorent le personnage. Surtout, les derniers vers sont chantés de façon inouïe : on entend alors la plus grande Baker, avec ce foyer démoniaque dans la voix, cette voix qui semble effectivement incendier le palais à elle seule, et le rictus amer de la sorcière artistement glissé dans ce désespoir en apothéose.

Curieusement, quand j’ai entendu cette scène pour la première fois, j'ignorais le détail de la scène, qu’Armide s’envole sur son char pendant la destruction du palais enchanté. J’imaginais Baker immobile, consummée dans l’incendie pendant la grande péroraison orchestrale — un peu comme la gouvernante à la fin de Rebecca de Hitchcock. Je n’entendais pas « Partons », mais seulement « Demeure enseveli en ces lieux pour jamais ». Mais sans doute Gluck joue-t-il sur cette suggestion, absente chez Lully pour des raisons évidentes d'écriture.

À égalité avec Armide, le groupe des quatre airs de Pâris, avec l’inévitable « O del mio dolce ardor » des recueils d’Arie antiche, et le moins intéressant du lot à mon sens. Cet opéra quasiment expérimental, où Gluck et son librettiste délaissent les ressorts du terrible et du grand pathétique pour représenter une Grèce plus idyllique, très néo-classique, en poussant loin le dépouillement, est délicat à interpréter sans tomber dans la fadeur ou la monotonie. L’atout majeur de Baker est la conjonction du ton héroïque requis et d’un érotisme ombrageux, qui transcende le registre élégiaque. « Spiagge amate » impose d’emblée la nostalgie irritante du désir, qui trouve son épanouissement dans « Le belle immagini », sublime de bout en bout tant le feu ravageur qui éclatait dans Armide semble ici couver, et confère au morceau, si fermement tenu, quelque chose de langoureux et en somme d’inquiétant. Quant à la grande tirade de l’acte II, Baker en domine l’arche expressive en souveraine, avec une partie lente qui porte la douleur à un haut degré d’onirisme, avec une péroraison (« Ma guardati etc. ») qui donne la chair de poule par sa poigne. Eh oui, Janet Baker est une illustre Angloise, plus anglaise qu’anglaise sur ses photos, mais c’est d’abord une cantatrice qui imagine dans le texte, une grande chanteuse classique doublée d’une artiste shakespearienne. Une grande démoniaque en robe mauve.






The Guardian a publié en juillet dernier un entretien remarquable avec Janet Baker.
À lire ici (la page intègre des vidéos, dont l'Orphée de Gluck)



jeudi 7 février 2013

Le front ceint de cytise






Ô lumière de Troie ! ô nuit des Troyens !


    (Clair de lune)
  
DIDON & ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

DIDON
Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
Aux bosquets de l’Ida.

ÉNÉE
Par une telle nuit, fou d’amour et de joie,
Troïlus vint attendre aux pieds des murs de Troie
La belle Cressida.

DIDON & ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour ! 

ÉNÉE
Par une telle nuit la pudique Diane
Laissa tomber enfin son voile diaphane
Aux yeux d’Endymion.

DIDON
Par une telle nuit le fils de Cythérée
Accueillit froidement la tendresse enivrée
De la reine Didon !

ÉNÉE
Et dans la même nuit, hélas ! l’injuste reine,
Accusant son amant, obtint de lui sans peine
Le plus tendre pardon.

DIDON & ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour ! 

    (Ils marchent lentement vers le fond du théâtre en se tenant embrassés, puis ils disparaissent en chantant. Au moment où les deux amants qu’on ne voit plus finissent leur duo dans la coulisse, Mercure paraît subitement dans un rayon de la lune non loin d’une colonne tronquée où sont appendues les armes d’Énée. S’approchant de la colonne il frappe de son caducée deux coups sur le bouclier qui rend un son lugubre et prolongé.)

MERCURE (d’une voix grave, et étendant le bras du côté de la mer)
Italie ! Italie ! Italie !
    (Il disparaît.)

Et pour la musique, c'est ici
(représentation au Festival Berlioz en 1988, 
dir. Serge Baudo, avec Kathrin Harries et Gary Lakes)


Évidemment les vers de l’épopée de Virgile ont fourni à Berlioz le socle à partir duquel forger ceux de son livret. Ainsi, la mise en œuvre du suicide de Didon décalque la fin du livre IV de l’Énéide, quitte à redisposer les éléments au cours de la séquence de façon discontinue. Un exemple :

Dixit, et os impressa toro : « Moriemur inultae,
Sed moriamur » ait. « Sic, sic iuvat ire sub umbras.
Hauriat hunc oculis ignem crudelis ab alto
Dardanus, et nostrae secum ferat omina mortis. »  (v. 659-662)

« Elle dit, et pressant sa bouche sur le lit : “Nous mourrons sans vengeance,
mais mourons. Oui, c’est bien ainsi qu’il me plaît de descendre chez les ombres.
Que de la haute mer le Dardanien, le cruel, emplisse ses yeux de ce feu,
et qu’il emporte avec soi l’augure de notre mort.” » 
(trad. de Jacques Perret, Gallimard, coll. Folio)

Ce qui donne chez Berlioz :

« Je vais mourir…
Dans ma douleur immense submergée,
Et mourir non vengée !…
Mourons pourtant ! oui, puisse-t-il frémir
À la lueur lointaine de la flamme de mon bûcher !
S’il reste dans son cœur quelque chose d’humain,
Peut-être il pleurera sur mon affreux destin… »

On peut d’ailleurs remarquer que ces deux derniers alexandrins de Berlioz opèrent une sentimentalisation absente chez Virgile. Inversement, les bienséances modernes interdisent de montrer Didon « imprimant des baisers sur le lit » où s’était consommée son union avec le Troyen. Sur ce point, l’avènement du romantisme ne change rien à l’évocation de la sexualité dans le grand genre. Dans les deux cas, le texte de Virgile possède une puissance et une densité incomparables, dans la mesure où la composante physique, érotique, y est plus librement inscrite. Pour le reste, Berlioz reprendra le v. 660 plus tard dans l’acte, lors de la cérémonie rituelle en l’honneur de Pluton, juste avant le suicide proprement dit : « C’est ainsi qu’il convient de descendre aux enfers. »

Mais Berlioz amalgame à sa matière première virgilienne d’autres sources, dont l’identification n’est pas forcément aisée. Il est avéré que tout le duo d’amour de l’acte IV procède d’une transposition de la première scène de l’acte V du Marchand de Venise de Shakespeare, l’autre dieu de Berlioz avec Virgile et Gluck. Il s’agit de même d’un dialogue nocturne entre deux amants, construit sur une suite d’analogies empruntées à la mythologie et qui conduisent les personnages à envisager leur propre union sous la tutelle de ces prestigieux modèles. En voici le texte :


À Belmont. Avenue de la maison de Portia.
Entrent Lorenzo et Jessica.

LORENZO
Que la lune est brillante !… Ce fut dans une nuit semblable, tandis qu'un doux zéphyr caressait légèrement les feuillages sans y exciter le moindre frémissement, que Troïle, si je m'en souviens, escalada les murs de Troie, et adressa les soupirs de son âme vers les tentes des Grecs, où reposait Cressida.

JESSICA
Ce fut dans une pareille nuit que Thisbé, craintive et foulant d'un pied léger la rosée du gazon, aperçut l'ombre d'un lion avant de le voir lui-même, et s'enfuit éperdue de frayeur.

LORENZO
Ce fut dans une nuit semblable que Didon, seule sur le rivage d'une mer en furie, une branche de saule à la main, rappela du geste son amant vers Carthage.

JESSICA
Ce fut dans une semblable nuit que Médée cueillit les plantes enchantées qui rajeunirent le vieil Æson.

LORENZO
C'est dans une nuit pareille que Jessica s'est évadée de la maison du riche Juif, et, des pas emportés de l'amour, a couru depuis Venise jusqu'à Belmont.

JESSICA
Et c'est dans une pareille nuit que le jeune Lorenzo lui a juré qu'il l'aimait tendrement, et qu'il a dérobé son coeur par mille serments d'amour, dont aucun n'est sincère.

LORENZO
Et c'est dans une pareille nuit que la jolie Jessica, comme une petite mauvaise qu'elle est, calomnia son amant qui lui pardonna.

JESSICA
Je voudrais vous faire passer la nuit en ce lieu, si personne ne devait venir. Mais écoutez... j'entends les pas d'un homme.
(Entre un domestique.) 






On comprend, à lire ce dialogue, que la continuité de la scène de Shakespeare avec l’épisode carthaginois de l’Énéide se faisait de la façon la plus naturelle. Berlioz n’avait qu’à puiser, et à réaménager le dispositif des parallèles : Didon et Énée, extraits de la série mythologique, étaient substitués au couple des amants modernes. Le librettiste pouvait alors acclimater au sein de son imitation de Virgile cet échange dont la symétrie mimait l’harmonie amoureuse. Les vers de Berlioz soignent en effet ce système d’alternances symétriques, « Par une telle nuit » installant une pulsation régulière identique à la formule shakespearienne « In such a night as this ». Au demeurant, ce que chantent Didon et Énée, dans ce chant amœbée à la sensualité épanouie, est en somme une sorte de jeu d’esprit, où les amants s’abandonnent moins à l’amour qu’ils n’inscrivent leur rencontre érotique dans un système de références mythologiques qui, par analogie, doit autoriser leur désir réciproque.

En d’autres termes, il s’agit d’une expression de la pulsion érotique étonnamment réflexive, comme si Didon et Énée contemplaient leur propre rencontre dans un dictionnaire de mythologie gréco-latine. L’expression amoureuse est alors strictement dépendante de la parole savante, et c’est à mon sens ce qui rend ce duo si remarquable. D’une part, il assume la convention du duo d’amour à l’opéra, où les amants sont tenus de parler – voire de disserter philosophiquement : Tristan et Isolde ! – au lieu de faire l’amour. De l’autre, il déjoue le piège de l’invraisemblance en faisant du détour verbal et culturel la condition sine qua non de l’expression du désir. André Tubeuf fait très justement remarquer, dans L’Avant-Scène Opéra, que ce mode opératoire est identique à celui de Phèdre chez Racine, lorsque pour avouer à Œnone une passion transgressive elle use d’un détour, celui du parallèle avec Pasiphaé ou Ariane.

Cependant il est difficile de ne pas remarquer que dans le dialogue de Shakespeare les amours d’Énée et de Didon n’apparaissaient pas sous leur jour euphorique mais bien sous leur aspect tragique ou du moins élégiaque : Didon célébrée mais Didon abandonnée. Dès lors, une fois le substrat shakespearien posé, on peut se demander si dans l’esprit de Berlioz cela ne revenait pas à suggérer tacitement que cette « nuit d’ivresse et d’extase infinie » n’est jamais que le prélude à la séparation et au malheur le plus cruel. 

C'est ce que laisse affleurer, il me semble, et bien avant l’exhortation impérieuse de Mercure à gagner l’Italie, la conception même de l’orchestration, avec cette broderie équivoque (do-ré bémol), à la fois langoureuse et menaçante, qui anime le septuor précédent avant de s’imposer dans la transition avec le duo, où elle reparaît après que les amants ont fini de chanter « souriez à l’amour » — comme si ce couronnement érotique devait sonner par avance comme un malaise, ou comme une dernière fois. Confirmation sans doute que la puissance expressive de la musique tient à son don d’ambiguïté, et même d’impureté. Virgile, de fait, faisait de l’union de Didon avec Énée dans la grotte pendant l’orage « la première cause de sa mort », s’il est vrai que cette union est d’emblée en trompe-l’œil, reposant sur un malentendu : Nec iam furtivom Dido meditatur amorem : / Conjugum vocat, hoc praetexit nomine culpam (« elle ne pense certes pas à un amour furtif ; elle parle d’un mariage, sous ce nom elle voile sa faute »). Le grand duo de Berlioz repose aussi, mais d'une autre façon, sur un discours prétexte.


Reste un point pourtant. C'est ce « front ceint de cytise », celui de Vénus, future mère d’Énée, lorsqu’elle s’apprête à s’unir au mortel Anchise. Ma question est simple : pourquoi diable du cytise ? Oui, pourquoi ? Shakespeare n’en fournit pas, non plus que Virgile. D’autant que l’arbre de Vénus, comme chacun sait, c’est le myrte.

Penchons-nous donc, juste un peu, sur les vertus du cytise, cytisus laburnum pour les familiers. Son premier mérite est bien sûr de rimer avec Anchise (rime suffisante, la meilleure…). Eh oui, il est d’ailleurs si malaisé de trouver une rime convenable pour Anchise qu’on pourrait en rester là de l’enquête (car banquise, tour de Pise ou grosse bise ne feraient pas l’affaire). Et puis Racine, le grand Racine lui-même, n'a-t-il pas écrit : « Songe, songe, Cytise, à cette nuit cruelle » ?

Mais sais-tu bien, ô lecteur, quel est dans le fond ce cytise séduisant ? Il se plaît aux sols calcaires boisés du sud de l’Europe. Vérifier si on en trouve sur le mont Ida. Floraison très voyante (mai-juin), en grosses grappes jaunes. Pas forcément facile pour tresser une couronne, et sans doute d’une sensualité un peu trop appuyée, mais enfin Vénus n’eut pas toujours le goût parfait. Un détail à noter, stratégique pour les couples clandestins : les fleurs du cytise ne sont pas parfumées. On évite ainsi les récriminations au retour : « C’est quoi ce parfum, chéri ? Dov’èèèè quella donna ? »

Venons-en au fait enfin : le cytise, de l’avis unanime des botanistes, est un des arbres les plus toxiques d’Europe. Même son cousin des Alpes, laburnum alpinum, n’est pas d’une moindre toxicité. Tous les cytises, il faut le savoir, renferment en toutes leurs parties de dangereux alcaloïdes. Cependant, c’est surtout la fleur du cytise qui est dangereuse : ne vous avisez pas de la confondre avec celle de l’acacia. Te voilà prévenu, ô étranger.

Et de là nous pouvons tirer la conséquence : c’est que si Vénus ne fut pas forcément pour Anchise une déesse vénéneuse, le fruit de leur union, j’ai nommé Énée, est doté d’une toxicité certaine à l’égard des reines de Carthage. Il faut concéder d’ailleurs que Didon ne présente pas — du moins à l’acte IV — les symptômes d’une intoxication au cytise, à savoir salivation abondante,vomissements, hypertension, tachycardie, arythmie, asphyxie. Cependant, n’aurait-elle pas été inspirée de recourir au cytise, non pour s’en couronner – la bougresse – mais pour en mâcher quelques fleurs à dose homéopathique : il paraît que c’est bon pour la vésicule biliaire et bénéfique aux états dépressifs.