Récital de Soile Isokoski
Maritaa Viitasalo, piano
Toulouse, Théâtre du Capitole, 16 mars 2009
Edvard Grieg
Six lieder op.
48 :
1) Gruß (Heine)
2) Dereinst, Gedanke mein (Geibel)
3) Lauf der Welt (Uhland)
4) Die verschwiegene Nachtigall (Walther von der Vogelweide)
5) Zur Rosenzeit (Goethe)
6) Ein Traum (Bodenstedt)
Johannes Brahms
Die Mainacht (Hölty)
Der Tod, das ist die kühle Nacht (Heine)
Das Mädchen spricht (Gruppe)
Meine Liebe ist grün (Schumann)
Toivo Kuula
Jääkukkia
Sinipiika
Marjatan laulu
Purjein kuutamolla
Benjamin Britten
On this island op.
11 (Auden) :
1) Let the florid music praise !
2) Now the leaves are falling fast
3) Seascape
4) Nocturne
5) As it is, plenty
Richard Strauss
Allerseelen
Die Georgine
Morgen !
Du meines Herzens Krönelein
Cäcilie
En bis :
Obradors, Del cabello mas sutil
Chanson finlandaise (Le
soleil brille)
Existe-t-il aujourd’hui un
soprano au monde dont la qualité de chant soit comparable ? L’art de Soile
Isokoski est absolu : tout simplement, si l’on ose dire. Même ceux qui ne
jugent de la valeur d’une voix que par ses ressources dans l’aigu peuvent-ils
ne pas rendre les armes devant ce rayonnement, qui s’épanouit en haut avec une
science de la dynamique et des couleurs qui laisse ébahi ? En une heure et
demie, pas une intonation qui ne soit exacte, pas un son dur ou approximatif,
pas une ligne qui ne soit nette, canalisée et pénétrante, pas un relâchement du
souffle ou du phrasé. On ne surprend non plus, à aucun moment, le signe d’un
effort, la moindre déformation du visage. Cette femme chante comme elle
parlerait, et l’aigu qui émane de son corps et remplit la salle passe par une
bouche à peine entrouverte. Madame Verdurin dirait que c’est une petite
perfection, et peut-être qu’elle en aurait les jambes coupées. En tout cas,
l’impression en assistant à ce récital est celle d’un prodige d’art — « wie ein Wunder vor mir » comme on
chante chez Richard Strauss.
Encore ce mot de prodige rend-il
assez mal, en définitive, le caractère du chant d’Isokoski. Car ce déploiement
admirable plonge moins dans l’étonnement, lequel imposerait distance et
révérence, que dans une émotion qui rapproche aussitôt. C’était le cas de son
Elsa de Lohengrin à Genève quelques
mois plus tôt. Magistrale, la soprano finlandaise l’est assurément, mais ce qui
touche chez elle, dès la deuxième mesure, c’est cette impression de
familiarité, autant dire cette vertu. Rien de plus étranger à Isokoski qu’une
perfection purement instrumentale, et encore moins une richesse démonstrative.
Au cours d’un copieux programme, pas le moindre « effet » vocal, pas
un alanguissement, jamais une intention appuyée ou un mot qui paraisse
surligné, exposé, éclairé pour être vu et admiré. Ici justement, ça ne pose pas. Au contraire, la
merveille est que tant de beauté accomplisse comme un geste d’effacement.
Isokoski chante la Marguerite de Faust
comme peu, mais elle n’est pas du genre à se délecter de se voir si belle au
miroir.
Captivant comme il est,
caressant, enveloppant, ce chant respire l’intégrité poétique qui appartint
autrefois à une Elisabeth Grümmer. La différence objective entre ces deux voix
(et la manière de timbrer d’Isokoski ferait plutôt penser à Schwarzkopf) ne
fait rien à l’affaire : le charme vocal de la Finlandaise relève lui aussi
d’un phénomène que, faute de mieux, il faut bien appeler moral. La rectitude
sans raideur de ses Strauss, leur profondeur furtive, leurs courbes supérieurement
mesurées perpétuent une dignité interprétative sans prix à une époque où dans
ce répertoire le fard reluisant a pignon sur rue. Qui sait ainsi, dans Allerseelen, diffuser une lumière
secrète dans l’évocation du deuil ? Qui a cette délicatesse d’élocution,
ce frémissement imperceptible en attaquant : « Stell auf den Tisch die duftenden Reseden » ? Et qui
suggère avec autant de puissance et de discrétion en variant à l’infini la
formule « wie einst im Mai » ?
Soile Isokoski est une discrète,
comme ces princesses des contes du Nord qui pourraient passer inaperçues à
garder les bêtes à l’ombre, sauf que quelque chose toujours parlera en elles,
même sans bruit, et les révèlera dans leur éclat d’évidence, si non communes,
si proches. Discrétion aussi dans le sens où Isokoski possède ce discernement
supérieur qui lui fait trouver la profondeur expressive dans la maîtrise de la
forme elle-même. L’expression n’est pas un supplément d’âme ou un vernis
brillant : elle ne fait qu’un avec la concentration de la musicienne. Le
groupe allemand de Grieg et sa mélancolie familière, son secret, la font
d’entrée entendre à un niveau d’excellence et de chaleur contenue qui ne se
démentira pas de toute la soirée. Les roses élégiaques de Goethe sont pour
elle, mais plus encore le rossignol silencieux dû à Walther von der Vogelweide.
Avec ce lied, l’auditeur est pénétré par ce pouvoir qu’Isokoski partage avec
les plus grandes de donner le sentiment qu’on change d’univers en entrant dans
une autre temporalité.
Les mélodies de Toivo Kuula (mort
en 1918) sont magnifiques : lune sur la mer ou fleurs de glace, c’est
moins un pittoresque scandinave qui s’installe, qu’une qualité de contemplation
où le domestique et le mystérieux se confondent. Les derniers vers de Jääkukkia
sont illuminés par une phrase aiguë magique dont on se demande comment la
chanteuse réussit à la produire avec cette simplicité étrange : « La
joie et la jeunesse dorment dans sa splendeur / Comme si elles ne
pouvaient jamais se réveiller / Au jour qui se perd dans le crépuscule /
Et à l’été qui disparaît. » Extraordinaire Chanson de Marjatta enfin, berceuse inquiétante, gagnée par le gel,
où les couleurs chaleureuses, maternelles, glissent vers des coloris presque
âcres qui rappellent Elisabeth Söderström.
Dans cette mélodie s’affirme un
sens exceptionnel de la tension narrative, une expressivité dont le contour est
vocal bien sûr mais aussi plus sensiblement corporelle, s’il est vrai que Soile
Isokoski manifeste par l’expression du visage, du regard, un véritable génie de
la gradation, une force aussi dont je n’avais pas gardé le souvenir dans du
lied (je l’avais entendue une autre fois auparavant dans l’Italienisches Liederbuch de Wolf avec Bo Skhovus). Ce chant
discipliné jusqu’à l’exceptionnel témoigne aussi d’un engagement émotionnel
total. Ce qu’elle fait dans les premiers Brahms du groupe (Die Mainacht et Der Tod, das
ist die kühle Nacht) est inouï. L’élégie progressive du premier est portée
par une économie souveraine. Le second bénéficie de cette science du phrasé à
peu près sans rivale et de l’extraordinaire rayonnement de l’aigu, dosé comme
dans un songe ; puis le chant est assombri, déprimé lentement et sûrement
à partir de la répétition de « von
lauter Liebe ». Et quelle expression du visage là encore, dans ce
corps si bienséant, si maîtrisé dans son immobilité. Une brahmsienne est là,
qui mériterait un piano moins pédestre, plus inspiré et aussi plus sûr.
Mais le sommet de la soirée,
c’était à mon sens le cycle de Britten sur des poèmes d’Auden, créé juste avant
la guerre par Sophie Wyss, également dédicataire du cycle majeur Our Hunting Fathers. C’est peu dire qu’On this island reste dédaigné des
récitalistes, malgré le grand disque de mélodies anglaises gravé par Lynne
Dawson, qui lui empruntait son titre (Hyperion, 2000). Poèmes étonnants dans
leur variété, comme la musique. Le premier offre une parodie délicate du
baroque haendelien, le troisième (Seascape)
distille une inquiétude savante, le cinquième ironise avec élégance sur le
train-train de la vie moderne. Les deux autres retiennent surtout l’attention
par une étrangeté supérieure. Tournoiement énigmatique du n° 2 :
feuilles d’automne, landaus, ragots des voisins, cadavres dans leurs cercueils,
rossignol muet, jusqu’à la dernière strophe, stupéfaite, hors du temps :
Cold impossible, ahead,
Lifts the
mountains’ lovely head
Whose white waterfall could bless
Travellers in their last distress.
Ce n’est encore rien comparé à ce Nocturne obstiné, où « l’étreinte caressante de la nuit » forme comme une procession de visions oniriques où passe un « revolting succubus ». Isokoski chante et imagine tout le cycle avec une intelligence bouleversante, et conduit inexorablement la pièce jusqu’à la suffocation. La servante a décidément une main de maître. En bis, une chanson solaire du pays natal, et un Obradors de pur mystère, suspendu, surnaturel. « Une voix seule au monde, une voix seule et qui parle tout bas. » Ainsi parlait Doña Musique dans Le Soulier de satin. Ce soir-là, elle chantait.
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