Sauf le respect qu’on doit aux dames, on pourrait parodier
le mot cruel de Pierre Desproges sur Marguerite Duras : la poétesse
Helmina von Chézy n’a pas seulement raté le livret de l’Euryanthe de Weber, elle a aussi écrit (six ans plus tard) Rosamunde, princesse de Chypre, pièce vaguement fantastique pour laquelle Franz Schubert a composé une musique
de scène (D. 797) d’une heure environ, comportant, outre les entractes et des séquences
de ballet, trois chœurs et une romance pour solo féminin (transcrit plus tard
en lied). Le plus grand Schubert est là présent, et si la dette envers
Beethoven et surtout Weber (pour les Chasseurs et les Esprits) est sensible,
seul Schubert en son temps savait amalgamer ainsi l’élégance et le mystère, une
ardeur viennoise de la danse et des abîmes de contemplation. Weber avait le
génie des magies de l'air comme celui, chtonien, de la transe, mais
sa musique ne communique pas ce sentiment simultanément délicat et douloureux
qui anime Rosamunde de bout en bout.
Nous sommes à Vienne en 1823. Les opéras que Schubert vient
de composer — Alfonso et Estrella, Les Conjurées (singspiel étincelant
d’après Lysistrata d’Aristophane), Fierrabras — n’ont pas eu l’essor espéré
et c’est l’époque aussi où il compose La
Belle Meunière. Or son ami Josef Kupfelwieser le sollicite pour la musique
de scène d’une pièce qui doit être créée au Theater
an der Wien et où doit briller une actrice qui lui est chère : c’est Rosamunde, « grand drame romantique
en quatre actes ». Il a fallu cinq jours à Helmine von Chézy pour en
boucler le texte, qui semble aujourd’hui perdu.
Quelle perte ! Rosamunde, princesse de Chypre, a été
fiancée dès l’enfance à un prince de Crète nommé Alfonso, mais en mourant son
père l’a confiée à une femme de pêcheur, Axa. Âgée maintenant de dix-huit
printemps, la jeune fille est convoitée par le méchant usurpateur Fulgentius.
Comme elle le repousse, il prépare avec le secours de la magie une lettre
empoisonnée : elle la décachettera, elle en mourra. C’est du moins le plan
de Fulgentius, mais son émissaire Manfredi n’est autre qu’Alfonso, lequel
organise un retour à l’expéditeur. Mort du tyran, Rosamunde est restaurée sur
son trône et épouse Alfonso. Eh oui, c’est déjà fini… mais on vous a épargné
des détails que vous ne pourrez pas lire de toute façon, et c’est bien fait.
Deux représentations seulement, et adieu Rosamunde.
Pressé par le temps, Schubert réutilisa la brillante
ouverture de sa Zauberharfe (La Harpe enchantée, 1820), elle-même
adaptée, pour la partie introductive, de l’Ouverture
dans le style italien de 1817 (en ré majeur D. 590, il en existe une autre
en ut majeur D. 591). Suivent dix
numéros, l’ensemble totalisant une heure de musique.
n° 1 : Entracte après l’acte I
n° 2 : Ballet
n° 3a : Entracte après l’acte II
n° 3b : Romance d’Axa « Der Vollmond strahlt »
n° 4 : Chœur des Esprits « In der Tiefe wohnt das Licht »
n° 5 : Entracte après l’acte III
n° 6 : Mélodie pastorale
n° 7 : Chœur des Bergers : « Hier auf den Fluren »
n° 8 : Chœur des Chasseurs : « Wie lebt sich’s so fröhlich im Grünen »
n° 9 : Ballet
L’ouverture marque par rapport à sa source « dans le
style italien » un changement de caractère très frappant. On quitte
l’aménité rossinienne un peu courte, un peu factice, pour une animation plus
sentie. Le cantabile du thème initial est équilibré par la poésie intense de
l’orchestration, avec une écriture des bois typiquement viennoise, et l’allegro
qui suit suggère cette fièvre intime de la danse que les Italiens du XIXe
siècle n’ont guère approché. Comment qualifier d’ailleurs cette mélodie des
bois, déployée sur l’inquiétude agaçante des cordes ? Comme l’Ouverture dans le style italien paraît
banale alors ! Ce qu’on entend ici, c’est déjà, accommodé au brillant du théâtre,
ce qui est si émouvant dans le mouvement mélodique et rythmique de la Neuvième symphonie en ut.
Le premier Entracte, écrit en si mineur, fait aussitôt
glisser la poésie du côté du mystère, les accents vigoureux du début glissant
vers une tendresse tourmentée qui fait à la fois penser à l’Inachevée et à Schumann. Le cours de la
musique, ses couleurs, ses rapports entre rythme et mélodie sont imprévisibles,
le caractère du morceau est à la fois volatile et sombre. Sous les impératifs
du théâtre, le Schubert le plus intime se fait sentir, tandis que s’amorce
cette effusion de tendresse presque silencieuse qui illuminera le troisième Entracte.
Le Ballet suivant reprend en fait la musique inaugurale du
premier Entracte, développée dans un esprit plus léger de danse populaire à
tempo retenu, avec des jeux de réponse entre les vents et les cordes. On voit
ainsi que Schubert, dans le cours du même acte II, s’efforçait d’introduire une
continuité organique et non simplement de disposer des intermèdes. Cependant
l’analogie entre les n° 2 et 3 explique qu’au disque ils ne soient pas donnés
successivement.
C’est le second Entracte qui distille vraiment l’angoisse,
ostinato, sur un rythme de marche implacable, sur lequel s’agrègent des
couleurs et des harmonies sinistres. On y trouve anticipés, à la fin, les
accords initiaux du Chœur des Esprits : il s’agit en effet d’introduire à
l’acte où Fulgentius s’adonne à la magie. Le morceau est court (moins de trois
minutes et demie) mais son emprise est d’autant plus forte.
Construite sur un rythme de sicilienne, la
Romance bénéficie de vers assez suggestifs, d’une clarté et d’une douceur
funèbres dont la lune est l’image. Sans doute s’agit-il comme dans la « Chanson
du Saule » d’Othello, d’une
complainte chantée par Axa, à la fois détachée du drame et lui faisant écho. La
voix soliste déploie une ligne particulièrement longue, d’un naturel
extraordinaire, mais surtout d’un climat ambigu, ni vraiment serein ni purement
mélancolique. Le charme mélodique est immédiat et on comprend que Schubert en
ait fait un lied. Mais au piano, on perd les couleurs fondues des bois, leur sfumato extraordinaire, qui nourrissent
en bonne partie la fascination qu’exerce cette musique.
Der Vollmond strahlt auf Bergeshöhn
Wie hab ich dich vermißt !
Du süßes Herz ! es ist so schön,
Wenn treu die Treue küßt.
Was frommt des Maien holde Zier ?
Du warst mein Frühlingsstrahl!
Licht meiner Nacht, o lächle mir
Im Tode noch einmal !
Sie trat hinein beim Vollmondschein,
Sie blickte himmelwärts ;
« Im Leben fern, im Tode dein ! »
Und sanft brach Herz an Herz.
La
pleine lune resplendit sur le sommet des montagnes,
Comme
tu m’as manqué !
Ô
mon cher cœur ! il est si beau,
Le
baiser de la fidélité.
Que
me faisaient les atours charmants de mai ?
C’est
toi qui étais mon rayon de printemps !
Lumière
de mes nuits, oh souris-moi
Dans
la mort, une fois encore !
Elle
entra sous les rayons de la lune,
Elle
leva les yeux vers le ciel :
« Dans
la vie je fus loin, dans la mort je suis tienne ! »
Et
doucement, cœur contre cœur, elle se brisa.
Avec le troisième Entracte, on touche à une de ces musiques
qu’on croit avoir toujours connues quand on les découvre. Elle respire la
tendresse et une nostalgie profonde, dont on comprend mieux les ressorts quand
on sait que le thème initial, chanté aux cordes, est quasiment identique à celui
de la sublime Berceuse sur un poème
de Seidl (Wiegenlied D. 867),
dont Elisabeth Grümmer a laissé une gravure définitive. On l’entendra en effet
comme une sorte de rêverie triste sur ce qui est inaccessible, et ce sera si
l’on veut la tendresse enveloppante de la mère. La forme rondo fait alterner ce
chant lointain, « wie aus der Ferne »,
avec des séquences dévolues aux bois, dont la première est d’une qualité de
mystère autant que d’évidence. On est dans un univers tout proche (on songe
aisément aux évocations de la nature dans la Pastorale de Beethoven) mais aussi dans quelque chose de
foncièrement étrange dont Schubert, semble-t-il, a seul la clé. On retrouvera
cette musique comme matière des variations du second mouvement (andante) du
Quatuor en la mineur D. 804.
Là encore, l’Entracte annonce la couleur dominante de l’acte
IV, qui sera la douceur pastorale. Eh oui, encore des bergers… Le n° 6 est une Hirtenmelodie brève et discrète où seuls
les bois jouent, comme de juste. Viennent alors se confondre l’écho du monde
ancien, celui des sérénades mozartiennes pour instruments à vents, la tradition
du chant populaire magnifiée dans la musique viennoise. Le Chœur des Bergers,
magnifiquement parcouru d’une pulsation dansante et émaillé de solos sortis du
chœur, réussit le tour de force de rassembler une couleur rustique et je ne
sais quoi d’impalpable, aux confins de la féerie : c’est comme si on
entendait en même temps les demoiselles d’honneur du Freischütz et les ondines d’Oberon.
Les vers recyclent adroitement la topique inaltérable de l’idylle :
célébration de la « Souveraine d’Arcadie » et du mois de mai dans les
« vallées ombreuses » où « se taisent les souffrances d’un cœur
amoureux ». Comme dans le troisième Entracte, on marie la familiarité
naïve du connu et la distance du fantasme (les dernières mesures !). Dans
cet effet de lointain paradoxal réside peut-être ce que cette musique a de plus
intensément romantique.
En contrepoint, le Chœur des Chasseurs exalte un bonheur
plus sportif, avec échos ténus des Saisons
de Haydn. Échos vraiment, s’il est vrai que les éléments attendus (vigueur
rythmique, accompagnement des cors) baignent eux aussi dans un climat moins
terrien qu’aérien, texture et orchestration allégées, comme si les chasseurs du
Freischütz s’envolaient en ballon sur
un tempo de valse.
Ballet pour finir, qui pousse le plus loin la stylisation
élégante de la danse populaire. C’est sans doute le morceau le moins prenant de
l’ensemble, et pourtant, même là, le mystère est derrière la porte. Comme il
est constant dans Rosamunde, Schubert,
en « sublimant le caractère populaire au sein d’une texture
compositionnelle raffinée », « révèle, derrière cette naïveté
apparente, l’esprit et l’esthétique d’un authentique chambriste » (Michel
Eeckeman).
Discographie de la Romance de Rosamunde
Pour la version originale, quelques noms célèbres déçoivent,
parfois aussi à cause du chef : Anneliese Rothenberger avec Robert Heger
(Emi), Ileana Cotrubas avec Willi Boskovsky (Berlin Classics), Elly Ameling
avec Kurt Masur (Philips). Dominent à mon sens deux interprètes hors pair. Dans
la version intensément poétique gravée par Bernard Haitink avec le
Concertgebouw (Philips), c’est la voix de contralto d’Aafje Heynis qui déploie
la Romance, maternelle comme personne, non moins irréelle. Mais au sein du
disque de Claudio Abbado (DG, 1989), miraculeux de justesse, une Anne Sofie von
Otter tient parfaitement son rang. Le timbre (couleurs, consistance) était à
son zénith, et l’interprète ne raffinait pas la finesse, si bien que la voix
semble flotter, sans sacrifier les mots, légère comme le vent de
la nuit, et insérée dans le jeu des bois dans un parfait esprit chambriste.
Parmi les gravures de la Romance dans sa version lied avec
piano, une fois déploré qu’on n’ait fait graver officiellement à Grümmer que
six malheureux Schubert, il faut avoir entendu Irmgard Seefried dans ses jeunes
années, inouïe, et, dans un esprit différent, plus large, plus majestueux,
Margaret Price avec Sawallisch (Orfeo) : littéralement sublime. Mais on
n’oubliera pas Arleen Auger dans un volume à elle dévolu de l’intégrale des
lieder de Schubert chez Hyperion (1989). Combien ont chanté la Romance avec
cette musicalité sans faille, ce chant moelleux et soucieux du texte, dominé dans
le tout et dans le détail, mais aussi avec cette humilité, ce dépouillement,
cet effacement presque qui laisse parler la musique et son mystère ? Ce
n’est pas la splendeur de Price, mais la vertu de l’évidence. Tout ce disque
est remarquable d’ailleurs, avec des curiosités comme les deux scènes de
Métastase (Didone et Demofoonte), mais aussi Le Pâtre, Delphine, Thekla, ou l’autre
Romance ensorcelante, celle de la comtesse Hélène dans Les Conjurées, avec clarinette obligée.
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