Le début des années 1960 constitue un point de non-retour pour Irmgard Seefried, au bout de vingt ans de carrière à l’Opéra de Vienne, où elle avait
débuté, à 23 ans, en Eva des Meistersinger
le 6 mai 1943, face aux vedettes Paul Schöffler et Max Lorenz. L’année 1944,
merveilleusement documentée par tout un disque du coffret d’hommage récemment
publié par Orfeo, la fait entendre à un précoce apogée où la fragilité, le feu,
l’inquiétude et la splendeur se confondent à un degré inouï d’immédiateté
expressive : Agathe du Freischütz,
Eva bien sûr, Pamina, Suor Angelica onirique et possédée. De la même époque (quelques
semaines avant le bombardement de l’Opernhaus
am Ring en mars 1945) et d’une intensité visionnaire presqu’effarante, un Requiem de Verdi sous la direction de
Böhm, avec Elisabeth Höngen, Anton Dermota et Herbert Alsen : on peut en écouter
de larges extraits en complément de la Daphné
de Strauss par Böhm et Reining qu’a publiée Myto en 2011.
Après 1960, la fatigue vocale, les défaillances d’un organe durci et rebelle
sont installées. Peu importent les raisons, diverses sans doute. L’épuisement
progressif d’une voix non pas héroïque mais qui se consumait héroïquement sur
scène paraît évident ; on a parlé d’un changement de technique vocale avec
un nouveau professeur ; Sena Jurinac a considéré elle-même dans un
entretien que Seefried, après ses deux grossesses, avait repris ses activités
de cantatrice trop tôt, sans s’économiser – elle eut une première fille en
1950, la cadette naquit en 1957, Maria Monika, aujourd’hui connue comme actrice
(Mona Seefried).
De fait, les rôles mozartiens qui ont fait la gloire d’Irmgard Seefried sont
abandonnés à partir de 1960. Dernière Pamina à Vienne le 28 mai 1960, puis
dernière à Salzbourg la même année avec Waldemar Kmentt, pour une seule
représentation en marge des Noces de
Figaro où Seefried chantait aussi, avec Lisa Della Casa et Dietrich
Fischer-Dieskau, ses dernières Susanna au festival. Entre janvier et juin 1963
à Vienne, adieu à Susanna puis à Fiordiligi. Si on peut raisonnablement douter
que Seefried possédât jamais pour celle-ci l’aisance technique de Sena Jurinac,
d’Elisabeth Schwarzkopf, sa personnalité a incontestablement marqué le rôle, de
son premier Così à Salzbourg en 1947
(Krips dirigeait, le trio masculin Dermota-Kunz-Schöffler était déjà à l’œuvre,
mais Jurinac chantait Dorabella et Güden Despina : on rêve…) jusqu’au
douloureux enregistrement gravé en studio par Eugen Jochum en décembre 1962.
Irmgard Seefried dans Le Château de Barbe-Bleue (1966)
Quels rôles désormais ? Le Compositeur d’Ariadne (jusqu’en 1969) et Oktavian
(jusqu’en 1970), non pas moins exposés vocalement mais exposés différemment, et
dans une configuration où l’ascendant théâtral importe davantage. Marenka dans La
Fiancée vendue est conservée jusqu’au seuil des années 70 (le live de 1960
qu’a publié Orfeo est encore très flatteur). La conversion à des rôles plus
dramatiques, et sollicitant moins la souplesse ou l’aigu, ne s’est pas vraiment
faite alors, malgré l’étonnante Judith – terreur et mystère – du Château
de Barbe-Bleue que révèle un concert dirigé par Rafael Kubelik (Lucerne, 15
août 1962, publié par Audite en 2014) et qu’elle chantera sur scène au
Volksoper de Vienne en 1966, l’année même où elle aborde Marie de Wozzeck
avec Carlos Kleiber (Stuttgart puis Edimbourg). Mais, de toute façon,
pouvait-on à l’époque prolonger une carrière avec Judith et Marie ?
Aborder des rôles dits de composition signifiait à peu près le deuil de la voix. Au Volksoper en 1972, on vit Irmgard Seefried en Marquise de Bierkenfeld, flanquant la Duchesse de Crackentorp confiée à Ljuba Welitsch – deux voix vestiges, pour ainsi dire défuntes, dans une production de La Fille du Régiment en allemand dont les jeunes vedettes étaient Adolf Dallapozza et surtout Reri Grist. En octobre de la même année, c’est dans une comédie musicale d’Udo Jürgens d’après George Bernard Shaw, Helden Helden, que Seefried remonta sur scène, au Theater an der Wien, dans une distribution où se trouvaient aussi le grand acteur Michael Heltau et la jeune Julia Migenes. Un disque fut enregistré dans la foulée.
La dernière représentation de Seefried à Vienne fut une Katia Kabanova de 1975, où pour la première et la dernière fois, faufilée entre Astrid Varnay et Grace Hoffmann, elle incarna Kabanicha. Un accident, en somme – dans un rôle où on l’imagine d’ailleurs peu, contrairement à la Sacristine, qu’elle n’a jamais abordée à la différence de Jurinac, mais il est vrai que le rôle est bien plus exigeant vocalement.
Que resta-t-il alors au milieu des années 1960 ? La Comtesse des Noces, chantée six fois, à Vienne seulement, de 1963 à 1966 – et dont on ne sait rien, à juste titre peut-être –, Poppée pour deux soirs de 1965 dans la série où triomphait Jurinac. En 1964, Seefried abandonnait deux rôles synonymes de la jeunesse, Eva et cette Blanche de La Force dont elle avait été la créatrice en Autriche. Mais c'est aussi en 1964, l’année de ses 45 ans, l’année de son ultime récital à Salzbourg (un programme tout Schumann, couronné par l’ironie funèbre de Mit Myrten und Rosen), qu’une Dame vint à passer, une Dame dont on ne sait rien non plus, mais qui fut peut-être le dernier grand rôle d’Irmgard Seefried : la Dame qui occupe la fin de l’acte I du Cardillac de Hindemith dans sa version primitive, celle désavouée en vain par le compositeur après la guerre et que créa Fritz Busch à Dresde le 9 novembre 1926, avant que le succès de l’œuvre ne se concrétise quand Otto Klemperer la dirigea à Wiesbaden puis Berlin en 1928.
Aborder des rôles dits de composition signifiait à peu près le deuil de la voix. Au Volksoper en 1972, on vit Irmgard Seefried en Marquise de Bierkenfeld, flanquant la Duchesse de Crackentorp confiée à Ljuba Welitsch – deux voix vestiges, pour ainsi dire défuntes, dans une production de La Fille du Régiment en allemand dont les jeunes vedettes étaient Adolf Dallapozza et surtout Reri Grist. En octobre de la même année, c’est dans une comédie musicale d’Udo Jürgens d’après George Bernard Shaw, Helden Helden, que Seefried remonta sur scène, au Theater an der Wien, dans une distribution où se trouvaient aussi le grand acteur Michael Heltau et la jeune Julia Migenes. Un disque fut enregistré dans la foulée.
La dernière représentation de Seefried à Vienne fut une Katia Kabanova de 1975, où pour la première et la dernière fois, faufilée entre Astrid Varnay et Grace Hoffmann, elle incarna Kabanicha. Un accident, en somme – dans un rôle où on l’imagine d’ailleurs peu, contrairement à la Sacristine, qu’elle n’a jamais abordée à la différence de Jurinac, mais il est vrai que le rôle est bien plus exigeant vocalement.
Que resta-t-il alors au milieu des années 1960 ? La Comtesse des Noces, chantée six fois, à Vienne seulement, de 1963 à 1966 – et dont on ne sait rien, à juste titre peut-être –, Poppée pour deux soirs de 1965 dans la série où triomphait Jurinac. En 1964, Seefried abandonnait deux rôles synonymes de la jeunesse, Eva et cette Blanche de La Force dont elle avait été la créatrice en Autriche. Mais c'est aussi en 1964, l’année de ses 45 ans, l’année de son ultime récital à Salzbourg (un programme tout Schumann, couronné par l’ironie funèbre de Mit Myrten und Rosen), qu’une Dame vint à passer, une Dame dont on ne sait rien non plus, mais qui fut peut-être le dernier grand rôle d’Irmgard Seefried : la Dame qui occupe la fin de l’acte I du Cardillac de Hindemith dans sa version primitive, celle désavouée en vain par le compositeur après la guerre et que créa Fritz Busch à Dresde le 9 novembre 1926, avant que le succès de l’œuvre ne se concrétise quand Otto Klemperer la dirigea à Wiesbaden puis Berlin en 1928.
L’Opéra de Vienne avait donné Cardillac
peu après sa création lors de la saison 1926-1927. La reprise de 1964, dans une
nouvelle production due à Paul Hager, se borna à six représentations,
échelonnées du 31 janvier au 2 juin. Il faudra attendre 1994 pour y revoir
l’œuvre à l’affiche. Otto Wiener dans le rôle-titre y avait pour fille
Wilma Lipp, fameux soprano aigu (Kammersängerin
dès 1951, à 26 ans, un record) reconverti dans des emplois plus lyriques (elle
venait de chanter à Vienne Marguerite de Faust
en français sous la direction de Georges Prêtre) et d’un physique longtemps
avantageux. À Seefried revenait le
rôle strictement épisodique de la Dame éprise d’un Cavalier, ce dernier
interprété par Gerhard Stolze, lui déjà bien connu pour ses compositions saillantes
dans Wagner (Loge, Mime) et Strauss (Hérode, Égisthe, Valzacchi), et qui allait
être le partenaire de Seefried dans Wozzeck.
La Dame et le Cavalier sont des rôles, guère des personnages, peut-être
le terme de figures serait-il ici le
plus adéquat. De même que Hindemith tourne le dos au post-wagnérisme en
revenant aux formes plus abstraites de la musique baroque (les années 20 sont
celles de la résurrection de Haendel en Allemagne), et pliant la structure des
actes à une juxtaposition de numéros, de même la distribution aligne des
figures sans nom propre excepté le protagoniste (la Fille, l’Officier, le
Cavalier, la Dame). Il ne s’agit pas de personnages dotés d’une caractérisation
psychologique mais en somme de pièces dans un jeu d’échecs sui generis, suivant une conception simplifiée et anguleuse du
drame, très éloigné de la richesse de la nouvelle d’E.T.A. Hoffmann qui en est
la source, Mademoiselle de Scudéry
(1819). Karl Dietrich Gräwe écrit à ce sujet dans la notice de l’intégrale de Cardillac enregistrée par Joseph
Keilberth à Cologne en 1968 (DG) :
Le livret de Lion et Hindemith efface radicalement le prisme des multiples
perspectives et dimensions de son modèle, au profit de tableaux s’imposant au
premier plan. Quelques rares motifs fondamentaux de la nouvelle, dépouillés de
toutes leurs nuances, sont placés sous les feux de la rampe comme par un effet
de zoom et ordonnés en une suite de configurations délibérément restreintes.
Les allusions et les secrets latents sont évacués, on impose au spectateur la
présence du premier plan. La description des personnages de la nouvelle se mue
en schémas que l’on dirait taillés à coups de ciseaux ; les personnages
perdent même leur nom.
L’opéra (en trois actes) commence par une scène de tumulte urbain, dans
le Paris du règne Louis XIV. Une série d’assassinats jette le trouble dans la
population, et le chef de la Prévôté annonce la constitution d’une chambre
ardente afin d’élucider ces meurtres et d’y mettre un terme. Paraît l’orfèvre
Cardillac, considéré par tous comme une gloire nationale. Ce premier tableau se
poursuit par la conversation d’une Dame de haut rang et d’un Cavalier qui
sollicite ses faveurs (n° 3 : Szene
zu zwei). Comme elle s’étonne du respect qui entoure Cardillac, il lui
vante un art hors pair dans la fabrication de parures, excitant d’autant plus
la curiosité de son interlocutrice qu’il lui révèle que toutes les victimes du
serial killer avaient achetés des bijoux sortis de l’atelier de l’orfèvre.
L’oisiveté étant la mère des jeux retors, la Dame fait espérer au Cavalier une
nuit de délices s’il apporte avec lui « la plus belle pièce jamais créée
par Cardillac » : « Ce soir à minuit / Ma porte vous sera
ouverte. / Et l’arc de la bouche / Et le trait du regard /
Seront votre possession ». Resté seul (n° 4 : Arie), le Cavalier se promet d’autant plus de plaisir qu’il court
un danger de mort. « Les meurtriers sont-ils déjà en route ? »
La balance du monde lui présente à la fois « la nuit de l’amour » et
« la nuit de la mort ». Suit le deuxième et dernier tableau de l’acte
I, dans la chambre de la Dame, la nuit venue.
Zweites
Bild
Der
Vorhang geht auf. Schlafzimmer der Dame.
Links
vorn das Bett ; davor ein Tisch, auf dem Rosen und brennende Lichter. Rechts
vorn die Tür ; hinten rechts ein geöffnetes Fenster, durch das man in den
nächtlichen Park sieht. Die Dame liegt im Bett ; sie liest.
Nr.
5. Lied
Die Dame.
Die
Zeit vergeht, Rose zerfiel.
Der
Nachtwind weht um meine Lippen kühl.
(Sie
lauscht.)
Ist
er schon hier ?
Sofort
verlaß die Oberwelt ich, die ich haß.
Will
unter ihm, von ihm allein
unendlich
tief begraben sein.
Küß
ich die Luft ?
Still’
ich die Glut ?
Geöffnet
lieg ich bis aufs Blut.
Und
sterbe hin durchbohrt, verzehrt,
begehrend,
daß er mich begehrt.
Doch
alles steht stumm in der Welt.
Nur
Nachtwind weht durch meine Lippen kühl.
(Sie gibt die Hoffnung, daß er komme, auf, legt sich ermattet zurück und schläft ein. Nur noch Stille und Süße der Nacht, die im Zimmer herrscht.)
Nr.
6. Duett für zwei Flöten (Pantomime)
Leise
geht die Tür auf : der Kavalier kommt. Er sieht die Dame schlafend, schließt
vorsichtig die Tür, wobei sie erwacht : Entzücken der beiden. Er will reden,
sie, den Finger am Mund, gebietet Schweigen. Er nähert sich rasch. Nun spielt
sie die Abwehrende. Sie schaut ihn erstaunt an, als ob sie frage : „Ihr kommt
zu dieser Nachtzeit ? Weiche Kühnheit… !”. Er scheint sich zu
entschuldigen : „Habt Ihr nicht selbst gewünscht...?”
Er
zieht unter seinem Robe den Schmuck von Cardillac hervor, präsentiert ihn ihr
mit einer Verbeugung ; sie nimmt das Geschenk. Er steht neben ihr am Bett ; beide bewundern
den Schmuck.
Er
nimmt ihn wieder an sich, zeigt ihn ihr, ihn in die Höhe hebend, aus der Entfernung, so
daß jetzt das Publikum ihn auch sieht. Es ist ein Gürtel, bestehend aus
kreisförmigen goldenen Schildern mit Reliefs, verbunden durch eine Spange. Beide verweilen, gepackt durch die künstlerische
Schönheit.
Leicht
tänzelnd geht der Kavalier nach der Ecke rechts, wo eine antike Statue steht,
hält den Schmuck daneben,
gleichsam die ebenbürtige Schönheit beider vergleichend. Die Dame streckt
begehrend die Hände aus, als ob
sie des Gürtels nicht länger entbehren könnte.
Der
Kavalier kehrt langsam zum Bett zurück. In einer raschen Bewegung wirft sie die Bettdecke ab. Er
schaut erstaunt, fast erschrocken. Sie nimmt den Gürtel und legt ihn sich an. Aber schon verweilen beide Auge in Auge, sie vergessen den
Schmuck, denken nur noch an
sich.
In
einer traumhaften gleichgültigen Bewegung, ohne den Blick vom Geliebten zu lassen, will sie nun den Gürtel auf den Tisch neben dem Bett
legen. Er will ihr helfen, nimmt
den Gürtel, hält aber mitten in der Bewegung inne, bezaubert durch ihre Schönheit, und behält so das Schmuckstück in der
Hand. Er nähert sein Gesicht dem
ihrigen zum Küsse. Sie scheint aber das große Glück nicht übereilen zu wollen, verweilt lächelnd. Er sinkt vor ihr in die
Knie, legt den Kopf in ihren
Schoß. Sie spielt mit seinem Haar, die Augen geschlossen.
Während
der letzten Bewegungen ist hinten in der Fensteröffnung eine schwarze, maskierte Gestalt auf-getaucht, steht groß im Fenster,
überblickt das Zimmer. Dann,
während beide in Liebes-vergessenheit versunken
sind, ist jener mit einem Satz ins Zimmer hineingesprungen, lautlos auf dem weichen Teppich. Er bleibt starr hinten stehen. Der
Kavalier indessen hat den Kopf
gehoben, öffnet langsam die Augenlieder
der Geliebten. Der Fremde, wie ein Raubtier schleichend, ist im Bogen nach vorne rechts
gekommen ; er lauert.
Die
Dame hebt langsam den Oberkörper in ermattetem Glück. Plötzlich sieht sie den Fremden. Träumt sie ? Wacht sie ? Bewegung
eines taumelnden irrsinnigen
Entsetzens, sie ist stumm vor Schrecken. Der Kavalier faßt ihre Bewegung als eine letzte Angst vor
der Liebe auf und umarmt sie. Sie ihrerseits umschlingt ihn ganz, um ihn mit
den Armen zu beschützen. Der Fremde ist dicht an das Bett gekommen, mit der
einen Hand ergreift er den Gürtel,
mit der anderen zückt er einen Dolch in die Höhe und stößt ihn in das Genick
des Kavaliers.
Die
Dame schreit voller Entsetzen laut auf. Der Kavalier – tot – gleitet vom Bett herab. Die Dame sinkt ohnmächtig in die Kissen.
Raubvogel-hafte Flucht des
Mörders – Mantel gespreizt wie Flügel – durch das Fenster in den Garten.
|
Second tableau
Lever de rideau. Chambre à coucher de la Dame.
Avant-scène gauche, le lit ; devant, une table avec des
roses et un candélabre allumé. Avant-scène droite, la porte ; derrière, une fenêtre ouverte d’où on voit le parc dans la nuit. La Dame est sur
son lit, lisant.
N° 5. Lied
La
Dame.
Le temps s’enfuit, la
rose se défait.
Le vent de la nuit rafraîchit
mes lèvres.
(Elle écoute.)
Est-il
déjà là ?
J’ai
vite quitté ce grand monde que je hais.
C’est
sous lui, par lui seulement,
que
je veux être ensevelie profondément.
Baiser
cette brise ?
Calmer
cette ardeur ?
Me
voici ouverte jusqu’au sang.
Et
je meurs transpercée, déchirée,
désirant
qu’il me désire.
Mais
tout se tait dans le monde.
Je
sens seulement le vent de la nuit entre mes lèvres, sa fraîcheur.
(Elle renonce à l’espoir de sa venue,
se recouche avec lassitude et s’endort. Le calme et la douceur de la nuit
occupent seuls la chambre.)
N° 6. Duo pour flûtes (Pantomime)
La porte s’ouvre
sans bruit : entre le Cavalier. Il aperçoit la dame endormie, referme
avec précaution la porte, mais elle se réveille : ravissement mutuel. Il
veut parler, elle lui fait signe de se taire, un doigt sur la bouche. Il s’approche
d’un pas rapide. Alors elle joue la comédie de la vertu. Elle lui lance un
regard étonné, comme si elle disait : “Vous ici, en pleine nuit ? Quelle
audace…!” Il fait mine de s’excuser : “Mais vous, n’avez-vous
pas souhaité…?”
Il tire de son
costume la parure de Cardillac, la lui présente avec une révérence ;
elle prend le cadeau. Il reste debout près du lit ; tous deux admirent
la parure.
Il la reprend, la
lui montre de plus loin en la soulevant en l’air, de sorte que le public la
voit aussi maintenant. C’est une ceinture, formée de plaques d’or en forme de
croix avec des reliefs, une boucle la ferme. Tous deux la contemplent, saisis
par la beauté de l’ouvrage.
En esquissant un pas
de danse gracieux, le Cavalier se dirige vers le coin de droite, là se trouve
une statue antique, il en rapproche la parure pour comparer leurs beautés
respectives. La Dame tend les mains avec avidité, comme si elle ne pouvait
plus souffrir d’être séparée de la ceinture.
Lentement, le
Cavalier revient près du lit. D’un geste soudain, elle retire le dessus de
lit. Il regarde étonné, presque effrayé. Elle prend la ceinture et s’en pare.
Mais déjà ils sont figés, les yeux dans les yeux, ils oublient la parure, ne
pensent plus qu’à eux.
D’un geste indifférent,
comme en rêve, sans cesser de regarder son amant, elle veut à présent poser
la ceinture sur la table près du lit. Il veut l’aider, prend la ceinture,
mais il suspend son mouvement, fasciné par la beauté de l’objet, et reste
ainsi avec la parure dans la main. Il approche son visage du sien pour lui
donner un baiser. Mais elle semble ne pas vouloir hâter leur grand bonheur,
elle sourit sans bouger. Il se met à genoux devant elle, la tête sur sa
poitrine. Elle joue avec la chevelure du Cavalier, les yeux clos.
Pendant ces derniers
gestes, une forme noire et masquée a émergé de la fenêtre ouverte derrière
eux, elle se dresse dans le cadre de la fenêtre, parcourt la chambre du
regard. Pendant que les deux amants s’enfoncent dans l’oubli de tout, l’homme
a sauté d’un bond dans la chambre, sans un bruit grâce au tapis épais. Il
reste figé en retrait. Pendant ce temps, le Cavalier a relevé la tête, il
ouvre lentement les paupières de son amante. L’intrus, souple comme un prédateur,
a décrit une courbe vers l’avant-scène à droite ; il est aux aguets.
La Dame se redresse
lentement, lasse de bonheur. Tout à coup elle aperçoit l’intrus.
Est-ce un rêve ? Est-elle éveillée ? Une épouvante folle la fait
chanceler, elle est muette d’effroi. Le Cavalier prend son mouvement pour une
dernière appréhension avant l’amour et l'enlace. Quant à elle,
elle l’enlace tout entier, pour lui faire un rempart de ses bras. L’intrus
est parvenu tout contre le lit, d’une main il s’empare de la ceinture, de l’autre
il tire une dague et frappe le Cavalier au niveau du cou.
La Dame pousse un
grand cri d’horreur. Le cadavre du Cavalier glisse au bas du lit. La Dame
retombe sans connaissance sur les oreillers. Fuite du meurtrier à la façon d’un
rapace, le manteau déployé comme des ailes – il redescend dans le jardin par
la fenêtre.
|
Ce second tableau est ainsi formé de deux numéros de même durée (5
minutes chacun dans la version Keilberth) : d’abord un Lied chanté par la Dame solitaire, sorte
de méditation érotique, ensuite une pantomime confiée à l’orchestre de chambre,
à deux flûtes en particulier, et qui se développe à partir d’une écriture
fuguée, délicate, élégante, parcourant la distance entre l’entrée furtive du
Cavalier et son assassinat.
La musique,
se détournant brusquement des prestiges nouvellement acquis par les
orchestrations symphoniques – sur fond psychologique – des opéras d’un
Wagner ou d’un Richard Strauss, se réfère à des prototypes formels de la
composition baroque et préromantique. Ce n’est pas le musicien comme individu
qui est ici à l’œuvre, mais l’esprit traditionnel de l’atelier de composition.
[…] la scène d’amour entre la Dame et le Cavalier ne contient justement pas le
duo d’amour attendu, le dialogue s’y trouvant confié à deux flûtes ; seul
demeure, en l’absence du chant, l’élément concertant, dépouillé de façon
presque squelettique. (K. D. Gräwe)
Pantomime, donc esquive : au lieu de l’inévitable duo ardent qu’on
aurait chez Strauss ou Korngold, ici les deux amants demeurent cois – stumm, stumm, comme dit Zerbinetta. Fini le bavardage dans le lit de la
Maréchale, même parodiant les arguties symboliques de Tristan & Isolde. La scène d’amour est libertine au sens
strict, puisque l’opéra s’affranchit de la tyrannie d’une métaphysique
sentimentale. Le mot est banni, reste la chose : le désir, le jeu, la
comédie érotique d’une nuit, dans une chambre avec vue sur le jardin. Pourtant,
ces cinq minutes du Jeu de l’amour et de la mort, ou plus précisément du Jeu de la ceinture et
du poignard, ne donnent pas lieu à une dramatisation suivant laquelle
l’orchestre amplifierait le malaise et la menace : le parti pris de
Hindemith produit une Petite musique de
nuit, non mimétique (à la seule écoute) du danger concrétisé par
l’apparition du tiers intrus, ce qui renforce la brutalité et la densité du
contraste musical au moment du meurtre, sans postlude pathétique. Fin du premier acte.
Paul Hindemith avec une viole d'amour (1928)
Revenons à la Dame, figure à trois côtés, qu’on ne reverra plus : le
dialogue (n° 3), le chant solo (n° 4), l’action muette de la pantomime,
jusqu’au cri d’horreur (n° 5). On pourrait épiloguer longtemps sur le fait
que cet acte inaugural de Cardillac culmine dans un tableau où Irmgard Seefried
était cantonnée à l’action gestuelle ou au cri viscéral. Dans ce qu’elle avait
à chanter, le style du livret est de
conséquence. Je cite encore K. D. Gräwe :
Lion fait
parler ses personnages dans une langue éruptive, martelée, concise, comprimée,
éloignée de tout naturel et de toute fluidité, renonçant souvent à l’article
défini pour ne laisser subsister que le nom, porteur de sens ; en un mot
il met à ses silhouettes un masque de langage, prenant à contrepied un sujet
qui apparaissait dans sa tradition comme romantique par excellence.
À cette concision verbale, à sa pulsation propre, s’ajoute dans le cas de
la Dame une certaine crudité dans l’expression anti-romantique du désir. Ou
plutôt son Lied montre un mélange qui fascine entre la métaphorisation baroque
de l’éphémère (le temps qui s’écoule, la rose qui fane et tombe, le vent comme
métaphore de l’illusion) et l’érotisation ouvertement physiologique du discours
(le vent de la nuit caresse les lèvres puis passe à travers elle, la femme
attend d’être ensevelie sous le corps de l’homme, elle se dit
« ouverte » comme la porte de la chambre, mais « jusqu’au sang »).
Memento frui. Dans cette présence
crue, drue, d’un corps qui n’est pas bienséant, il faut probablement voir une
marque de la poésie expressionniste, comme le choix du verbe zerfallen pour caractériser la
rose : non pas faner, non pas sécher, mais tomber en morceaux, se
décomposer.
L’excitation érotique de la Dame occupe le centre du Lied, qui suit à peu
près une forme ABA’, esquissée par le bouclage des deux derniers vers,
symétriques des deux premiers. Depuis « Ist er schon hier ? » jusqu’à la courbe descendante sur « daß er mich begehrt », la voix d’abord étale au début du lied
s’étend vers l’aigu, soulignant en particulier les mots unendlich (mais cet infini n’est pas mystico-tristanien, il dépend
du contact charnel) et la triade fortement sexualisée durchbohrt / verzehrt / begehrend. Cependant l’esthétique
musicale maintient une distance formelle, un équilibre général qui n’a rien à
voir avec les convulsions de Sancta
Susanna par exemple, pour citer un opéra antérieur de Hindemith, de
conception très différente.
Une poésie nocturne, aussitôt pénétrante dans sa ténuité, baigne le début de ce
monologue, avec le hautbois solo se détachant d’une stase de cordes,
qui suggère à la fois le calme, la proximité du sommeil, l’inquiétude. Toutes
choses égales, et au-delà des différences d’écriture ou d’économie (Hindemith
est plus avare, plus abstrait), on songe au climat de certaines scènes de
Britten, par exemple au monologue de la Gouvernante du Tour d’écrou quand elle contemple le jardin au crépuscule avant
d’apercevoir le spectre de Quint pour la première fois. La profondeur
mystérieuse du moment théâtral s’atteint par la précision du trait, à
l’orchestre comme à la voix.
Comment le génie propre de Seefried, son érotisme particulier,
rendaient-ils ce Lied iconique ? On est sans doute condamné à la fantasmer,
car le destin de cette Dame fugitive et entêtante est sans doute de demeurer un
beau fantôme. Et les trois Motets en latin
de Hindemith (Cum natus esset, Pastores loquebantur, Nuptiae factae sunt) que Seefried grava
en 1953 avec Erik Werba pour DG ne nous aident guère, sinon pour affirmer que
son acuité rythmique et verbale, jointe au relief des couleurs, servaient bien
ce compositeur. Mais l’interprétation extraordinaire de la Dame par Elisabeth Söderström dans la version Keilberth peut donner une idée. Même les petites
choses peuvent nous charmer : chantée de la sorte, avec de semblables
ressources de timbre et d’imagination, cette scène de quelques minutes est de
première force.
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