Armide : « Le perfide Renaud me fuit »
Iphigénie en Aulide : « Vous essayez en vain – Par la
crainte et par l’espérance »
Iphigénie en Tauride : « Non, cet affreux devoir – Je
t’implore et je tremble »
Iphigénie en Aulide : « Adieu, conservez dans votre
âme »
Alceste : « Divinités du Styx »
La Rencontre imprévue : « Bel inconnu, qu’ici l’Amour
amène » ;
« Je
cherche à vous faire le sort le plus doux »
Paride ed Elena : « Spiagge amate » ; « O
del mio dolce ardor » ;
« Le belle immagini » ;
« Di te scordarmi ? »
Orfeo ed Euridice : « Che puro ciel ! » ; « Che farò senza
Euridice ? »
English Chamber Orchestra
Dir. Raymond Leppard
Enregistrement de 1975
1 CD Philips, coll. Baroque
Classics (1989), rééd. coll. Eloquence (2004).
Un disque de chevet, celui grâce
auquel j’ai découvert Janet Baker et surtout les opéras de Gluck, et qui me
ravit toujours à chaque écoute. Raymond Leppard, maître d’œuvre de ce récital
comme de bien des disques de Baker dans le répertoire baroque et classique, a
souligné chez elle ce qui faisait à ses yeux ses vertus éminentes dans
Haendel : une vraie discipline unie à une vraie liberté, avec de surcroît
une intensité émotionnelle hors du commun. Ces qualités s’épanouissent dans
l’interprétation de Gluck, et on trouvera peu d’exemples d’un chant aussi noble
et ardent en même temps. Le français, excepté quelques scories dans les
liaisons (mais il est rassurant d’entendre que « l’honneur parle aux zéros
offensés »), est généralement superbe car altier. À ce propos, j’avais été
très étonné d’entendre à la radio feu Jacques Bourgeois déclarer qu’elle ne
parlait pas français et apprenait ses parties en français phonétiquement, et
que la réussite n’était que plus frappante. Était-ce le cas ? Dans cet
album Gluck, elle phrase certains vers de façon véritablement admirable, et on
imagine mal que cela puisse être sans une perception linguistique assez précise.
Quand il est paru, à la fin des
années 1970, bien des extraits de ce disque étaient des raretés et même des
premières au disque. Par exemple, qui voulait alors entendre Armide n’avait que « Ah, si la
liberté me doit être ravie » par Frida Leider (en français dans un album
Preiser)… et le monologue final par Baker – c'était tout. On ne mesure peut-être pas la chance
qu’on a aujourd’hui de pouvoir accéder commodément par le disque à la
production lyrique de Gluck, pour ses œuvres les plus marquantes, mais même Ezio est actuellement documenté par
trois enregistrements de la version de Prague (1750) et un de la version
viennoise (1763). Avant les années 1980, il n’existait sur le marché officiel
aucune intégrale d’Armide, ni d’Iphigénie en Aulide, ni même d’Alceste : la version Leibowitz avec
Ethel Semser ne reparaîtra qu’un peu plus tard, fugitivement, chez Chant du
Monde, et celle de Flagstad (version de Vienne) n’était plus au catalogue
depuis longtemps. Ne parlons pas de Pâris
& Hélène, ni de La Rencontre
imprévue. Mais songeons aussi que pour Iphigénie
en Tauride, la seule intégrale enregistrée était celle de Giulini, captée à
Aix-en-Provence en 1952 ; encore était-elle supprimée depuis des
lustres : EMI ne la réédita en microsillons que lorsque Shirley Verrett
reprit le rôle au Palais Garnier. Paradoxalement, la discographie des opéras de
Rameau était dans ces années-là plus fournie.
Tout n’est pas également
captivant dans ce disque Gluck, sans doute, mais tout intéresse, même si la direction de
Leppard peut nous sembler bien flasque parfois (dans certaines séquences du
monologue d’Armide) et si ce qui passait alors pour de la rigueur philologique
sonne parfois romantique de phrasé (mais cette musique s’en accommode bien, du
moins pour ce programme). En tout cas, l’English Chamber Orchestra offre une
interprétation bien plus tenue et concentrée que ce qu’on entend dans la fosse
de Glyndebourne pour l’Orfeo ed Euridice
monté pour les adieux de Baker (DVD).
Le grand air d’Alceste a certes
de l’allure, mais paraîtra corseté et même compassé, une fois comparé au feu
dévorant de Baker sur le vif (représentation à Covent-Garden en 1981, publiée
depuis officiellement). L’air d’Iphigénie
en Tauride (dont la source musicale est un ancien air d’Antigono… et sans doute encore une partita de Bach !) ne
semble pas non plus le plus propice à l’épanouissement de l’art de Baker, mal
soutenue, pour le coup. Les deux monologues d’Orphée sont magnifiques, et à un
tempo parfait pour le lamento (allant comme il faut), mais ce qu’il y a de plus
personnel chez cette artiste ne s’y investit pas entièrement, il me semble.
Pour le reste, on est ébloui.
Et d’abord ébloui par les deux airs de La Rencontre imprévue, opéra-comique
écrit en français pour Vienne, où Baker incarne successivement la suivante
Balkis et la suivante Amine. Janet Baker en simple suivante ?
horreur ! Elle enchante pourtant par l’ironie du ton et le confort vocal,
luxueux pour de telles parties sans doute. Dans Iphigénie en Aulide, on l’aurait attendue plutôt en Clytemnestre,
et de fait son Iphigénie, intimidante de noblesse, n’est plus une jeunesse
virginale. L’adieu à Achille, altier autant qu’attendri, monumental et murmuré,
n’en est que plus poignant. Quant à l’air du premier acte (« Par la
crainte et par l’espérance »), d’une conception musicale un peu
conventionnelle, il faut bien le dire, elle le rend passionnant de bout en
bout, et quels phrasés ! Écoutez seulement les vers
Et rétablis entre eux l’heureuse intelligence
Dont dépend ma félicité :
Amour, j’implore ta puissance !
Tout cela est du plus grand ton,
avec cette manière si caractéristique de Baker d’appuyer les consonnes labiales
(cet « Ammmour »…).
Pour la scène finale d’Armide, par où commencer ? On est
face à une conception de très grande ampleur : le début est extrêmement
lent, comme émergeant du silence, trop lent sans doute, ou trop traînant, trop
drapé pour ainsi dire, mais cela permet par la suite de vastes contrastes.
Baker a beau jeu de déployer là l’éventail de ses caractères : livide,
murmurante, mais aussi impérieuse, furieuse, avec ce quelque chose de sexuel
dans le timbre (pour reprendre les propos de Jean-Charles Hoffelé à propos de
sa Vitellia). La séquence de l’hallucination
(« Quand le barbare était en ma puissance etc. ») est… hallucinante,
avec une déclamation plus lourde que Delunsch, mais aussi une voix étincelante.
Oui, une humeur noire, une fureur splendide, où Baker parvient à marier
la violence et la majesté comme elle savait si bien le faire. La voix semble commander à tout, au moment où elle donne l'impression que les passions dévorent le personnage. Surtout, les
derniers vers sont chantés de façon inouïe : on entend alors la plus
grande Baker, avec ce foyer démoniaque dans la voix, cette voix qui semble
effectivement incendier le palais à elle seule, et le rictus amer de la
sorcière artistement glissé dans ce désespoir en apothéose.
Curieusement, quand j’ai entendu cette scène pour la première fois, j'ignorais le détail de la scène, qu’Armide s’envole sur son char pendant la destruction du palais enchanté.
J’imaginais Baker immobile, consummée dans l’incendie pendant la grande
péroraison orchestrale — un peu comme la gouvernante à la fin de Rebecca de
Hitchcock. Je n’entendais pas « Partons », mais seulement
« Demeure enseveli en ces lieux pour jamais ». Mais sans doute Gluck
joue-t-il sur cette suggestion, absente chez Lully pour des raisons évidentes d'écriture.
À égalité avec Armide, le groupe des quatre airs de
Pâris, avec l’inévitable « O del mio dolce ardor » des recueils d’Arie antiche, et le moins intéressant du
lot à mon sens. Cet opéra quasiment expérimental, où Gluck et son librettiste
délaissent les ressorts du terrible et du grand pathétique pour représenter une
Grèce plus idyllique, très néo-classique, en poussant loin le dépouillement,
est délicat à interpréter sans tomber dans la fadeur ou la monotonie. L’atout
majeur de Baker est la conjonction du ton héroïque requis et d’un érotisme
ombrageux, qui transcende le registre élégiaque. « Spiagge amate »
impose d’emblée la nostalgie irritante du désir, qui trouve son épanouissement
dans « Le belle immagini », sublime de bout en bout tant le feu
ravageur qui éclatait dans Armide
semble ici couver, et confère au morceau, si fermement tenu, quelque chose de
langoureux et en somme d’inquiétant. Quant à la grande tirade de l’acte II,
Baker en domine l’arche expressive en souveraine, avec une partie lente qui
porte la douleur à un haut degré d’onirisme, avec une péroraison (« Ma
guardati etc. ») qui donne la chair de poule par sa poigne. Eh oui, Janet
Baker est une illustre Angloise, plus anglaise qu’anglaise sur ses photos, mais
c’est d’abord une cantatrice qui imagine dans le texte, une grande chanteuse classique
doublée d’une artiste shakespearienne. Une grande démoniaque en robe mauve.
The Guardian a publié en juillet dernier un entretien remarquable avec Janet Baker.
À lire ici (la page intègre des vidéos, dont l'Orphée de Gluck)
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