mardi 30 décembre 2014

Des Herren Güte preisen soll




Joseph Haydn, Die Schöpfung

Edith Mathis, soprano (Gabriel, Ève)
Christoph Prégardien, ténor (Uriel)
René Pape, basse (Raphael, Adam)
Chœur du Festival de Lucerne
Scottish Chamber Orchestra
Direction : Peter Schreier
Enregistré au Festival de Lucerne en 1992
1 DVD Arthaus


Un grand chanteur fera-t-il plus tard un chef de grande valeur ? Peter Schreier peut prétendre aux deux rangs, comme sa Passion selon saint Jean de Bach (Philips) saurait à elle seule en administrer la preuve. De fait, c’est sur lui d’abord que repose la réussite de ce concert capté à Lucerne dans l’église des Jésuites. L’Orchestre de chambre d’Écosse, qu’on a pu connaître assez flasque en fosse à Aix sous d’autres baguettes, se montre ici d’une grande fluidité, avec des bois très poétiques et une belle flûte solo : c’est ductile mais tenu, avec une animation amie de l’équilibre.

Dès le Chaos initial, Schreier parvient à allier solennité du geste et finesse des lignes : le tempo est allant, indemne de lourdeur mais avec la gravité nécessaire, et le discours, très équilibré dans le phrasé et les couleurs, n’en est pas moins prenant. L’agitato de la création des eaux accueille les mouvements sans perdre la noblesse, les cordes distillent le mystère dans l’évocation des espèces se multipliant (« Seid fruchtbar alle »). Les deux grands airs du soprano bénéficient d’un sens égal de la pulsation et du lyrisme, qui porte la poésie avec l’évidence. La musique d’aurore qui ouvre la troisième partie est parfaitement rendue. Le duo d’Adam et Ève sonne en revanche assez crispé, court de respiration et d’abandon (mais l’impression vient aussi du fait que les deux solistes ne vont pas très bien ensemble).

En revanche, le chœur de célébration final est pris à un tempo parfait car modelé sur l’éloquence du texte, et on vérifie là comme en d’autres endroits combien Schreier pense la musique à partir du verbe. Vertu capitale dans une œuvre qui retrace au présent la puissance originelle d’une Parole qui forme l’être des choses, où tout justement procède de l’ordre – c’est-à-dire aussi du commandement – de la parole : « Und eine neue Welt entsteht auf Gottes Wort »*. Schreier dirige d’ailleurs en prononçant le texte souvent, et pas seulement pour guider les choristes. Le plus délectable est sa générosité : c’est un chef qui dirige en effet, présent à ce qu’il conduit, mais souriant, communicatif avec les musiciens, rayonnant. Aujourd’hui que s’est impatronisée la manie de courir la poste dans l’ensemble monumental « Der Herr ist groß in seiner Macht » (noté vivace, nullement presto), c’est une bénédiction de l’entendre dans un dynamisme sans débraillé, sans surtout bousculer les lignes.




Le chef n’en infuse pas pour autant au chœur (amateur) le génie que celui-ci n’a pas. C’est là le point faible du concert sans doute, surtout du côté des messieurs (ténors en particulier) : honorable, en place, mais assez banal, sans beaucoup de poli, l’impression de prudence et même d’inertie étant renforcée par l’image, tant il est vrai que beaucoup chantent d’un air parfaitement racorni. On remarque néanmoins, à l’œil brillant de plusieurs dames de l’ensemble, que René Pape ne les laisse pas indifférentes.

Le jeune Pape a bien de quoi séduire en effet. L’ancien petit chanteur du Kreuzchor de Dresde n’avait alors débuté sur scène que quatre ans plus tôt à Berlin. Ce qu’on entend là, dans la partie la plus généreusement sollicitée de l’ouvrage, c’est d’emblée la beauté profonde de l’organe, la stabilité impériale du chant, la majesté d’une éloquence. Le récit inaugural sonne certes avec une solennité appuyée (« Im Anfange schuf GoooOOOOtt… »), et le chant semble assez monolithique, même si le diminuendo sur leer montre superbement une voie que le chanteur a depuis explorée. Le grand accompagnato « Seid fruchtbar alle, mehret euch » persuade plus par l’égalité merveilleuse de la voix que par une emphase trop marquée, trop en dehors.

Et cependant, s’il est moins convaincant en Adam, par manque de tendresse, René Pape s’impose en Raphaël par la seule autorité, mais de telle manière que la grandeur du ton frappe peut-être plus que l’étoffe d’une voix magnifiquement impeccablement soutenue, jusque dans la vocalisation. En l’écoutant, ce n’est pas le fantôme de Kurt Moll qui surgit mais plutôt le souvenir de Kim Borg, pour le grain et le grand ton. Cette hauteur impérieuse mais enveloppante fait merveille dans la création du firmament ou dans la peinture du tumulte des eaux. Mais l’artiste néclate pas moins par sa retenue dans le trio qui clôt la seconde partie, et par le murmure fantastique qu’il dispense sur « im Staub zerfallen sie ». Le visage, dont les yeux félins attirent le regard, reste d’ailleurs d’une expression remarquablement naturelle et posée, sans plus de trace d’effort que le chant. Son moment de gloire est la fresque de la création des animaux terrestres, et où le legato ne diminue en rien la netteté de léloquence. L’air qui suit (« Nun scheint im vollem Glanze ») est fastueux, avec des douceurs de majesté sur « dankbar sehn » ou dans la cadence. Une voix d’exception, avec la justesse du geste.




À ses côtés, Christoph Prégardien est plus frêle vocalement, mais combien éloquent, sa manière de phraser faisant entendre une pratique experte de linterprétation « philologique » du répertoire ancien. Le chant est d’une précision extrême qui abonde la poésie : l’air de la création de l’homme respire la perfection, parfaitement modulé, et le sourire de l’interprète resplendit sur l’introduction de la troisième partie. Le plus impressionnant est son évocation du lever de la lune, où à force d’art il donne le sentiment mystérieux du silence. Grand témoignage d’un chanteur à son zénith.

Le jour de ce concert, Edith Mathis, née et formée à Lucerne, avait 54 ans et derrière elle 35 années de carrière : ses débuts datent de 1956 (année Mozart) dans un des Garçons de La Flûte enchantée (Grümmer en Pamina, rien moins). Ce qu’elle offre en musicalité, en contrôle des lignes et des hauteurs, en style, en relief, force le respect. Musicienne hors pair. Tout est maîtrisé de bout en bout, de la grande phrase au moindre gruppetto. Cette discipline se lit sur la personne. Tendue, l’œil brillant mais étrangement fixe comme celui des oiseaux, les lèvres retroussées pour les besoins de l’émission, Mathis ne peut dissimuler les efforts que lui impose désormais sa partie. Mais la conquête dont procède l’art franc du chanteur peut se contempler ici. 

L’oreille percevra la dureté parfois agressive d’un aigu (« In holder Anmut stehn ») qui de toute façon brilla peu par sa suavité, ou même par sa liberté. La voix d’Edith Mathis, si fruitée dans le medium, n’eut jamais laura de Lucia Popp (sa contemporaine et concurrente immédiate pour tant d’opéras ou d’oratorios) ni son charme alcyonien : lui manquait une certaine qualité d’abandon, et sa fraîcheur de timbre s’est parfois payée de figements. Non qu’elle n’eût pas d’ailleurs le sens du théâtre : il ne manque pas d’enregistrements d’opéras pour l’attester, de Haydn à Henze. Ici, l’intelligence du texte ne s’accompagne peut-être pas de l’imagination qu’on trouve chez Margaret Marshall par exemple, mais cette fermeté du discours, ce sens harmonique du chant demeurent sans prix. On admire alors, au soir d’une carrière, la présence d’une artiste qui répugnait à parler d’elle ou de son art**, mais qui compte parmi les plus beaux serviteurs du chant classique, d’une rectitude assumée, les pieds sur terre sans méconnaître l’esprit. Y a-t-il beaucoup d’interprètes d’Ilia capables d’aller droit au caractère du personnage (fille de Priam, rôle originellement dévolu à une tragédienne) par un maintien si simple, si royal*** ?



* Voir aussi, à propos des Saisons de Haydn, cette page.
** Comme on l’apprend dans cet entretien plein d’enseignements.
*** Dans lintégrale gravée par Böhm à Dresde en 1977 : extrait à écouter ici.

dimanche 28 décembre 2014

L’auguste dans le poste





Ce soir j’attrape une partie de la retransmission radio de La Clémence de Titus donnée ces jours derniers au Théâtre des Champs-Élysées. Peu à dire des chanteurs. Kurt Streit a ses jours de règne derrière lui, mais (au moins à la radio) il passe mieux qu’un an plus tôt à Bruxelles dans la production torpillée par la direction sans direction de Ludovic Morlot. Une fois encore, j’ai oublié Julie Fuchs sitôt entendue. Le Sesto m’a paru assez fruste, efficace sans doute, mais la poésie du rôle lui échappe. André Tubeuf a d’ailleurs son idée (très perspicace) sur cette insuffisance. Karina Gauvin n’est pas impériale, mais elle fait vivre la musique de façon attentive et très personnelle, avec son érotisme propre et une intelligence sensible dès les récitatifs, même si on la sent livrée à elle-même… sauf pour ces rires bestiaux* qui semblent de mauvais augure pour la qualité du travail de Denis Podalydès (je n’ai pas vu le spectacle, n’allons point plus avant).

Cependant, en arriver à couper dans les récitatifs (avec les effets scabreux qui en découlent musicalement) en dit déjà long sur l’attitude d’un « homme de théâtre » face à un des plus beaux livrets que Mozart ait mis en musique, et où rien nest oisif. « Qu’on leur donne de la brioche », disait une autre altesse – de la brioche ou du kougloff. Quand a été créée au festival d’Aix la mise en scène de La Clémence par David McVicar, personne que je sache parmi les critiques ne s’est avisé de remarquer que pour une fois les récitatifs y étaient donnés intégralement, d’où des choses délicates et magnifiques au long du dialogue (la main de Sarah Connolly…). Mais les gens étaient trop occupés à se prononcer sur l’esthétique du décor coulissant, sur sa couleur : ça fait au moins un sujet de conversation pour Marie-Aude Roux.

Mais pour revenir à cette retransmission, elle n’a fait que nourrir mes soupçons à l’égard du talent de Jérémie Rhorer. C’est en effet la première fois je crois que j’entends la fin du grand rondo de Vitellia à l’acte II arrêté net par le chef avant même que le public n’applaudisse, alors que la conclusion de l’air est expressément enchaînée dans la partition à cette marche « à la française » qui introduit le chœur de célébration de Titus, par cet admirable changement à vue qui constitue une des beautés sublimes de l’œuvre. Le point d’orgue n’intervient précisément qu’à la fin de cette transition orchestrale qui naît du rondo sans solution de continuité.





Ce coup de surprise est calculé par Mozart et prend à revers l’inclination du public d’applaudir l’interprète après un grand moment vocal (et le rondo de Vitellia en est bien un). Ordinairement donc, le public peu familier de l’œuvre dans sa continuité applaudit sur la péroraison orchestrale, pleine d’élan, alors que l’orchestre continue de jouer, come scrittoAux Champs-Élysées, rien de tel. Comme le premier tâcheron dirigeant Turandot et arrêtant le flux orchestral à la fin de « Nessun dorma », Jérémie Rhorer croit convenable de briser soudain là, en queue de tire-bravos. O generoso ! o grande !

Mais ce qui suit est plus désolant. Car l’orchestre s’étant tu, sans que d’ailleurs des applaudissements torrentiels le relaient (et pour cause), il reprend le discours de façon brutale, et à quel tempo ? Andante peut-être (du moins pour un marcheur veillant à ne pas rater son métro), mais maestoso assurément pas. Ce qu’on entend est assez typique de la trivialité passe-partout des chefs prétendument « informés » dans le répertoire du XVIIIe siècle. On s’agite, on presse, comme si on craignait comme l’incendie, ou l’éruption du Vésuve, que le morceau ennuie, et on boule le texte avec le tout. Des vers magnifiques de cette hymne qui se dresse alors en remplissant lespace et dont le surgissement est justement plein de sens au sortir de la spirale introspective de Vitellia, ne reste qu’une sorte de bouillie avalée à la va-vite. C’est musicalement laid (la dimension monumentale de ce style délibérément archaïsant est absente) et théâtralement mort. Il sauffit d’écouter comment un Gardiner organise toute cette séquence.

Gardiner, justement – on pouvait le voir à la télévision la veille de Noël diriger un Dixit Dominus de Haendel capté à Versailles en juin dernier. Combien de chefs aujourd’hui, captifs autant que fabricateurs d’une idée fallacieuse d’un baroque à gesticulation, croient judicieux de conduire le chœur initial à tombeau ouvert, en laissant la majesté de la pulsation au fossé ? Rien de tel dans ce concert, pas plus que dans le disque princeps de Gardiner pour Erato. Et tout au long du concert, voir le chef diriger en possédant, en proférant le texte, en le projetant vers les interprètes qui le projettent vers l’auditoire, ne fait que confirmer ce qu’on entend : que la conduite musicale est ici pensée à partir du texte sacré, de l’empire de son intelligibilité, de son esprit en somme. Et non pœnitebit.



* La malheureuse était déjà contrainte à de tels rires façon Salpêtrière dans l’Armide de Gluck donnée à Amsterdam en octobre 2013, en vertu du trip tribal à la truelle du metteur en scène Barrie Kosky. Mais fallait-il un régisseur « de la Comédie-Française » pour réchauffer de telles puérilités ?

samedi 27 décembre 2014

Ténor de Nativité (1) : Ernst Haefliger




Alte deutsche Weihnachtslieder
Ernst Haefliger, ténor
Concilium Musicum (instruments anciens du XVIIIe siècle)
Dir. Paul Angerer
1 CD Claves
Enreg. à Retz (Basse-Autriche) en juillet 1984

1) Ave Maria, so grüßt der Engel
Chant populaire de Lorraine
(Flûte à bec alto, viole, violoncelle, contrebasse, harpe)

2) Marien ward ein Bot’ gesandt
Anonyme, 1392
(Viole d’amour, viole, viole de gambe, harpe, glockenspiel)

3) Nun komm der Heiden Heiland
Vers de Martin Luther
Musique des premiers temps de l’Église
(Hautbois d’amour, viole, basson, violoncelle, contrebasse, harpe)

4) O Heiland, reiß die Himmel auf
Vers de Friedrich von Spee
Mélodie du Rheinfelsisches Gesangbuch (1666)
(Hautbois, viole, doulciane, violoncelle, contrebasse, orgue)

5) Es kommt ein Schiff geladen
Vers de Daniel Sudermann (1626) d’après un texte alsacien du XVe siècle
Mélodie de l’Andernacher Gesangbuch (1608)
(Viole d’amour, viole de gambe, contrebasse, harpe, orgue)

6) In dulci jubilo !
Anonyme du XIVe siècle
(Violon, hautbois, viole, violoncelle, basson, contrebasse, harpe, clavecin, orgue)

7) Kommet, ihr Hirten
Chant populaire de Bohême
(Violon, hautbois, viole, violoncelle, basson, contrebasse, harpe, clavecin)

8) Der Heiland ist geboren
Chant de Haute-Autriche
(Vilon, hautbois, viole, violoncelle, hautbois, contrebasse)

9) Was soll es bedeuten ?
Chant populaire de Silésie
(Viole d’amour, hautbois d’amour, viole, violoncelle, basson, contrebasse, harpe, glockenspiel, triangle)

10) Vom Himmel hoch da komm ich her
Paroles de Luther adaptées par Friedrich Wilhelm Zachow et J.-S. Bach (4e strophe)
Mélodie du Gesangbuch von Schumann (1539)
(Hautbois, doulciane, orgue)

11) Fröhlich soll mein Herze springen
Vers de Paul Gerhardt
Musique de Johann Crüger (1662)
(Flûte à bec ténor, viole, violoncelle, harpe)

12) Es ist ein Ros entsprungen
Vers de Michael Praetorius (1609) complétés par Friedrich Layritz (1844)
Mélodie du Speierisches Gesangbuch Köln (1599)
(Viole d’amour, hautbois d’amour, viole, violoncelle, doulciane, viole de gambe)

13) Ich steh an Deiner Krippen hier
Vers de Paul Gerhardt (1653)
Musique de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Orgue)

14) Ermuntre dich, mein schwacher Geist
Vers de Johann Rist (1641)
Mélodie de Johann Crüger (1648) et basse de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Orgue)

15) Ihr Gestirn, ihr hohen Lüfte
Vers de Johann Franck (1674)
Mélodie de Chr. Peter (1655) et basse de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Clavecin, viole de gambe)

16) O Jesulein süß, o Jesulein mild !
Texte anonyme
Mélodie de Hall (1650) et basse de J.-S. Bach (Schemelli-Gesangbuch, 1736)
(Clavecin, viole de gambe)

17) Gelobet seist du, Jesu Christ
Vers de Martin Luther
Mélodie du XVe siècle
(Viole d’amour, viole, violoncelle, contrebasse)





Il y a six ou sept ans, Polydor a réédité en Allemagne un célèbre disque de noëls allemands que Fritz Wunderlich et Hermann Prey avaient enregistré en juillet 1966, quelques semaines avant la mort du ténor. On y trouve quelques classiques également présents dans le programme d’Ernst Haefliger : In dulci jubilo, Es kommet ein Schiff geladen, Es ist ein Ros entsprungen, etc. Les deux chanteurs, qu’unissaient des liens d’amitié, sont évidemment magnifiques, mais si les pièces chantées sont ponctuées par le récit de la Nativité selon saint Luc, lu par l’acteur Will Quadflieg, il faut essuyer un orchestre de chambre assez sirupeux et moyennement sûr, qui sert de surcroît des Locatelli et Albinoni sans intérêt.

Tout différent est le disque d’Ernst Haefliger, gravé en 1984, alors que le ténor suisse venait d’enregistrer les 3 grands cycles de Schubert avec piano-forte d’époque (un Hammerflügel joué par Jörg-Ewald Dahler) : une première alors, retentissante, et pour cause. De même, c’est accompagné par un ensemble d’instruments anciens que Haefliger déroule ce programme de chants liturgiques ou paraliturgiques qui vont de l’évocation de l’Annonciation à la célébration de la naissance du Rédempteur, et qui s’étagent de la période médiévale à l’âge baroque, empruntant aussi bien aux chants populaires qu’aux vers de Luther ou des grands poètes baroques que sont Paul Gerhardt ou Friedrich von Spee. À la tête d’un ensemble à géométrie variable, le chef, Paul Angerer, a lui-même composé les arrangements de ces chants anciens, qui obéissent tous à une structure strophique permettant de reprendre la même mélodie de strophe en strophe.

Sans doute ces changements judicieux dans le climat sonore, y compris au sein d’un même morceau, sont-ils d’une grande séduction et compensent le caractère répétitif de la musique. Mais d’un autre côté, cette sorte de réitération continue est elle-même d’un charme certain, et constitutive de l’ancrage populaire de la musique (la mélodie n’exige pas de prouesse de la part du chanteur) et de la dimension sacrée, contemplative, de poèmes dont l’éternité et la fixité du cycle liturgique constituent l’horizon. On pourrait d’ailleurs considérer que la répétition formelle des strophes opère en permanence autant de boucles dont le caractère circulaire mime la perfection divine. La prise de son, effectuée dans une église de Haute-Autriche, donne d’ailleurs une légère réverbération à l’enregistrement, qui contribue idéalement au climat de recueillement de l’ensemble.




Il se dégage ainsi de ces musiques un climat discrètement incantatoire, totalement poétique. On est d’ailleurs saisi, dans les plus anciennes, par un caractère archaïsant (avec des inflexions modales) qui leur confère une dimension mystérieuse. Ainsi Marien ward ein Bot’ gesandt présente une narration littérale, naïve, mais à laquelle la musique donne une résonance étrange, avec un mouvement de marche paradoxalement hiératique. Le chant de Silésie (Kommt, ihr Hirten) fascine par ses allures de bourdon et sa fraîcheur sans âge. Nos oreilles de malheureux modernes sont surtout frappées de l’absence de toute sentimentalité dans l’évocation de la Nativité : dans leur immédiateté populaire, ces chants conservent quelque chose de rituel et d’énigmatique, qui semble venir de très loin, et cette distance se retrouve dans le caractère allégorique de plusieurs poèmes. Ainsi du célèbre Es kommt ein Schiff geladen (XVe siècle), où la Nativité s’exprime par l’allégorie du navire portant la cargaison divine jusque sur la terre où il jette l’ancre. L’orchestration de Paul Angerer installe un climat de mystère étonnant, que sert aussi le chant méditatif de Haefliger, d’une intériorité et d’une humilité – c’est-à-dire aussi d’une douceur – dont on chercherait longtemps l’équivalent aujourd’hui.


Si le timbre du ténor suisse s’était alors feutré, on reste ébahi qu’à son âge d’alors la voix ait conservé ce caractère de juvénilité et même de lumière, autant que ce rayonnement spirituel qui fit la gloire de son Tamino (version Fricsay). Son chant respire la piété sérieuse et frémissante de la vieille Allemagne. On songe à l’esprit d’Elisabeth Grümmer. Sa sévérité, suggérant tout un monde dans Es kommt ein Schiff geladen, où il fait valoir avec sûreté des couleurs d’étrangeté, cède la place au sourire fervent dans In dulci jubilo ou Der Heiland ist geboren. Et dans le sublime Was soll es bedeuten ?, lancinant comme une complainte, il rappelle irrésistiblement la délicatesse élégiaque de ses Schubert. On est d’ailleurs saisi à l’écoute du noël de Haute-Autriche (n° 8), qui sonne presque, dans sa naïveté euphonique, comme une mélodie de La Belle Meunière. Ici on perçoit la continuité entre le Volkslied traditionnel et les lieder de Schubert. Les chants auxquels Bach a prêté la main sont proches du choral et aussi moins mémorables, tandis que les mesures de Fröhlich soll mein Herze springen ont quelque chose de dansant qui évoque le tout début du XVIIe siècle. Sommet du programme enfin, le fameux Es ist ein Ros entsprungen, à la mélodie immédiate, si prenante, presque triste, fait entendre combien la tenue vocale de Haefliger, son éloquence pénétrante et sans effets, se muent en poésie.





samedi 13 décembre 2014

Mater admirabilis




Une dose de nécrophilie, un soupçon de magyaromanie, et voilà :

Ave Maria von Ilosvay (1913-1987)

Encore une cantatrice qui ne fut longtemps pour moi qu’un nom dans les catalogues (la Mère de Hänsel & Gretel avec Karajan), avant que je la remarque dans des Contes d’Hoffmann captés à la Radio de Cologne en 1950. Voix de la Mère d’Antonia, elle est enveloppante et sûre comme on ne l’est pas souvent dans cette partie. C’est dabord la couleur qui frappe, extraordinaire : une couleur profonde, veloutée, chaleureuse, celle d’une voix d’alto, maternelle en effet, mais pas mamelue justement, avec quelque chose d’étrange qui la prédisposait sans doute au rôle d’Erda, la déesse primitive, dont elle fut à Bayreuth l’une des grandes titulaires après la guerre. Et pourtant, elle avait entamé sa carrière dans les années 30 en chantant du Mozart et même des raretés de Mozart. Preiser, irremplaçable, a opportunément publié une anthologie de ses rares enregistrements de studio pour Philips augmentés de deux extraits superbes du Ring dirigé par Clemens Krauss en 1953 : occasion de la retrouver.

Née à Budapest juste avant la Première guerre, Maria von Ilosvay a étudié au conservatoire de sa ville natale puis à l’Académie de Musique de Vienne, où elle remporta en 1937 le premier prix d’un concours international. Elle est alors engagée par Paul Csonka dans sa troupe de Salzbourg, qui se consacre aux premières œuvres lyriques de Mozart, notoirement méconnues à l’époque. D’octobre 1937 à mars 1938, elle participe à une tournée américaine qui, dans le même esprit, donne des raretés, à savoir Così fan tutte (Dorabella), La Cambiale di matrimonio de Rossini, Le Pauvre Matelot de Milhaud et Angélique d’Ibert. Plus tard, elle apparaîtra dans Le Couronnement de Poppée orchestré par Krenek.

En 1940, elle entre dans la troupe de l’Opéra de Hambourg, auquel elle restera fidèle jusqu’au terme de sa carrière. Après la guerre, en 1948, elle participe à la première représentation scénique du Vin herbé de Frank Martin à Salzbourg sous la direction de Fricsay, avec pour protagonistes Maria Cebotari et Julius Patzak : Orfeo vient d’éditer la bande. L'été suivant, toujours à Salzbourg à la création d’Antigone de Carl Orff sous la direction de Fricsay : elle y chante le rôle d’Ismène, dans une distribution réunissant Res Fischer, Hermann Uhde, Ernst Haefliger et Josef Greindl. C’est cependant Bayreuth qui lui vaut bientôt une gloire internationale : de 1953 à 1958, elle y interprète non seulement Erda, mais Waltraute ou la Première Norne (elle eut également Vénus de Tannhäuser ou Fricka à son répertoire).

Si elle a gravé pour Philips deux disques récitals successifs (répertoire courant du XIXe siècle en 1952, raretés de Mozart en 1954), il s’agissait de microsillons 25 cm, ce qui peut expliquer l’absence de réédition par la suite en disque longue durée. Preiser a repris l’intégralité des deux programmes dans son hommage :

¶ Mozart (Wiener Symphoniker, dir. B. Paumgartner, 1954)
La Finta Semplice : « Che scompiglio »
La Betulia liberata : « Che ascolto, Ozia ? — Del pari infeconda » ; « Parto inerme »
Air de concert K. 255 « Ombra felice — Io ti lascio »
La Clémence de Titus : « Deh per questo istante solo »

¶ Opéra du XIXe siècle (Wiener Symphoniker, dir. W. Loibner, 1952)
Verdi, Le Trouvère : « Stride la vampa »
Verdi, Don Carlo : « O don fatale »
Thomas, Mignon : « Connais-tu le pays ? »
Bizet, Carmen : « En vain pour éviter les réponses amères »
Saint-Saëns, Samson et Dalila : « Amour, viens aider ma faiblesse » ; « Mon cœur s’ouvre à ta voix »
+ en complément : Verdi, Requiem : « Liber scriptus proferetur », dir. P. Van Kempen  (1955)

¶ Wagner à Bayreuth
L’Or du Rhin : « Weiche, Wotan, weiche »
Siegfried : « Stark ruft das Lied »
Avec Hans Hotter (Wotan). Dir. Cl. Krauss (1953)

1 CD Preiser, coll. « Lebendige Vergangenheit »




Dirigés par Paumgartner, alors attaché à la défense des Mozart méconnus pour le meilleur et pour le pire (son édition démembrée-recomposée d’Idomeneo), les Mozart imposent d’emblée les deux qualités maîtresses d’Ilosvay : un timbre extraordinairement riche et caressant, qui laisse à la voix quelque chose de suffisamment juvénile, et une grande rigueur musicale. Le revers de la médaille, c’est une certaine raideur, et surtout une élocution vague. Que la prosodie soit approximative est peut-être gênant (Ilosvay chante tout en langue originale, ce qui n’était nullement l’usage dans les années 50), mais ce qui est frustrant surtout, c’est le vague des mots, dits du bout des lèvres, sans intégration véritable au discours musical. Les airs de La Finta Semplice et de La Betulia liberata étaient sauf erreur des premières au disque, et dans le superbe air de concert K. 255 (composé pour un castrat alto) Ilosvay n’avait été précédée que de quelques mois par R. Michaelis. 

L’air de Giacinta est à la fois noble et émouvant, avec une expression délicate et inquiète, même si nous sommes habitués à un orchestre plus animé ou à une approche plus véhémente (Jennifer Larmore par exemple). L’air de concert « Ombra felice » reste lui nettement prosaïque, pour ainsi dire bloqué par une élocution assez pataude. Ilosvay est plus à son affaire en Judith, malgré un italien germanifié, une vocalisation assez raide et une récitation très perfectible : la beauté du timbre, fruité, altier, a de quoi charmer, mais si l’interprète peine à soutenir l’intérêt sur la longueur des airs, le ton est assez juste en somme, timide mais tenu. Reste que les mots italiens ne parlent guère, hélas, avec des voyelles trop ternes. L’air impétueux « Parto inerme », pauvre d’accent dans la profération héroïque, souffre d’une approche scolaire qui gâche sensiblement la partie médiane ; mais c’est surtout le rondo désespéré de Sesto qui étonne par l’indifférence (pour ne pas dire la mollesse) de l’interprète : aucun frémissement, aucun accent de désespoir, mais une sorte de rondeur généralisée, typique au fond d’une certaine conception lisse du Mozart seria. Et pour le coup l’orchestre se montre bien incertain.

Les standards du répertoire gravés en 1952 font entendre un chant plus scolaire qu’animé par le sens du théâtre. L’organe est beau, et le chant scrupuleux (les figures du rythme dans « Stride la vampa ») et même digne, mais que tout cela reste générique ! Dans Azucena et Eboli ne cherchez pas du feu (« Azucena, vous auriez du feu ?… »), ni de la fluidité – et là non plus, le secours ne viendra pas des mots. Imagination et caractère en panne aussi dans l’extrait du Requiem : belle, austère (pas de port de voix sur proferetur ou continetur), mais surtout trop terre-à-terre, pas visionnaire pour trois ni quatre sous. Eboli paraît même marmoréenne, impavide, comme si Ilosvay rêvait déjà du sommeil d’Erda. Carmen reste appliquée, avec un martèlement monotone des syllabes, et une expression passe-partout. Nonobstant les hasards prosodiques, Dalila bénéficie de ce velours, de cette délicatesse (la vocalise descendante dans « Amour, viens aider ma faiblesse ») et d’une musicalité qui serait admirable si à ces caresses s’ajoutaient des arrière-plans de perversité ou simplement un érotisme prédateur : Maria von Ilosvay, je le crains, était trop bonne fille. On ne s’étonne pas dès lors de la trouver au mieux en Mignon : même un peu courte de nostalgie, le registre expressif moyen d’Ambroise Thomas lui va bien, et le français est très soigné.

Tout change – et comment ! – avec les scènes d’Erda, face à un Hotter saisissant de majesté et d’inquiétude. Si on sent que l’éloquence de cette Erda pourrait être plus affirmée, plus personnelle, ce qu’on entend respire l’évidence, et d’abord celle d’une langue retrouvée. L’élocution est enfin naturelle ; la tenue de ce phrasé fait valoir des couleurs de terre chaude et froide (presque un souvenir de Mödl y passe fugitivement), mais c’est surtout le contraste du dialogue théâtral qui en impose, dans Siegfried particulièrement. Car cette scène, une des plus impressionnantes de tout le Ring, est ici anthologique. Face à un Wotan fébrile mais avec superbe, contaminé par l’urgence du drame, cette Erda hiératique déploie comme en tapis des phrases hors du temps, comme si elle lui parlait de très loin et de très haut — ou plutôt de très profond. Non pas terre-à-terre, mais terre et mère, déesse larvée, tel était son meilleur emploi.





Photographies : 
Fricka à Covent Garden en 1956 (ci-dessus), Erda à Bayreuth en 1958 (tête de page)

Pour lécouter en Erda sous la direction de Clemens Krauss en 1953 :
Scène avec Wotan dans Siegfried ici

Autres témoignages discographiques de Maria von Ilosvay :

¶ Berg, Lulu (lHabilleuse), dir. L. Ludwig (avec Rothenberger), studio 1968, Electrola.
¶ Humperdinck, Hänsel und Gretel (Gertrud), dir. Karajan (avec Grümmer, Schwarzkopf, Metternich), studio 1953, EMI
¶ Mozart, Requiem, dir. Schmidt-Isserstedt (avec Della Casa, Krebs, Frick), Radio de Hambourg (1952), Tahra.
¶ Mozart, Les Noces de Figaro (Marcellina), en allemand, dir. Schmidt-Isserstedt (avec Saunders, Mathis, Steiner, Krause, Blankenburg), Opéra de Hambourg 1967, Arthaus (DVD).
¶ Offenbach, Les Contes d’Hoffmann (la Mère d’Antonia), en allemand, dir. Szenkar (avec Schock, Lipp,Mödl, Trötschel, Welitsch), Radio de Cologne 1950, Gebhardt.
¶ Rossini, Stabat Mater, dir. Fricsay (avec Grümmer), Radio de Cologne 1953, Melodram.
¶ Verdi, Requiem, dir. Van Kempen (avec Brouwenstijn, Munteanu, Czerwenka), Philips (1955) ; réédité en CD chez Preiser
¶ Wagner, Der Ring der Nibelungen (Erda), Bayreuth 1953, dir. Cl. Krauss, Orfeo.
¶ Wagner, Der Ring der Nibelungen (Erda et Waltraute), dir. J. Keilberth, Bayreuth 1955, Testament.


dimanche 7 septembre 2014

La sorcière est dans l’espalier : Armida de Haydn (1)




Haydn, Armida
Tours, Grand-Théâtre, 19 octobre 2008

Direction musicale : Jean-Yves Ossonce
Mise en scène : Gilles Bouillon
Dramaturgie : Bernard Pico
Décors : Nathalie Holt
Costumes : Marc Anselmi
Lumières : Michel Theuil

Armida : Daniela Bruera, soprane
Zelmira : Sabine Revault d’Allonnes, soprane
Rinaldo : Xavier Mas, ténor
Idreno : Jean-Marie Frémeau, basse
Ubaldo : Michael Bennett, ténor
Clotarco : Alexander Swan, ténor
Orchestre Symphonique de la Région Centre-Tours


Malgré des moyens bornés, le Grand-Théâtre de Tours s’est souvent signalé, sous la direction de Jean-Yves Ossonce, par une programmation judicieuse. C’est là par exemple qu’on pouvait voir Le Roi d’Ys il y a déjà plus de quinze ans ou ce Freischütz étonnant d’Olivier Py qu’a repris le Grand-Théâtre de Genève. On y a vu beaucoup Mireille Delunsch, parallèlement à Bordeaux : Rozenn, Agathe, Amelia, Mimi, et dit-on sa meilleure Violetta. Le choix d’ouvrir la saison, en prélude au bicentennaire de la mort de Haydn, par une production scénique de son Armida était déjà digne d’éloge. Je ne sais même pas si cet opéra avait déjà été représenté en France, mais il semble que des Haydn avaient été donnés en version scénique vers Orléans naguère. La taille de la fosse ne permet pas de toute façon un effectif orchestral très important, dans ce théâtre au charme désuet et aux strapontins délicieusement grinçants.

Le dernier opéra composé par Haydn est son Orphée londonien intitulé L’Anima del Filosofo, qui ne fut jamais donné en public avant 1950, et dont la création scénique eut lieu à Florence en mai 1951 sous la direction d’Erich Kleiber avec Maria Callas. Le compositeur distinguait de toute façon au sein de son œuvre lyrique le précédent opéra, créé en février 1784, Armida, dramma eroico, qui venait clore la série Haydn pour le théâtre princier d’Esterháza, qui reconstruit en 1780 après un incendie accueillait environ 400 spectateurs. Le compositeur a toujours joué de malchance avec les livrets, du moins dans le genre sérieux (une comédie comme L’Infedeltà delusa est dans son genre très réussie). Celui d’Armida languit parfois, mais l’œuvre reste assez ramassée. Le sujet est la délivrance de Renaud par les deux mêmes chevaliers que dans le livret de Quinault, sauf que le rideau se lève sur un Rinaldo qui, déjà installé au château auprès de sa maîtresse et de l’oncle sarrasin de celle-ci, s’apprête à conduire leur armée contre les chrétiens. Ubaldo et Clotarco déjoueront les pièges (la séductrice Zelmira leur est heureusement favorable) mais aussi la ruse d’Idreno, et parviendront à arracher le héros à ses amours.

Les actes I et II jouent ainsi sur l’indécision du départ de Rinaldo, qu’Armida reconquiert à la fin du premier acte (longue scène en duo) avant de le voir s’éloigner effectivement d’elle au second. La pâmoison de la magicienne (comme dans le Tasse et chez Quinault) entraîne de longs épanchements lyriques du héros, pris entre la gloire, la tendresse et le remords. Se réveillant abandonnée, elle chante un air de fureur dont la musique est très proche du Gluck italien (« Odio, furor, dispetto ») avant de rejoindre, fulminante, Rinaldo et Ubaldo dans leur camp : un imposant trio, qui clôt l’acte II, les oppose dans une solennité véhémente.

Jusque-là, les enchantements sont tenus en lisière de la dramaturgie, sauf dans la grande scène d’Ubaldo à l’acte I, en proie aux sortilèges, mais sans que la scène sollicite expressément la machinerie merveilleuse. On mesure d’ailleurs là combien, à ce moment de l’histoire du théâtre lyrique, Armide et son amant sont fortement sentimentalisés et définis d’abord par le tourment amoureux. Mais tout change avec l’acte III, qui musicalement est le sommet de la partition, s’il est vrai que sa richesse orchestrale (le prélude enchanteur de la forêt fait d’emblée songer à ce qu’on entendra dans La Création) et le développement dramatique continu de la musique sont particulièrement séduisants.



En même temps, la scénographie gagne en importance avec la magie du tableau sylvestre, qui est pour le coup adapté du chant XVIII de la Jérusalem délivrée (octaves 18 à 38), lorsque Renaud réussit là où Tancrède avait échoué au chant XIII, c’est-à-dire à rompre le sortilège de la forêt profonde et noire qui se transforme à son approche en séjour voluptueux où le miel ruisselle des végétaux. Le librettiste transpose cet épisode fantasmatique où les arbres font sortir de leur sein fertile des nymphes « telles qu’on les voit sur la scène », qui viennent à la rencontre du héros. La forme d’Armide elle-même sort du tronc d’un myrte énorme, enjôle son ennemi puis le brave, sans pouvoir l’empêcher de briser l’arbre fatal, d’où un cataclysme qui dissipe l’enchantement. Dans l’opéra, le livret fixe ainsi le décor de l’acte III : « Un bois terrifiant, au milieu duquel on voit un myrte particulièrement touffu » dont le tronc s’ouvrira pour faire paraître une Armida funèbre et suppliante, « pallida, e contrafatta co’ capelli sparsi, vestita di nero con verga magica in mano ».

On retrouve là, plus nettement que chez Quinault, la duplicité du spectacle magique : à la fois prodige enjôleur (comme le chant des oiseaux, les nymphes escortent la cantilène gracieuse de Zelmira) et espace de mort (le locus terribilis, la parure noire de la magicienne qui implore une pitié suspecte). Par parenthèse, la scène ne préfigure pas seulement la séduction de Parsifal au jardin de Klingsor mais fait aussi penser à la première apparition de la Reine de la Nuit émergeant du sein de la montagne. En tout cas, la force théâtrale de cet épisode vient d’une équivoque poétique dont le décor est un élément capital. La fin de l’acte sollicite encore la pompe du spectacle (surgissement des Furies, orage, disparition de la forêt, apprêt d’un char infernal pour le sextuor conclusif). Plusieurs documents, cités par H. Robbins-Landon, attestent d’ailleurs la dépense pour la création : le costume d’Armide était tissé d’argent et d’or, la machine du dragon tirant son char fut exécutée d’après un modèle viennois, et les arbres de la forêt avaient un tronc assez large pour contenir les figurantes chargées de jouer les nymphes diaboliques.

Il n’est certes pas question de prétendre ressusciter à toute force la magnificence d’un opéra de cour, mais au moins de mesurer à quel point la dramaturgie prend appui sur les jeux plastiques et spectaculaires de la scène. Sur ce point, la production de Tours offre un acte III particulièrement pauvre et laid : c’est paradoxalement quand il y a du grain à moudre scéniquement que le spectacle fait long feu. En fait de forêt inquiétante et enchantée, nous retrouvons le plateau incliné et partagé par une crevasse qui depuis le début lézarde le sol et le mur du fond de scène, mais cette fois occupé par un lit disposé en biais, et lui aussi fendu par cette faille dont le symbolisme pesant dit au moins quelque chose. Zelmira finira son air enjôleur en s’étirant sur ce lit lascivement, c’est de bonne guerre. Hélas, en fait de forêt, on nous servira les deux figurantes suivantes d’Armide, tenant de pauvres rameaux, et coiffées d’un chapeau haut de forme : Willkommen, bienvenue, welcome ! Armide surgit côté cour, puisqu’en fait de myrte, on trouve une espèce de grosse liane en chiffon blanc et vert tombant des cintres, assez piteusement. L’orage sera en service minimum, on s’en doute. Le costume d’Armide est en revanche assez heureux, qui combine robe d’apparat noire, équipage de cavalière (on aperçoit ses cuissardes), et truc en plumes (imitation corbeau, brrrr). Daniela Bruera a beaucoup de prestance, il est vrai.

L’acte I avait commencé dans un décor qui rappelle aussitôt l’Alcina de Carsen : Rinaldo, Idreno et Armida, en habits de soirée mais tout blancs, sont réunis à une longue table desservie. Le tableau de la montagne effrayante où erre Ubaldo se tiendra dans ce même décor blanc et nu, qui fait seulement varier le fond de scène, ouvert sur un ciel azuré ou lunaire ou occulté par un fond noir. Les duos d’Armida et Rinaldo se jouent évidemment pieds, nus, enlacés à même le sol, où s’évanouit Armida sans ornements inutiles. Bref : les moyens sont limités sans doute, mais l’imagination aussi chez Gilles Bouillon, par ailleurs directeur du Centre dramatique de Tours. Le long duo de l’acte I par exemple pèche par un défaut d’intérêt théâtral, confirmé par la régie du dernier acte.


Il est vrai aussi qu’Armida est un opéra qui appelle non seulement de bons musiciens, mais des personnalités dramatiques. D’ailleurs, difficile de faire vivre par exemple la virtuosité du premier air d’Armide, aux vocalises assez banales (on n’aurait rien de tel chez Mozart, il me semble). L’équipe réunie à Tours est inégale, mais surtout manque d’interprètes plus inventifs. Si l’on considère le rapport du talent et des exigences du rôle, la palme revient sans doute à Zelmira. Sabine Revault d’Allones souffre pourtant d’une voix assez métallique, qui pour un tel rôle manque de rondeur et de suavité, de galbe aussi, avec un timbre parfois acide qui évoque aussitôt ces chanteuses françaises des années 60 qu’on peut entendre dans les opéras publiés dans la série « Gaîté lyrique ». Reste qu’on échappe à l’écueil de la voix de soubrette, et que la présence scénique est à la hauteur d’un chant à peu près impeccable, puissant si nécessaire, et dont la sobriété réjouit quand on a essuyé la Zelmira à grimaces de Patricia Petibon en concert avec Harnoncourt. Les tenues enflées et diminuées dans « Tu mi sprezzi » sont parfaites, le phrasé intelligent, le souffle dominé, les staccatos dans « Torna pur al caro bene » sont d’une précision sans faille et d’une belle économie.

Le vétéran Jean-Marie Frémeau fait encore valoir, outre de l’autorité et un excellent italien que plus d’un sur le plateau peut lui envier, un organe noir et mordant. Les aigus plafonnent, le trille est un fantôme, question d’âge sans doute. Des deux chevaliers, l’un offre une voix un peu mâchée pour l’air « Ah si plachi il fiero Nume », qu’Anthony Rolfe-Johnson chantait si bien dans la version Dorati. Mais que dire de son compagnon ? Voix inconsistante, blanche, affreusement nasale, chant constamment vacillant, et pour tout arranger un italien dépourvu d’une accentuation convenable et qui sonne comme une langue non identifiée. C’est après coup que je me suis rendu compte que ce ténor avait chanté à Aix, et avec le plus grand succès, la Folle du Curlew River de Britten en 98 avant de revenir au Festival pour des petits rôles du Couronnement de Poppée avec Minkowski, puis en Don Curzio des Noces.

Dans le rôle de Rinaldo, Xavier Mas était annoncé souffrant, si bien qu’il est délicat de juger d’une interprétation cependant mieux qu’honorable : musicalité, élégance, physique du rôle, autant de qualités. Le pauvre est mis à l’épreuve dès le début de l’opéra, avec l’air de panache « Vado a pugnar contento », avec ses guirlandes de vocalises et ses attaques traîtresses dans l’aigu sur iiiidolo. On sent que Mas chante à l’économie, mais par la suite il sera plus généreux et parviendra finalement au bout de la représentation sans que le public doive se résigner à l’indulgence. La personnalité est sans doute trop timide pour habiter le texte et le rôle, et pour soutenir la longueur du monologue « Cara, è vero ». De même, le grand duo qui clôt l’acte I paraîtra un peu dépourvu de tension. Question peut-être encore de timbre : il n’est pas sûr que la lumière suave du ténor de Mas soit une aide pour un rôle qui s’accommode bien de quelque chose de plus mâle et assis. Waldemar Kmentt ou le jeune Torsten Kerl (à Schwetzingen) y ont été d’ailleurs très intéressants.

La soprane sarde Daniela Bruera, brune, au regard ardent, devrait être la magicienne de l’action. Elle fait d’abord excellente impression, par la présence et le port, dès la première scène, avec quelque chose qui de loin, dans un mouvement de bras, dans l’inclinaison du cou, rappelle Anna Caterina Antonacci. Elles ont d’ailleurs chanté ensemble dans l’Armide de Gluck à la Scala, où Bruera était distribuée dans un rôle de comparse, et non (sauf erreur) dans le rôle-titre comme on le lit le programme de salle. Son répertoire est d’ailleurs plutôt celui d’un soprano lyrique léger (Susanna, Despina, Norina, Adina, Eudoxie, Elisetta du Mariage secret, Nanetta, Musetta) mais elle chante aussi Gilda ou Violetta. La voix est assez colorée avec un beau medium. Le chant manque cependant de personnalité lui aussi, et de tour. Rapidement on perçoit que le contraste entre le forte et l’aigu piano forme la base de son vocabulaire expressif, trop systématiquement pour ne pas lasser. Et pour cause, l’air de l’acte I révèle les limites de l’interprète dans la virtuosité mais c’est surtout l’air de fureur suivant qui expose une gêne dans la maîtrise des écarts dynamiques : c’est à grand peine qu’elle surmonte les montées sur « Ho cento smanie al cor », le texte étant même remplacé dans la péroraison par des a piqués… À l’acte III, la composition théâtrale est soignée, mais vocalement cela manque décidément de liberté et d’un sostenuto qui donnerait sa séduction vénéneuse au merveilleux « Ah, non ferir ». Cette Armida à moitié assumée touche cependant.

Au bout du compte, c’est l’orchestre qui triomphe au terme de la représentation. Son rôle, dans un opéra conçu dans un esprit ouvertement symphonique, est crucial il est vrai, et on ne peut trop admirer Jean-Yves Ossonce d’avoir non seulement obtenu une cohésion suffisante de son ensemble, avec des vents remarquables (les musiques martiales sont exécutées avec un style élégant et une mobilité impeccable), mais encore produit une ductilité, une respiration, un sens de la pulsation qui animent constamment le discours musical. L’ouverture paraît d’abord un peu prudente, mais le sens de l’équilibre s’impose par la suite avec celui de l’articulation et de sa variété, c’est-à-dire aussi l’habileté à éviter la lourdeur où tombait parfois Dorati avec l’orchestre de chambre de Lausanne : il suffirait de comparer l’accompagnement des airs d’Idreno, par exemple. L’attention aux chanteurs est constante, le discours relancé avec soin (sauf peut-être dans la fin de l’acte I, décidément périlleuse), la poésie de l’acte III amoureusement cultivée.




vendredi 22 août 2014

L’armure et la vague





Weber, Oberon (extraits) 
Huon de Bordeaux : Jess Thomas, ténor
Rezia : Ingrid Bjoner, soprano
Fatime : Hetty Plümacher, mezzo
Sherasmin : Herbert Brauner, baryton
La Néréide : Erika Köth, soprano
Orchestre symphonique de Bamberg
Direction : Wilhelm Schüchter
Enregistré en 1962 pour Eurodisc
1 CD Sony-BMG (2008)

1) Ouverture ; 2) Air de Huon : « Von Jugendkampf » ; 3) Ariette de Fatime : « Arabiens einsam’ Kind » ; 4) Quatuor : « Über die blauen Wogen » ; 5) Chant de la Néréide : « O wie wogt es sich schon » ; 6) Scène et air de Rezia : « Ozean, du Ungeheuer ! » ; 7) Prière de Huon : « Vater ! Hör mich flehn zu dir ! » ; 8) Air de Fatime : « Arabien, mein Heimatland » ; 9) Duo Sherasmin-Fatime : « An den Ufern der Garonne » ; 10) Marche.


Avec son ultime Oberon, Weber a écrit un opéra anglais. La fortune de l’œuvre fut cependant en traduction allemande, comme l’indique la discographie, et ce n’est que depuis peu d’années qu’on dispose d’une intégrale conforme à l’original, sous la direction de Gardiner, avec en tête de distribution un Jonas Kaufmann qui prouve qu’on peut faire partie des gens de maintenant mais être cependant légendaire. La conception même de l’œuvre, dans laquelle la musique n’apparaît qu’à des moments strictement limités de la pièce parlée, la rend difficilement viable à la scène. Juxtaposés, les numéros musicaux perdent logique et sens. Les exécutions en concert confient parfois les liaisons à un narrateur, comme c’était le cas lors des concerts de Gardiner à l’origine de la version Philips.

Opéra fâcheusement discontinu, Oberon fait pourtant entendre le plus grand Weber, à un haut degré de charme dans son caractère mêlé. C’était déjà le cas du poème de Christoph Martin Wieland, Oberon (1780), à la source du livret, et qui déjà avait croisé un ancien roman de chevalerie français, Huon de Bordeaux, avec Le Songe d’une nuit d’été. Wieland, qui joua un rôle essentiel dans la genèse de l’opéra allemand en composant le livret de l’Alceste de Schweitzer, créé à Weimar en 1773, est un bon témoin de la richesse littéraire des Lumières allemandes. Mme de Staël a opposé la prose de ses romans philosophiques à ses narrations en vers :

« Le sérieux et la gaieté sont l’un et l’autre trop prononcés dans les romans de Wieland pour être réunis […]. Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante plaisanterie, la vérité l’attache trop, il veut savoir et expliquer ce que les choses sont ; et lors même qu’il adopte des opinions condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit allemand ; ils donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères […]. »

Pour Oberon au contraire, c’est la poésie propre à Wieland qui frappe la grande Germaine : « La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec beaucoup de grâce et d’originalité. […] Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui. »



Plus grand est chez Weber le génie de l’alliage. Cette musique profondément allemande dans l’esprit est aussi pénétrée d’italianisme, et séduit par un sens mélodique et par une pulsation également exceptionnels. Avec Huon et Rezia, Weber a créé des personnages débiteurs de Mozart (le quatuor de l’embarquement cite notablement celui de L’Enlèvemet au sérail) ou de la bravoure italienne (l’air héroïque de Huon est hors de portée pour un wagnérien ordinaire), mais également emblématiques de l’esprit du romantisme allemand. La grande scène de Rezia respire un sens hymnique, cosmique, de la nature qui tient au lied en amont et à Wagner en aval, et quant à la prière de Huon, elle exhale au-dessus des violoncelles un pur sentiment de dévotion dont on trouverait en vain un équivalent aussi pénétrant chez les Italiens. Auprès d’elle, du reste, la Prière de Rienzi paraît pour ce qu’elle est : un air déclamatoire dont le lyrisme est perceptiblement sollicité.

Plutôt célébrer la scène des deux Néréides (ordinairement confiées à la même soprane) et sa pure poésie de l’espace, toute cordes et cors lointains, dans un bercement impalpable, radieusement triste – paysage de nostalgie, plus suggestif que n’importe quelle marine peinte. Et que dire de l’Ouverture, formée comme dans Le Freischütz d’éléments de l’opéra ordonnés avec une science et une liberté si personnelles ? Musique d’air et de feu, de féerie, d’ivresse reine, par la couleur, les textures, le mouvement : poésie vitale. « C’est un météore » : la formule est de Choron, citée par Berlioz quand il s’enthousiasme pour ce « fantastique adagio où tout respire le calme et le silence » comme pour « cette péroraison foudroyante », « cet imprévu dans les formes », « cette soudaineté de mouvements », « cette grâce mélodique irrésistible » de l’Ouverture. Berlioz souligne aussi « cette inspiration d’instrumentation, qui fait de l’orchestre de Weber un orchestre à part, s’éloignant presque autant de l’orchestre de Beethoven que de celui de Rossini », et « cette originalité du coloris qu’on a longtemps qualifiée d’absurdité et de barbarie, mais qui aujourd’hui [1835] fait l’admiration de tous les musiciens de l’Europe »… comme elle fera celle de Stravinski.

La mode, en Allemagne comme ailleurs, est à la résurrection discographique, et depuis plusieurs années on voit reparaître en CD, souvent avec la couverture d’origine, des opéras gravés par extraits après la guerre, en un temps où l’enregistrement intégral n’allait pas de soi. EMI avait commencé avec une série d’opéras en allemand enregistrée à Berlin pour Electrola, où l’on rencontre le plus souvent Rudolf Schock, Erika Köth, Gottlob Frick et le chef Wilhelm Schüchter. Polydor a suivi avec ses propres crus, où Verdi est confié à Konya, Malaniuk, Wächter ou Hillebrecht. Sony a suivi en republiant des « sélections » publiées par le label Eurodisc, créé au début des années 60.

Leur producteur était Fritz Ganss, qui avait présidé au même type de disques pour Electrola, et qui s’attira d’anciens collaborateurs de l’époque berlinoise, Schock et Köth au premier chef, et le chef Wilhelm Schüchter que l’on retrouve ici à la tête de l’Orchestre de Bamberg. Deux des chanteurs de ces extraits d’Oberon avaient tenu leur rôle en décembre 1961 sur la scène de l’Opéra de Stuttgart : Jess Thomas et Hetty Plümacher. Peut-être était-ce l’origine du projet. Mais l’intérêt majeur de cette sélection, qui présente les extraits dans un ordre différent de celui de la partition, consiste dans les participations d’Ingrid Bjoner ou d’Erika Köth mais non moins dans la direction de Schüchter.




Car il y a là de quoi battre en brèche l’image convenue d’un chef secondaire qui s’attache à Wilhelm Schüchter, et qui jusqu’à une date récente (en France au moins) collait à Joseph Keilberth. Car non seulement Schüchter fait entendre ce que c’est que de soutenir les chanteurs, mais sa manière va bien à Weber. On ne trouvera pas la splendeur poétique de l’orchestre dirigé par Rafael Kubelik dans l’intégrale Deutsche Grammophon, et pourtant dès l’Ouverture, naturel dans la conduite du discours, franchise, netteté dynamique. L’esprit est assez voisin du Freischütz de Keilberth pour Electrola justement : humble, exact, d’un équilibre théâtral qui produit l’évidence. On aura certes entendu sonorités plus magiques qu’à Bamberg (les bois sont beaux cependant), mais cette bonhomie sans affectation, attentive aux accents rythmiques comme à l’élégance, va bien à la musique de Weber, et le tout reste tenu par un chef qu’on sent de plain-pied avec ce répertoire. Sentiment confirmé dans tout le disque.

En Huon de Bordeaux, Jess Thomas n’est pas sans reproche. Les vocalises héroïques de l’air d’entrée ne sont pas une langue qu’il a apprise : plus de raideur que de souplesse. Toute l’ascendance italianisante du rôle le trouve mal à l’aise, et l’émission de l’aigu sent constamment l’effort. Le chant reste très sérieux mais aussi corseté, d’une sensibilité très relative. On voit bien l’armure, mais le chevalier ? Par comparaison, Siegfried Jerusalem (dans l’air « Von Jugend » qu’il a gravé pour son récital de 1979 chez Eurodisc) est incomparablement plus vivant et intéressant, même si la voix est moins concentrée. Jess Thomas est évidemment plus à son affaire dans la Prière, où l’on entend les qualités de son Lohengrin, mais là encore la liberté expressive reste courte.

Hetty Plümacher, troupière s’il en fut alors, fait bénéficier Fatime de son timbre très coloré et de sa netteté de diction, mais les fioritures restent laborieuses et le ton assez prosaïque. Cela reste honorable, sans guère de fantaisie, avec de la présence, mais aimablement provincial, moins cependant que le Sherasmin incertain de Herbert Brauer, qu’on ne croirait jamais né sur les bords de la Garonne ni sur ceux du Neckar.
     
On regrette de ne pas entendre l’air de Rezia « Traure, mein Herz » car de son vaste monologue devant la mer Ingrid Bjoner offre une interprétation magnifique. Cette grande scène (récitatif et air aux séquences variées) est une des plus redoutables du répertoire de soprano, caractérisée qu’elle est par des traits ordinairement divergents. Il y faut de l’ampleur, une déclamation noble, mais aussi de l’ardeur, de la vulnérabilité aux sensations quand il s’agit d’évoquer le spectacle de la nature, et enfin de la jeunesse, de la souplesse, et un peu de virtuosité (trille, vocalise). Dans la discographie du numéro de L’Avant-Scène Opéra consacré à Oberon, André Tubeuf a merveilleusement parlé de cette esthétique si particulière, exemplaire du premier romantisme allemand, dans laquelle la puissance visionnaire s’accompagne de frémissement et même de légèreté. Nul doute que Bjoner, quelques mois avant sa performance dans l’Impératrice de La Femme sans ombre pour la réouverture du Nationaltheater de Munich (novembre 1963), reste un peu trop placide, trop peu mobile dans la partie rapide, dont elle n’a pas exactement la « soudaineté de mouvements ». Mais cette voix large, majestueuse, reste – et c’est très remarquable – juvénile, ronde, dépourvue de dureté (« O Wonne ! », « Die Rettung, sie naht »), et on sent en elle une réelle sensibilité, avec de la hauteur mais aussi de la délicatesse (« Denn für mich erstehst du nicht »), autant que le souci de nuancer l’expression, et même de s’appliquer au trille (« Die Winde lispeln leis »).

Plus tard, il n’en ira plus de même, et la Rezia complète de Bjoner, conservée dans un concert romain de 1973 (publié par Ponto en complément du Freischütz de Sawallisch la même année), fera entendre une voix alourdie de partout, on dirait presque impotente. Mais dans ces extraits en studio, elle ne fait paraître que plus malencontreuse la Rezia de Birgit Nilsson, coupante, comminatoire, quasiment hors de propos (version Kubelik, DG). Elle me semble aussi plus convaincante que Leonie Rysanek dans l’enregistrement radio de 1953 dirigé par Keilberth (intégrale chez Walhall, extraits dans un coffret Rysanek chez Gala), s’il est vrai que Rysanek, plus imaginative, est aussi moins radieuse, plus gênée par l’écriture de Weber et d’abord par la tessiture de la grande scène.




Et puis… et puis… il y a ErikaKöth, pour quatre minutes de la Néréide. « Même les petites choses peuvent nous ravir ». Moins onirique, moins diaphane qu’Arleen Auger chez Kubelik, plus incarnée et présente, avec une ligne moins étale et une voix qui vibre plus, Köth possède deux atouts maîtres : la clarté de la langue, qui profite aux dégradés du texte musical, et surtout ce sentiment de mélancolie qu’elle savait faire entendre. Enfin une Néréide qui ne soit pas une sirène presque abstraite, mais qui parle, qui évoque, qui ouvre des lointains et fait descendre le crépuscule. Ses dernières mesures (à 3’) sont magiques, non par évanescence, mais par la qualité du modelé et d’une expression admirablement pénétrante.


                     Gesang
(der Meermädchen innerhalb der Scene.)

Erstes Meermädchen.
O ! wie wogt es sich schön auf der Fluth,
Wenn die müde Welle im Schlummer ruht,
Leise verschwand der letzte Sonnenschein,
Und sich die Sterne dort hoch oben reih’n,
Und sich der Nachthauch hebt so sanft und mild,
Düfte entathmend aus fernem Gefild.
O ! wie woget und singt es sich hold,
Trocknend der nassen Locken Gold.

Zweites Meermädchen.
O ! wie schwimmt sich’s so schön auf der Fluth,
Wenn nichts als wir an der Brust ihr ruht,
Der Wächter lehnet im Dämmerungschein
Über dem Thurm, den die Zeit stürzt ein,
Bekreuzet sich, brummt ein fromes Gebet
Und horcht auf das Lüftchen das zauberisch weht.
O ! wie schwimmt sich’s und fingt sich’s so hold,
Trocknend indeß der Locken Gold.

Première Néréide.
Oh, qu’il est bon de voguer sur les flots,
Quand la vague lassée glisse dans le sommeil !
Sans bruit s’est éteinte la dernière lueur du soleil,
Et tout là-haut s’ordonnent les étoiles,
Et le souffle de la nuit se lève si suave,
Exhalant les parfums de champs lointains ! –
Oh, quel délice de voguer, de chanter,
En séchant l’or de nos boucles humides !

Seconde Néréide.
Oh, qu’il est bon de nager sur les eaux,
Quand rien d’autre que nous ne glisse sur leur sein !
Dans la lueur du crépuscule, le garde se penche
Par-dessus la tour que le temps détruit,
Fait un signe de croix, murmure une prière,
Puis écoute la brise et sa caresse magique.
Oh, quel délice de nager, de chanter,
Tout en séchant nos cheveux d’or !