1er janvier 1955.
Il y a quelques jours chez Reine Gianoli. Nous avons parlé du sentiment d’irréalité qui vous prend tout à coup
devant le public et qui vous paralyserait s’il n’y avait cette sorte
d’automatisme qui permet d’agir et de faire ce qu’il faut. J’ai éprouvé cela,
et cruellement, quand j’ai fait des conférences. Le public est là, ne bouge
pas, ne dit rien. Au bout d’une demi-heure, cela devient si gênant qu’on se
demande s’il ne s’agit pas d’un rêve absurde. On a envie de se lever et de s’en
aller, pour voir. La seconde demi-heure tourne lentement au cauchemar. Est-ce
que tout cela est vrai, cette salle, ces gens immobiles, cette voix que
j’entends et que je ne reconnais pas bien, la mienne pourtant ? Reine
Gianoli se disait fatiguée, elle m’a joué cependant tout le prélude de la 2e Suite anglaise en la
mineur et une gigue (lentement, presque majestueusement, non à toute vitesse
comme on fait d’ordinaire.)
3 janvier.
Si le diable faisait de la
musique, ce serait celle de Tchaïkovski, séduisante, habile et vulgaire. Elle a
des langueurs qui troubleraient un instant les auditeurs les plus froids. Tout
à coup, la voilà folle de plaisir, à propos de rien, et comment ne pas la
suivre et se laisser emporter par ce tourbillon ? Elle chatouille
ignoblement. Soudain elle prend de grands airs de reine en exil, passe,
dédaigneuse et triste. Un clin d’œil des plus canailles, et de nouveau elle se
trémousse. On l’écoute pourtant. Elle est d’un charme extraordinaire.
7 avril.
À quelqu’un qui me demandait s’il
devait répondre à une attaque assez basse dans un journal hebdomadaire, j’ai
conseillé de se taire. Le silence est une arme admirable, et dont le maniement
est du reste fort délicat. Il faut savoir contre qui on l’emploie et quel sens
il peut prendre dans l’esprit de celui à qui on répond de cette manière. Il y a
le silence indigné, ou blessé, ou dédaigneux, méprisant, amusé, ironique, ou
plein de reproches douloureux, ou pathétique, goguenard, jovial, taquin,
furieux, vengeur, etc., etc. Mais il finit toujours par être interprété comme
il faut, à moins que ce ne soit le silence mystérieux qui veut laisser
l’adversaire dans le doute, et celui-là est exaspérant ; Bossuet s’en est
servi contre le ministre Jurieu qui l’avait accusé d’être le père de plusieurs
enfants, ou peut-être s’agissait-il du silence de la rage impuissante, ou de
celui dont nous avons tous usé et abusé : le silence indifférent. Nommons
enfin pour être complet le silence qui dit oui et le silence qui dit non, et
celui qui justifierait presque un assassinat car il ne dit ni oui ni non.
24 juin.
Lecture émerveillée de Rabelais
que j’avais laissé de côté depuis plusieurs années. Tout a été dit sur cette
avalanche d’adjectifs si merveilleusement choisis et je pense que personne en France
n’a fait retentir avec des mots musique plus joyeuse ni plus riche. Avant le fini de rire du XVIIe siècle
annoncé par la prose de Calvin, il y a eu ce miracle exceptionnel, cette sorte
de Shakespeare français. Je pense, naturellement, à la beauté de la langue qui
n’a jamais retrouvé cette saveur. Quelle traduction de la Bible un homme de ce
génie aurait pu nous donner !
24 juillet.
Hier, passé quelques heures dans
une maison agréable, près de Saint-Jean-de-Luz. Une jeune pianiste jouait les Papillons de Schumann devant cette baie
admirable, qui sombrait dans la nuit. C’est une musique de nuit, de même que la
musique de Bach est une musique du matin (je pense surtout aux Brandebourgeois et à presque toutes ses Suites).
5 août.
On m’a raconté l’histoire d’un
paysan du Valais qui, voyant sa vigne ravagée par la grêle, lève le poing vers
le ciel et dit : « Je ne désigne personne, mais ça n’est pas
bien ! »
21 août.
Écouté la Cantate du café qui m’avait fait une si forte impression, alors que
j’avais vingt-cinq ans et que je l’écoutais pour la première fois, à la salle
Gaveau. Je l’ai entendue pour la seconde fois hier, grâce au disque qu’on en a
fait. L’air du Heute noch est un des
plus enchanteurs, un des plus grisants que Bach ait écrits. J’y voyais, en
1926, le balancement de hautes frégates à voilure déployée. En réalité il
s’agit simplement d’une jeune fille qui demande à son père de lui trouver un
mari, mais la musique de Bach est toujours bien au-delà de ce qu’elle paraît
dire.
1er septembre.
Dans Buffon, cette phrase si
curieuse : La mort est la dernière
nuance de la vie.
2 novembre.
La mère de Leopardi écoutait près
du confessionnal ce que son fils disait au prêtre. Voilà, je pense, un trait
auquel Mauriac doit regretter de n’avoir pas songé !
7 novembre.
Hier soir, une excellente
émission radiophonique sur la vie des chartreux. Stanislas Fumet raconte
l’histoire du chartreux qui bêche dans le cimetière, et sa bêche, en mordant la
terre, fait jaillir du sang. Il court à son prieur. « Que dois-je
faire ? – Recouvrez », dit le prieur. — Dans sainte Catherine de
Sienne, l’odeur du sang. Elle y revient avec une sorte d’insistance.
Julien Green, Journal, 1955, Gallimard
*
Neville Marriner a-t-il pensé lui
aussi à des voilures, à ce balancement grisant ? Son interprétation de la Cantate du café (Philips) est ce que
j’ai entendu de plus proche de ce caractère-là, et de plus poétique, alors que
Schreier, dirigeant Edith Mathis, opte pour un jarret rustique, et que
Harnoncourt, avec Janet Perry, préfère les accents au déploiement. Dans le
disque de Marriner, c’est Julia Varady qui chante la jeune fille excitée par le
café puis par l'hymen. Objectivement surdimensionnée, si l’on songe à
l’idéal que pouvait représenter un soprano comme Rotraud Hansmann, elle épouse
pourtant fastueusement, érotiquement, l’allant et le geste plastique du chef.
Heute noch, Dès aujourd’hui,
Lieber Vater, tut es doch ! Mon cher
père, faites donc !
Ach, ein Mann ! Ah, un mari !
Währlich, dieser steht mir an ! Vraiment, voilà ce qui me va !
Wenn es sich doch balde fügte, Si seulement la chose pouvait se faire sous peu,
Daß ich endlich vor Coffee, Pour qu’enfin,
mieux que du café,
Eh ich noch zu Bette geh, Avant d’aller
au lit,
Einen wackern Liebsten kriegte ! Je prenne un amoureux robuste !
Vous nous exécutez Harnoncourt en deux mots mais QUID DE JANET PERRY ?
RépondreSupprimerEn fait j'ai bien réfléchi les dix dernières secondes : je pense qu'une discographie complète et comparée de la cantate s'impose.
RépondreSupprimerIl existe une autre version avec Dieskau, au début des années 60, avec Lisa Otto et Traxel. Je ne l'ai jamais entendue. C'est moche, la vie.
RépondreSupprimerLisa Otto est-elle forte de café ? Dans ce cas on pourrait dire que Streich est surcaféinée.
RépondreSupprimerJe lis que Varady aurait récemment enregistré un remake de "Gigi al Paradieskau"
RépondreSupprimerVous y croyez, vous ?