On
a longtemps cru que la Messe en ut majeur
Hob. XXII-5 de Joseph Haydn avait été écrite pour une confrérie viennoise afin
de célébrer la fête de sainte Cécile lors d’une exécution à la cathédrale Saint-Étienne ;
d’où le titre de Missa Sanctae Caecilae
(Cäcilien-Messe) que portent les
enregistrements d’Eugen Jochum (1958, DG) ou de Rafael Kubelik (live 1982,
Orfeo). Un autographe conservé à Bucarest a permis de restituer à cette Messe sa
destination et sa date exactes : c’est en 1766 que Haydn l’a composée en
l’honneur de la Vierge pour le célèbre sanctuaire de Mariazell en Styrie, d’où
le titre de Missa Cellensis, déjà
porté par une messe ultérieure de 1782, avec son Kyrie qui semble émerger
doucement de l’obscurité.
Adieu sainte
Cécile, place donc à une Missa in honorem Beatissimae Virginis Mariae,
comme son homonyme de 1768-1769 que l’importance de ses solos d’orgue a fait
désigner comme Grande Messe avec orgue.
Contrairement à la tradition
parallèle de la missa brevis, mais
aussi aux grandes messes tardives de Haydn, qui traiteront davantage le Gloria
et le Credo comme de vastes séquences continues, cette messe de 1766 sacrifie à
la forme dite de la messe-cantate, qui segmente chaque étape liturgique en
numéros distincts. Il en va ainsi de la Grande
Messe en ut mineur de Mozart, et dans les deux cas le Gloria se divise
traditionnellement en sept sections, le soprano solo assurant la jubilation du « Laudamus te ». Achevée,
elle, la messe de Haydn se développe sur une durée de 70 minutes environ, avec
une disparité interne qui étend le seul Gloria à une trentaine de minutes, ce
qui a fait supposer une volonté du compositeur de mettre l’accent sur l’action
de grâces.
Pourtant,
c’est le Credo qui m’a toujours paru la séquence la plus captivante, un sommet
de la musique de Haydn vraiment. Plusieurs phénomènes d’ailleurs sont employés
à compenser la segmentation de cette profession de foi ritualisée. Haydn opte
en fait pour une tripartition (Vivace, Largo, Allegro) isolant un centre
particulièrement expressif réservé aux solistes où s’enchaînent, par une
admirable transition orchestrale, les sections « Et incarnatus est » (le ténor déclame d’abord ce qui se
constitue ensuite en une aria dont la
dignité égale la dévotion) et « Crucifixus »
(duo de l’alto et de la basse, sombre mais moins dramatique que plein de
majesté) : cette partie centrale occupe à peu près la moitié du Credo (8
minutes sur 17 dans la version Kubelik). Le chœur, sa ferveur, sa masse, sont
cantonnés en amont et en aval, mais c’est aussi le cas, plus curieusement, du
soprano solo, privé d’air autonome.
Car
la voix de soprano doit ici se contenter de chanter le premier verset « Credo in unum Deum » à
l’imitation du chœur qui l’entonne le premier, puis à revenir régulièrement
dans le Vivace pour vocaliser le seul mot Credo
en ponctuation obstinée aux articles de foi déroulés par la collectivité. Plus
surprenant encore, le soprano réapparaît dans l’Allegro final, où seul le ténor
solo alterne avec le chœur – au ténor sont confiés l’invocation du
Saint-Esprit (« Et in Spiritum
Sanctum ») puis de l’Église (« Et
in unam sanctam catholicam / Et apostolicam Ecclesiam »). Le mot Ecclesiam est à peine prononcé que
resurgit, en une broderie exquise, tenace, le « Credo » exalté du soprano, avant que le chœur reprenne
la parole pour les derniers versets (« Confiteor
unum baptisma etc. »). De la
sorte, Haydn veut manifestement opérer un bouclage interne au Credo, ce qui
revenait dans une certaine mesure à installer une unité organique en dépit de
la juxtaposition des trois mouvements. Ce faisant, il aura mis aussi l’accent
sur la foi dans l’unité de l’Église.
Le
musicologue y verra peut-être un « progrès » vers la conception
puissamment unitaire des mouvements dans les grandes messes ultérieures (de la Messe de saint Bernard d’Offida en 1796
jusqu’à la Harmoniemesse de 1802),
qui obéissent à une écriture plus ouvertement symphonique. Mais enfin
l’important n’est-il pas d’abord que tout le Credo roule sur le dogme de
l’unité, nonobstant la trinité ? Credo
in unum Deum – in unum Dominum
– in unam Ecclesiam – confiteor unum baptisma. L’Un,
c’est-à-dire le Même : Deum verum de
Deo vero. Une des beautés de ces versets liturgiques, où se rejoignent le
doctrinal et l’esthétique, réside dans l’emprise constante des réitérations,
magnifiée par la densité et les échos sonores de la langue latine. À croire que
la foi avait besoin du latin, ou s’en aidait. Il est d’ailleurs très frappant
d’entendre comment Haydn, dans un style sensiblement différent de ce que
pratique Mozart, met en relief, ou plutôt à nu, les mots les plus simples mais
aussi les plus chargés de sens dans la bouche du chœur.
Dans
ce Credo, il s’agit du monosyllabe non,
autre façon d’amplifier le geste énergique de la profession. « Genitum, non factum, non », « Cujus regni non erit finis, non,
non » : oui, le Christ est né d’une femme (et non pas créé), et
non, son règne n’aura pas de fin. De ces répétitions ajoutées par Haydn – de
ces stries, devrait-on dire –
on aurait un autre exemple dans la scansion détachée et réitérée du
pronom personnel te dans le Gloria de
la merveilleuse Theresienmesse :
« Laudamus… te, glorificamus… te,
adoramus… te, benedicimus… te ». Scansion exprimant le sens le plus
plein du texte : le chœur ne dit pas simplement « Nous te louons, nous te
glorifions, nous t’adorons, nous te bénissons », mais il proclame « Toi nous te louons, toi nous te glorifions, toi
nous t’adorons, toi nous te
bénissons ». Parce que c’est toi, parce que c’est nous.
Réitérations
verbales, timpanisations vocales, qui désignent l’identité derrière la
succession des articles de foi ; mais aussi constance immuable dans
l’affirmation (lyrique et liturgique), celle de l’unicité d’une Église qui tire
sa force du culte de la continuité. C’est là, comme on sait, un point capital
dans l’opposition au protestantisme : l’Église catholique se veut
universelle, dans le temps comme dans l’espace, pour autant qu’elle perpétue
sans solution de continuité historique une Tradition. Cela, la fin du Credo le
souligne : ce qui anime l’Église en
ce jour, le corps actuel de l’Église dont le Christ est le chef, c’est cet
Esprit qui déjà parlait par les
Prophètes. Justement, ce qui unifie les versets de cet Allegro de Haydn, à
partir de l’évocation de la Résurrection du Christ (« Et resurrexit ») jusqu’à la résurrection de toute chair
(« Et exspecto resurrectionem
mortuorum »), c’est l’affirmation simultanée de la perpétuité de la
foi et de l’Église catholique, dans la célébration de l’Esprit de la vie qui a
vaincu la Mort, c’est-à-dire qui aspire en quelque sorte le temps humain dans
l’éternité. Le dynamisme de cet Allegro dévot a ceci de particulier qu’il a
pour mission d’incarner à la fois un jaillissement irrésistible, spirituel mais
aussi vital, et l’immutabilité du temps divin, celui de la Toute-Permanence.
Sous un certain aspect, la musique doit dire le triomphe euphorique de
l’éternité, persuader de sa promesse, et sous un autre elle est appelée à faire
sentir une pulsation inépuisable, portée vers l’avant. Perpetuum mobile – in aeternum.
Or,
en cinq minutes de l’Allegro, Haydn organise en un ruissellement formidable
cette vie promise par le règne du Christ et qui – c’est un article de
foi – « n’aura pas de fin ». Non
erit finis. Et d’un même mouvement il s’agit bien de dire la perpétuité de
l’Église, figure terrestre de ce règne à venir, de cette vie d’un monde à
venir : « et vitam venturi
saeculi ». Le texte proclame la sortie hors de l’Histoire (« Et iterum venturus est cum
gloria ») ; son horizon est la mort promise du Temps, et pourtant
la musique procède de la durée, de ses battements que rien n’entrave. Là est
sans doute le secret pour mimer en cinq pauvres minutes ce qui n’a pas de fin. Le musicien installe ce flux vocal et
orchestral sur une pulsation implacable et pourtant fluide comme la rivière.
Cette musique tient à la fois de la course imperturbable et de la suspension en
vol, à la fois sur terre et en l’air. Haydn élève là comme une montagne
imaginaire, dont on ne saurait dire si elle avance vers nous ou si elle est
immobile. L’énergie propre à la musique représente celle d’une foi qui pour
parler ce langage ensorcelant n’en est pas moins conquérante, qui ne doit
rencontrer aucune résistance. La conclusion fuguée qui conduit à l’Amen,
itérative jusqu’à la transe, tient autant de la fantasmagorie que de
l’architecture.
C’est
aussi là qu’on pourrait considérer l’imaginaire militant de la Réforme
catholique, celui d’une Église expansive, toujours en marche, généreuse et
captivante, toujours au bord de succomber à la tentation d’être une nouvelle
Armide, dont les prestiges voltigeants masquent la volonté de domination,
écrasante. On songe alors, malgré l’anachronisme, un célèbre sermon de Bossuet
en 1682, dont le sujet est l’unité de l’Église personnifiée et le
« puissant attrait de son unité » :
« Dans l’horreur de cette vaste
solitude, on la voit environnée d’ennemis, ne marchant jamais qu’en bataille,
ne logeant que sous des tentes, toujours prête à déloger et à combattre,
étrangère que rien n’attache, que rien ne contente, qui regarde tout en passant
sans jamais vouloir s’arrêter ; heureuse néanmoins dans cet état, tant à
cause des consolations qu’elle reçoit durant le voyage qu’à cause du glorieux
et immuable repos qui sera la fin de sa course.
[…] La comprenez-vous maintenant, cette
immortelle beauté de l’Église catholique, où se ramasse ce que tous les lieux,
ce que tous les siècles présents, passés et futurs ont de beau et de
glorieux ? Que vous êtes belle dans cette union, ô Église
catholique ; mais en même temps que vous êtes forte ! Belle, dit le
saint Cantique, et agréable comme Jérusalem, et en même temps terrible comme
une armée rangée en bataille ; belle comme Jérusalem, où l’on voit une
sainte uniformité et une police admirable sous un même chef ; belle
assurément dans votre paix, lorsque, recueillie dans vos murailles, vous louez
celui qui vous a choisie, annonçant ses vérités à ses fidèles. Mais si les
scandales s’élèvent, si les ennemis de Dieu osent l’attaquer par leurs
blasphèmes, vous sortez de vos murailles, ô Jérusalem, et vous vous formez en
armée pour les combattre, toujours belle en cet état, car votre beauté ne vous
quitte pas, mais tout à coup devenue terrible. car une armée qui paraît si
belle dans une revue, combien est-elle terrible quand on voit tous les arcs
bandés et toutes les piques hérissées contre soi ? Que vous êtes donc
terrible, ô Église sainte, lorsque vous marchez, Pierre à votre tête et la
chaire de l’unité vous unissant toute ; abattant les têtes superbes et
toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu ; pressant ses ennemis
de tout le poids de vos bataillons serrés ; les accablant tout ensemble et
de toute l’autorité des siècles passés et de toute l’exécration des siècles
futurs ; dissipant les hérésies et les étouffant quelquefois dans leur
naissance ; prenant les petits de Babylone et les hérésies naissantes, et
les brisant contre votre pierre ; Jésus-Christ, votre chef, vous mouvant
d’en haut et vous unissant, mais vous mouvant et vous unissant […] par un chef
qui le représente, qui vous fasse en tout agir toute entière et rassemble
toutes vos forces dans une seule action ! »
Le
contexte des années 1680, en pleine crise de l’Église gallicane et à la veille
de la Révocation de l’Édit de Nantes, déterminait un tel discours, mais il
prête forme à un imaginaire catholique plus général et qui n’était sans doute
pas étranger à l’Autriche des Habsbourg. Puissance et beauté de l’unité, mais
aussi beauté de la masse offensive. Je n’entends jamais la conclusion fuguée du
Credo de Haydn sans associer à la dilatation de cette musique qui professe la
promesse (« Et vitam venturi
saeculi, amen », circulant entre les pupitres du chœur, est proclamé
au moins vingt-cinq fois) cette image resplendissante d’une Église qui serait
puissance et masse, mais encore, simultanément, volutes et envol. Cette course
immobile dans l’éternité est aussi, comme le disait Napoléon de l’oratorio La Création, un immense triomphe de
l’ordre. Art classique ? Baroque tardif ? Quelque chose
d’autre ? Le vertigineux dans l’affaire est que cette construction
musicale, où la foi déplace moins les montagnes qu’elle ne les dresse à
plaisir, est une machine à ravir en répétant du déjà dit.
Les
deux versions que je connais sont toutes deux originaires de Bavière, avec le
chœur et l’orchestre de la Radio bavaroise, à vingt-cinq ans de distance. La
version de Jochum est assez décevante, et sa réédition dans un double CD vaut
plutôt pour la Missa in tempore belli
merveilleusement conduite par Kubelik en 1963. La direction de Jochum est très
verticale, parfois lourde au détriment de la mobilité, avec des chœurs trop
épais, trop vibrants, raboteux parfois. Les solistes déçoivent aussi :
Maria Stader est plus raide que de raison, Marga Höffgen trémule étrangement,
mais l’autorité sèche de Josef Greindl impressionne, et surtout Richard Holm,
ténor munichois qui s’illustra dans La
Création avec Markevitch, Seefried et Borg, réussit à être à la fois
délicat et inspiré, constamment poétique et jamais uniforme, plus intéressant à
mon sens que Horst Laubenthal, un peu inerte dans l’enregistrement de Kubelik.
Cette
interprétation de Rafael Kubelik a été captée sur le vif le 4 juillet 1982 à la
basilique baroque d’Ottobeuren. La prise de son rend admirablement la qualité
de résonance dans l’église, sans noyer les lignes. Il en existe également un
enregistrement vidéo, publié en dvd. Le Credo intégral est disponible en vidéo ici, avec les limites sonores et
visuelles de ce type de transfert. Par exemple, la magnitude dynamique que
Kubelik obtient du chœur et de l’orchestre dans les ultimes réitérations du
texte, et ce sans sacrifier la netteté ni le rebond de la pulsation, n’est plus
du tout perceptible, alors que l’écoute du disque Orfeo donne la sensation
d’une puissance expansive capable d’élargir l’espace du sanctuaire aux
dimensions du monde. Préparé par Heinz Mende, le chœur est nombreux et très
coloré, et si l’usage prévaut aujourd’hui d’effectifs plus resserrés et d’un
vibrato moins généreux, la maîtrise musicale n’en demeure pas moins
extraordinaire, jusqu’au soin apporté aux trilles. (Et reconnaissez-vous, au
premier rang des sopranos, la jeune Françoise Pollet, alors membre du chœur
munichois ?)
Grave
dans son maintien, Lucia Popp confirme, par un mélange de tension expressive et
de plasticité dont elle avait le secret, sa vocation à servir cette musique
(elle a aussi enregistré la Theresienmesse
avec Bernstein). Kurt Moll n’échappe pas à un excès de faste vocal, et
peut-être d’emphase, mais enfin quand on a ces sonorités d’orgue… Plus connue
pour ses compositions théâtrales impérieuses, Doris Soffel dispose d’un grain
de voix inimitable, indemne de l’onction un peu grasse de tant d’altos
d’oratorio, et surprend par les finesses dont elle gratifie l’intensité de ses
interventions. Tout repose en fait sur le geste du chef, qui équilibre comme
peu le font la pulsation et la grandeur, l’accent et la continuité
architecturale. Avec des tempos un peu plus vifs mais surtout mieux portés et
articulés que Jochum, Kubelik veille à la pulsation, à une certaine légèreté de
la matière sonore, mais excelle à cultiver en même temps un effet de masse
essentiel à ce Credo (sans doute aussi aux dimensions imposantes de la
basilique) et une majesté d’ensemble qu’un excès d’élan peut faire
manquer : il me semble que Minkowski n’a pas évité ce travers dans son
interprétation, et il y manque cette respiration naturelle qui rayonne chez
Kubelik, dont du reste l’économie du geste rappelle l’art des anciens maîtres.
Autant ses enregistrements des deux grands oratorios de Haydn peuvent laisser mitigé,
autant ici un accomplissement me paraît atteint.
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