C’est au second acte de La
Dame de pique de Tchaïkovski. Il a commencé avec la fête aristocratique
dans un palais pétersbourgeois, au cours de laquelle est représentée une
pastorale rococo pour laquelle le compositeur pastiche Mozart, et à l’issue de
laquelle Catherine II en personne fait une entrée soudaine. Mais c’est aussi à
l’occasion de cette fête que Lisa a donné la clé de sa chambre à Hermann, qui n’a
en tête que d’arracher à la Comtesse, grand-mère de Lisa, le secret des trois
cartes toujours gagnantes dont autrefois à Paris le comte de Saint-Germain
l’aurait faite dépositaire.
Le second tableau nous introduit dans les appartements privés de
la Comtesse, où Hermann s’est déjà tapi. Rentrée de la fête, la vieille femme
acariâtre a été préparée pour la nuit par ses femmes, qui la flattent
servilement. Elle les rudoie, occupée à exhaler un mépris amer pour un
divertissement aristocratique dépourvu du grand goût qu’elle a connu à Paris
autrefois. Ainsi faisait Madame Du Deffand.
Les vieilles personnes aiment à vanter le temps de leur jeunesse,
mais ici l’évocation nostalgique glisse vers le monologue : la Comtesse
oublie qu’elle n’est pas seule, s’abîmant dans son rêve d’Ancien Régime,
jusqu’à coïncider avec la « Vénus moscovite » qu’elle fut. Elle
chante de nouveau, pour elle-même, un air de Grétry, comme si franchissant les
barrières du temps elle avait de nouveau le roi et la fleur de la cour pour
public.
La Comtesse.
Baissez votre caquet ! Vous m’avez
fatiguée !
Je suis lasse, je n’ai plus de forces…
Je ne veux pas dormir dans mon lit !
Ah, que je hais ces gens !
Quelle époque !
On ne sait plus se divertir convenablement.
Ces manières !… ce ton !…
J’étais accablée rien qu’à les regarder…
Ils ne savent ni danser ni chanter !
Qui donc dansait ? Qui chantait ?
Des novices !
Et autrefois, qui étaient les danseurs ?
les chanteurs ?
Le duc d’Orléans, le duc d’Ayen,
le duc de Coigny,
la comtesse d’Estrades,
la duchesse de Brancas…
Quels noms !
Et de temps en temps, c’était, en personne,
Et de temps en temps, c’était, en personne,
la marquise de
Pompadour !
Je chantais en leur présence…
et le duc de La Vallière me félicitait !
Une fois, je me souviens, à Chantilly, chez le
prince de Condé,
c’est même le roi qui m’écoutait !
c’est même le roi qui m’écoutait !
Je revois tout cela comme alors…
« Je crains de lui parler la nuit,
« J’écoute trop tout ce qu’il dit…
« Il me dit: Je vous aime,
« Et je sens malgré moi,
« Je sens mon cœur qui bat, qui bat,
« Je ne sais pas pourquoi !
« Il me dit : Je vous aime,
« Et je sens malgré moi,
« Je sens mon cœur qui bat, qui bat,
« Je ne sais pas pourquoi !
(Jetant
les yeux autour d’elle, comme si elle se réveillait)
Que faites-vous là ? Partez !
(Les
femmes de chambre et les suivantes s’éloignent sur la pointe des pieds.
La Comtesse cède au sommeil, elle chante en s’endormant)
« Je crains de lui parler la nuit,
« J’écoute trop tout ce qu’il dit…
« Il me dit: Je vous aime,
« Et je sens malgré moi,
« Je sens mon cœur qui bat, qui bat…
« Je
ne sais pas pourquoi…
La scène fonctionne évidemment comme pendant de la pastorale du
premier tableau. Après le divertissement superficiel et assez extérieur, réduit
aux manières du rococo et pastiché comme tel par le compositeur, offert à un
public mondain et nombreux, voilà bien une scène d’intimité où le XVIIIe
siècle fantasmé, sur un mode élégiaque cette fois, s’incorpore aux profondeurs
affectives d’un personnage qui n’a plus qu’un public de fantômes, de présences
invisibles dont Hermann tapi dans l’ombre fait objectivement partie autant que
les spectateurs dans la salle.
La romance de Grétry devient ainsi l’équivalent d’une déploration
funèbre, à la fois sur la jeunesse brillante et galante de la Comtesse et sur
l’Ancien Régime. La musique, datant de 1784, est donc anachronique (la Comtesse
évoque Louis XV et la Pompadour), mais les paroles et la simplicité pénétrante
de l’air conviennent admirablement à la situation théâtrale, d’autant que la
nostalgie n’est jamais mieux activée que par les airs d’écriture
« naïve ». Le coup de génie de Tchaïkovski est d’avoir ici repris un
air fameux, mais remodelé dans ce nouveau contexte de manière à en faire un
morceau nocturne, lent, mystérieux, presque liturgique, où affleurent les
profondeurs d’un personnage antipathique et aussi la prémonition de sa
mort : ce cœur qui bat va s’arrêter dans quelques minutes, cédant à la
terreur provoquée par Herman. Comme si la Comtesse ordonnait inconsciemment sa
propre veillée funèbre.
Martha Mödl avait exactement 80 ans lorsqu’elle chanta le rôle à
l’Opéra de Vienne en 1992 dans une mise en scène de Kurt Horres, sous la
direction de Seiji Ozawa. Elle fêtait pour lors ses 50 ans de carrière,
modestement commencée à Remscheid, et cela faisait au moins 20 ans qu’elle
s’était tournée vers des emplois de mezzo-soprano. On souhaite certes à bien
des cantatrices finissantes de chanter le rôle avec cette consistance vocale, nonobstant
quelques fléchissements de la justesse, mais qui, même parmi les tragédiennes,
atteindrait cette puissance théâtrale ? La Comtesse de Mödl a quelque
chose d’inhumain, elle ressemble à une momie, avec un visage de reptile ou un
faciès presque simiesque (ces pommettes hautes héritées de l’ascendance slave
de son père), mais elle est aussi enfantine, submergée d’une juvénilité intacte
au cours de l’évocation nostalgique. Ce sourire est fascinant (ce n’était pas
la chose la moins extraordinaire chez Martha Mödl), d’autant que l’actrice est
d’une économie sidérante. La parure de nuit ajoute encore à l’impression de
voir trôner un corps prêt à être mis au cercueil dans son linceul brodé. Et ce
jeu immobile, quand prise d’un retour de coquetterie en chantant, elle saisit
son miroir pour s’y contempler… et le range lentement.
Lorsque j’écrivais ces lignes il y a plusieurs années, je me
demandais qui pourrait rivaliser avec Martha Mödl dans cette scène, en
consistance, en économie. Eh bien, la réponse, j’aurais dû m’en douter, a un
nom : Felicity Palmer… et encore il y a quelques semaines, en juin, je ne
sais où, c’est en anglais. D’une discipline vocale et stylistique à la
hauteur du legs de cette artiste hors pair, et surtout sans un accessoire, mais
en faisant participer tout le corps : l’incarnation est obsédante, avec l’évidence
d’un personnage composé de façon pourtant très personnelle, sans une scorie qui
sentirait l’à-peu-près ou le numéro de vieille gloire ravagée.
Révérence.
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