Charles-Antoine Coypel
Adrienne Lecouvreur en Cornélie de La Mort de Pompée
Adrienne Lecouvreur est une tragédienne fameuse du premier tiers du XVIIIe siècle qui eut des soucis de voierie sur la fin. Ses déboires ne se sont pas arrêtés là puisqu’on l’a transformée en opéra italien en 1902 à partir d’une intrigue amoureuse mettant en scène Maurice de Saxe et la méchante duchesse de Bouillon – dommage d’ailleurs que le cardinal de Bouillon fût déjà disparu, on aurait pu s’amuser encore davantage.
Je sais bien, c’est assez mesquin
d’ironiser sur une œuvre et un répertoire qu’on ne connaît pas. En
l’occurrence, je m’en tiens à un extrait de cette Adriana Lecouvreur de Cilea : l’air que chante la protagoniste
à son entrée en scène, « Io son
l’umile ancella », découvert naguère dans un récital d’Inge Borkh
(dir. Rudolf Moralt, 1957). Autant l’air de Madeleine « La mamma morta » dans Andrea Chénier peut fatiguer par son tour
tape-dur, autant là… Dans un climat « Italie fin de siècle », l’effusion
du morceau séduit d’autant plus qu’elle est contenue par une composition
maîtresse de ses effets, ronde, avec des couleurs instrumentales raffinées. Frappante
est en particulier la manière dont l’expansivité de l’écriture lyrique,
évidemment attendue dans cette esthétique, épouse le recueillement mais aussi
une évanescence voulue.
Io son l’umile ancella
del Genio creator :
ei m’offre la favella
io la diffondo ai cor...
Del verso io son l’accento,
l’eco del dramma uman,
il fragile strumento
vassallo della man.
Mite, gioconda, atroce,
mi chiamo Fedeltà :
un soffio è la mia voce,
che al novo di morrà.
Je suis l’humble servante
du Génie créateur :
il m’offre la parole,
et moi je la répands vers le
cœur…
Je suis l’accent du vers,
l’écho du drame humain,
le fragile instrument
vassal de la main.
Douce, joyeuse, atroce,
je me nomme Fidélité :
ma voix est un souffle,
qui mourra au jour
nouveau.
Tout cela est bien plus intéressant que ce qu’on trouve avec
Tosca, pour prendre un autre personnage d’actrice. Car cette profession de foi
de celle qui s’affiche servante de son art, et ce faisant capte l’adoration du
public, prend une dimension fortement allégorique : une voix sans
caractère fixe, la Fidélité au Génie, le texte dissout la personne d’Adrienne
en même temps qu’il la définit. Elle s’identifie exactement à une personnification
de la poésie au moment même où le chant proclame le statut instrumental de la
voix, de cette voix soluble dans l’air que la fin de l’air thématise. Je
chante, donc je suis, mais je ne suis rien qu’un souffle, autant dire l’âme de
l’art, autant dire tout. Elle est « l’accent du vers », une voix
vulnérable, caduque, mortelle, et l’exhalaison de ces propos lui forme comme
une apothéose musicale.
Ainsi, cet air chargé de présenter la protagoniste en fait
d’emblée une allégorie du théâtre et de la voix, suggérant même, sans doute,
l’extinction de l’artiste avec la mort effective à la fin de l’opéra de cette
femme « qui mourra au jour nouveau ». Par là même, il me semble qu’on
quitte le carcan historique du drame pour glisser, verticalement pour ainsi
dire, vers une forme de poésie en miroir. De surcroît, la force expressive du
morceau tient au paradoxe qui caractérise cette assomption en gloire du
« fragile vassal », de cette sublimation du souffle mortel par la voix
même de la soprane. En cela, cet air renferme comme une icône la fascination
propre à l’art lyrique.
Être d’entrée à la hauteur de l’enjeu revient à un jeu
d’alliances : volupté de sirène mais majesté du geste, imagination et
discipline « instrumentale », le flux vocal avec le relief du mot.
Cette rencontre a pour moi un nom : elle s’appelle Margaret Price, qui
chanta d’ailleurs le rôle entier à la scène avec Neil Shicoff à Munich.
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