Beethoven, Sonates
pour piano
Zoltan Kocsis
CD Philips paru en 1991, rééd. 1994.
Sonate n° 1 en fa mineur, op. 2 n° 1 (1795)
Sonate n° 5 en ut mineur, op. 10 n° 1 (1797 ?)
Sonate n° 8 en ut mineur, op. 13 « Pathétique »
(1798)
Sonate n° 17 en ré mineur, op. 31 n° 2 « La
Tempête » (1802)
Zoltan Kocsis est avant tout connu pour ses Bartok chez Philips, en plein dans le mille, ou pour un disque extraordinaire de transcriptions de Wagner (dont une Ouverture des Meistersinger réalisée par le pianiste lui-même). Mais c’est autant dans le répertoire classique viennois qu’il s’est imposé tout jeune, dans Mozart en particulier, parallèlement à son compatriote Deszö Ranki, avec qui il a pas mal enregistré chez Hungaroton, et qui est resté plus en retrait, et moins connu aujourd’hui en Europe occidentale (peu de ses disques sont couramment disponibles, il est vrai). Mais si le nom de Kocsis n’est pas ordinairement associé à Beethoven, ce groupe de quatre sonates (j’ignore s’il en a gravé d’autres) illustre un geste impérieux et une éloquence qui naît de la plus grande précision et d’une emprise rythmique qui paraît sans faille.
J’avais acheté ce disque un jour
que je cherchais à réécouter la sonate n° 5, que j’avais jouée du temps de ma
splendeur, et aussi à réentendre la « Tempête », que je possédais
autrefois sur un disque violet de Vladimir Ashkenazy. Le parcours de ces quatre
sonates est lui-même éloquent. La toute première sonate de Beethoven, qui fait
partie d’un groupe de trois dédiées à Haydn, fait à la fois entendre cette filiation,
y compris dans une forme d’étrangeté qui appartient en propre à Haydn et qu’on
ne trouve guère dans les œuvres pour piano de Mozart. Le 3e
mouvement (Menuetto) évoque irrésistiblement
Haydn, avant que le 4e, immédiatement percussif, fasse déferler une
musique tumultueuse, qui semble déborder des digues avec un mélange d’ivresse
et de rage, et qui porte déjà le caractère du compositeur. D’une clarté de
lignes et d’une rigueur de phrasé admirables, le jeu de Kocsis semble faire
sortir l’expression de la lisibilité du texte, avec un emportement rythmique
qui ne dérange pas la structure. Rigoureux et pénétrant à la fois.
La sonate n° 5, en ut mineur,
confirme cette approche à la fois sèche et ardente. Le mouvement lent (Adagio molto) chante sans jamais s’alanguir
et sans jamais rien céder sur la netteté rythmique ni sur la posologie du
toucher. On peut toujours préférer dans Beethoven une pâte sonore plus
onctueuse ou plus riche, un jeu plus « romantique », mais cette
rigueur de l’animation fait ici merveille, dans les traits rapides,
interrogatifs, ou dans le passage syncopé. L’articulation du jeu ne défait pas
la ligne d’ailleurs, et j’ai vraiment le sentiment que cette façon de phraser
le chant sans amoindrir la pulsation et son acuité, cruciale chez
Bartok, s’épanouit merveilleusement ici. Il n’y a d’ailleurs que trois
mouvements dans cette sonate particulièrement dense, et le Prestissimo final est joué de façon souveraine, avec un génie de la
trépidation, où la véhémence et même le mystère sont comme la fleur d’une précision
ascétique. Rien d’appuyé, rien d’énervé non plus. Économie parfaite, y compris
dans l’équilibre des deux mains, et dans le respect des valeurs (pas un accord,
pas une note n’est prolongé au-delà de ce qu’indique la partition).
Avec la « Pathétique »,
on emprunte les chemins balisés du romantisme, ici exalté par le sens
dramatique du récitatif et par une virtuosité magistrale et frémissante (les
traits ruissellent sans cesser d’être parfaitement articulés), où jamais l’interprète
ne semble solliciter le texte. Rigueur encore d’un jeu à la fois dense et
cursif, qui rend au premier mouvement sa pointe sèche autant que son ivresse
torrentielle, sans jamais faire vrombir le piano. La musique coule, juvénile, éloquente,
rythmée comme une sorte de parole supérieure. L’économie des silences,
fondamentale ici, est souveraine, subordonnée à une intelligence de la tension.
Le « pathétique » est ici conçu dans un mélange d’énergie svelte et
de classicisme hautain.
L’Adagio cantabile, de forme rondo, gagne évidemment à être déployé d’une
main aussi sûre, aussi maîtresse du tempo et de la ligne : le dépouillement
du jeu, l’effacement de la subjectivité (à la limite de la sévérité) donne au
morceau une pureté et une évidence rares, loin d’une esthétique de l’épanchement.
Ça chante, mais dans un esprit de retenue qui installe encore une tension étonnante.
On peut préférer un Beethoven plus ostensiblement lyrique, moins classique en
un sens. Le génie rythmique de Kocsis fait merveille dans les miroitements de l’Allegro final, qui ne relâche évidemment
rien du contrôle rythmique, jusqu’à une forme de sécheresse qui me séduit
beaucoup.
Même netteté du trait, peu
encline au clair-obscur, dans l’extraordinaire sonate « La Tempête ».
Dans le premier mouvement, si étonnamment contrasté, l’expression repose d’abord
sur la rigueur et la lisibilité du dessin et sur la tension d’un phrasé
rigoureux. Le climat poétique naît alors du jeu sur les silences et de l’articulation
plutôt que des couleurs, qu’on pourra trouver trop crues ici. C’est finalement
dans cette sonate, exemplaire de la poésie propre à Beethoven, que l’acuité
extrême du jeu de Kocsis ne plaira pas à tout le monde, en particulier dans l’Adagio central. Il suffirait de comparer
ici son jeu à celui de Clara Haskil par exemple (Philips, 1955), plus pénétrant,
plus immédiatement émouvant, ou à celui d’Emil Gilels (DG, 1981), dont l’ampleur
et les couleurs infinies installent une intériorité contemplative et un mystère
rare. Kocsis joue plus en noir et blanc, si je puis dire, avec un sens presque
clinique du détail, et une façon délibérément rugueuse de détacher ces espèces
de râles graves à la main gauche.
Mais l’Allegretto final, ce mouvement perpétuel qui semble tournoyer de façon
obsessionnelle sur le même dessin de quatre notes, fait entendre Kocsis extrêmement
convaincant, rapide mais tenu, avec une articulation phénoménale, à un tempo
absolument stable du début à la fin, là où Haskil introduit des variations d’allure
entre les séquences. Et contrairement à Haskil, qui commence ce mouvement dans
la suavité intime de la nuance piano, Kocsis choisit d’emblée un ton impérieux,
comme une houle qui se brise sans cesse pour renaître aussitôt. Il soutient
ainsi toute cette conclusion par la tension entre élan et sur-place qui la
caractérise.
La conception est ainsi d’un
grand naturel, emportée, animée d’une pulsation vitale (« All' meine Pulse schlagen », comme dit Agathe) autant que supérieurement
construite, faisant sonner les martèlements dans l’aigu avec une âpreté contrôlée
tout à fait saisissante. Ça avance constamment, mais pour déployer une
architecture dont la lisibilité parfaite produit un effet vertigineux. Bref, le
vertige par la rigueur des élans — aux antipodes de l’interprétation étonnante
de Gilels, qui à un tempo très retenu (7 mn 25, contre 5 mn 48 chez Kocsis) et
dans un esprit d’emblée très introverti, réussit le prodige de plier ce perpetuum mobile à une sorte de stase, l’animation
liquide des lignes et la patine des couleurs donnant un sentiment de suspension verticale. L’interprétation
de Kocsis, absorbée pour les dernières mesures dans une exténuation magistrale
de la nuance, illustre ainsi à merveille le paradoxe que Hartmut Fladt a désigné
dans ce mouvement final : « agitation d’un processus inexorable, pour
ainsi dire objectivé : le compositeur ne décide plus, n’intervient plus ».
Zoltan Kocsis, mort le 6 novembre 2016 à l'âge de 64 ans
RépondreSupprimerUn témoignage extraordinaire sur Zoltan Kocsis par Jean-Eflam Bavouzet au tout début de l'émission de L. Esparza lundi dernier :
RépondreSupprimerhttp://www.francemusique.fr/emission/classic-club/2016-2017/expo-beethoven-11-07-2016-22-00