Lully, Armide
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 16 octobre 2008
Direction musicale : William Christie
Mise en scène : Robert Carsen
Décors et costumes : Gideon Davey
Chorégraphie : Jean-Claude Gallotta
Lumières : Peter Van Praet et Robert Carsen
Armide : Stéphanie d’Oustrac
Renaud : Paul Agnew
Hidraot : Nathan Berg
La Haine : Laurent Naouri
La Gloire / Phénice / Lucinde : Claire Debono
La Sagesse / Sidonie / Mélisse : Isabelle Druet
Ubalde / Aronte : Marc Mauillon
Le Chevalier danois : Andrew Tortise
Artémidore : Marc Callahan
Un Amant fortuné : Anders J. Dahlin
Danseurs du Centre Chorégraphique National de Grenoble /
Groupe Émile Dubois
Chœur et orchestre des Arts Florissants
Au continuo :
William Christie et Béatrice Martin, clavecins
David Simpson, basse de viole
Anne-Marie Lasla, viole de gambe
Brian Feehan et Jonathan Rubin, théorbes
Opéra de protagoniste, s’il en est : Armide est un rôle omniprésent, auquel
Quinault a donné une complexité et une épaisseur exceptionnelles
parmi les représentations de ce personnage à l’opéra. Stéphanie d’Oustrac
domine assurément sa partie et toute la distribution. Dotée d’un timbre dont
les ressources de sensualité et d’ombre sont bienvenues, la voix est colorée,
chaude, vive, avec suffisamment d’ampleur et une diction très soignée. On
mettra sur le compte de la fatigue des erreurs dans le texte (six fois au
moins), mais surtout on ne peut que louer son engagement. J’ai cependant deux
réserves, dont la première engage sans doute la mise en scène. Car je ne crois
pas que la profondeur tragique du rôle doive passer par ce genre de poses
souffrantes, yeux écarquillés et cheveux agités, mais après tout c’est affaire
de goût. D’Oustrac ne me procure pas beaucoup d’émotion de toute façon, affaire
de plus ou moins grande sensibilité à cette voix et à ce chant. Ce qui me
déçoit en définitive, c’est un manque de variété et de subtilité dans la
déclamation, évident dans la grande scène avec les suivantes au début de l’acte
III. L’incarnation reste forte, et c’est déjà beaucoup. Et dans le monologue
final (« Le perfide Renaud me fuit »), j’ai trouvé quelque chose de trop
continu et uniforme dans le chant, ou bien était-ce à cause d’un orchestre
manquant alors d’arêtes ?
Car la conduite des Arts Florissants par William Christie me
laisse mitigé. La souplesse et la finesse sont certes là, avec un poli des
instruments bénéfique, qui n’exclut pas heureusement les effets savants de
discordance, comme quand les cordes vrillent dans les danses de la Haine. Le
Sommeil de Renaud, coulant, mystérieux, est un des meilleurs moments de la
soirée. La partition est aménagée çà et là pour les besoins de la mise en scène
(prélude de l’acte III doublé, reprise des danses avec timbales crescendo pour
meubler la fin de ce même acte), mais on remarque aussi des traits absents
d’ordinaire, comme cette saillie de violon pour souligner « Il semble être fait
pour l’amour » dans le monologue du II, ou plus encore cette doublure de la
voix par le hautbois dans la reprise du début de l’air « Ah, si la liberté ».
C’est la première fois que j’entends cela dans du Lully, supposons que c’est
stylistiquement correct, mais cela sonne de façon bizarre.
L’acte V est en tout cas une grande déception, avec une
Passacaille morne, flasque, dont l’orchestre ne soutient pas l’architecture
enivrante, au point de faire trouver le temps long (un comble !) et ce n’est
pas la vacuité de la chorégraphie qui peut y ajouter de l’intérêt. Dommage pour
Anders Dahlin en Amant fortuné, l’élégance même (ça compense son uniforme) bien
qu’on puisse désirer une voix plus épanouie pour chanter le plaisir. La fin de
la scène 2 (« Allez, éloignez-vous de moi etc.) frappe par un alanguissement
complaisant, où Paul Agnew s’adonne à des étirements maniérés, exaspérants, sur
« Trop malheureuse Armide, hélas ! ». Cette pente à l’alanguissement n’épargne
pas la violence de la confrontation ultime ni la grandeur de la scène finale.
C’est aussi que la matière orchestrale paraît parfois manquer de soubassement,
de quelque chose de plus vertical dans les moments de grandeur dramatique.
Paul Agnew et sa voix sensiblement trafiquée restent persuasifs,
même si la tendance au maniérisme dans la déclamation (école Christie oblige)
est aussi lassante qu’avec son Abaris des Boréades.
Il affirme cependant, de bout en bout, quelque chose de poétique, malgré une
présence physique malaisée pour un emploi de héros-objet. Nathan Berg est
parfaitement terne, aussi grisâtre que son costume couleur de cendre, et parmi
les chevaliers seul Marc Mauillon convainc par son verbe exemplairement net. Il
faudrait d’ailleurs qu’on m’explique pourquoi Marc Callahan chante avec le
sourire du ravi de la crèche « Puisse le Ciel à mes vœux favorable / Vous
garantir de ses enchantements ». Claire Debono est le charme et l’esprit mêmes,
mais Isabelle Druet la complète avec pertinence, et toutes deux assument avec
grâce la fantaisie lourdaude de la régie. Les dessus séducteurs de l’acte II
sont confiés à des voix trop pauvres pour l’empire de la volupté. Quant à
Laurent Naouri, sa rugosité vocale irait bien à la Haine (l’y distribuer n’était
point sot) si le chant n’était à ce point inégal. Au début de son intervention,
il est même inaudible (« On peut se garantir de ses indignes fers ») et par la
suite la déclamation reste en dents de scie – où est l’interprète impérial
de Pluton et Neptune dans Hippolyte &
Aricie ? Naouri semble de toute façon mal à l’aise avec la composition
idiote qui lui est imposée, debout sous le dais du lit en déshabillé satiné.
On lit dans le programme de salle, en page publicitaire : Découvrez le Petit Trianon restauré (grâce au
soutien de Montres Bréguet). Mais on aurait pu aussi bien lire : « Découvrez la Chambre du Roi (grâce à Robert
Carsen et au soutien de Lise Charmel) ». Comment ? vous ne connaissez
pas Lise Charmel et sa ligne Rouge baiser
? On dira ce qu’on voudra du « travail » de Robert Carsen et de son équipe,
mais il faut lui reconnaître deux choses : son souci de l’unification du
spectacle, coûte que coûte, et son astuce pour le clore par une image
surprenante et spectaculaire. Tannhäuser
à l’Opéra-Bastille l’a confirmé depuis. Pour Armide, la seconde tragédie lyrique qu’il ait mise en scène (sauf
erreur) après Les Boréades, Carsen
fait triompher son esthétique du lit. Le lit, c’est celui bien sûr de l’union
érotique de Renaud et Armide à l’acte V, mais aussi celui où dès l’acte I
Armide paraît en déshabillé, tourmentée par l’obsession de Renaud. D’ailleurs
ne fait-elle pas le récit du « songe affreux » qu’elle a eu ? La Haine, bras
armé de l’Amour, apparaîtra sous ce baldaquin de même. Renaud, on le sait,
commence par s’endormir, en proie aux sortilèges voluptueux de la magicienne.
Mais point de lit à l’acte II : Carsen est un grand subtil, et c’est en fait à
la fin du prologue qu’il aura montré, vidéo aidant, un touriste demeuré seul
dans la chambre de Louis XIV à Versailles franchir la balustrade et s’allonger
mollement sur la couche royale, et s’y endormir. C’est Paul Agnew, interprète
de Renaud, qui sera tiré dans les dernières minutes d’un rêve, qui n’était
autre que la « tragédie » d’Armide.
Le spectacle est alors bouclé : au commencement, un Prologue où la Gloire et la
Sagesse personnifiées sont transformées en guides touristiques régissant un
diaporama où se succèdent les effigies de Louis le Grand devant une assemblée
de beaufs en goguette et à visière, prenant des photos à l’aide de leur
téléphone mobile d’une main et tenant de l’autre le sac en plastique
transparent de la RMN ; à la fin, retour du petit troupeau hystérique,
expulsion de l’intrus, fin de la visite, fin du rêve.
Astucieux, n’est-ce pas ? Carsen n’esquive pas l’écueil du
Prologue et de son ancrage dans la célébration du monarque, à laquelle la
tragédie lyrique de Lully est assujettie, et même il en fait un facteur d’unité
de la représentation, le lit royal ayant l’avantage de concrétiser
simultanément le contexte idéologique de l’opéra et la passion érotique au
centre de la dramaturgie. C’est d’autant plus malin que la mise en scène peut
alors faire valoir son respect de l’enjeu historique mais aussi une lecture qui
met l’œuvre « en perspective » (comme on dit sur France Culture) pour « les
gens de maintenant » (comme on dit chez Molière), et qui peut dès lors jouer
sur les deux tableaux : le drame de la passion incarné dans la protagoniste, la
distance ironique du faux-semblant qui étend en quelque sorte le motif du rêve
(présent dans le livret comme chez le Tasse) à l’ensemble du spectacle. C’est à
la fois finement baroque et résolument contemporain, comme la chorégraphie de
Gallotta en somme. C’est génial. On adore,
ou plutôt on adhère.
À présent, il n’est pas bien sûr que ça colle. Le sujet, l’action
même construite par Quinault sont-ils réductibles au drame de l’amoureuse, de
dominatrice devenue victime ? Oui, répondront « les gens de maintenant », qui
veulent « de l’humain » et du « ressenti ». Les notes de Carsen dans le
programme resservent, comme de bien entendu, le discours sur la femme
fascinante et dévirilisante prise au piège de l’amour, et assimilent l’Armide
de Lully à l’Alcina de Haendel, avec Traviata à l’horizon. Dans un entretien
diffusé à la radio, William Christie a enfoncé le clou en déclarant qu’Armide,
personnage largement tributaire du « stéréotype », est de la même famille qu’Alcina
ou Médée : magiciennes, mais amoureuses et donc douloureuses. « Madame Armide,
c’est moi ». La question est alors de savoir jusqu’à quel point on peut
privilégier l’humanité du personnage sur son caractère littéralement prestigieux,
surnaturel, dans un opéra où précisément le « charme », l’« enchantement » sont
simultanément séduction féminine et illusion magique – de cette illusion
magique sur laquelle repose, en principe, la dramaturgie de l’opéra entier.
Armide, ce n’est pas seulement une dominatrice humanisée par le
tourment amoureux, c’est une pourvoyeuse de mirages, de visions, de leurres, de
changements de lieu et de décor. C’est aussi la
personnification d’une esthétique d’opéra ; une allégorie de ce théâtre,
en somme. Ce n’est peut-être pas un hasard si justement sa disparition à la fin
de la « tragédie » coïncide avec la destruction du palais enchanté,
c’est-à-dire de tout l’appareil de la scène elle-même. L’Armide attentivement
construite par Quinault et Lully est donc plus qu’une de ces abandonnées
furieuses qui peuplent l’histoire de l’opéra, c’est la figure d’une certaine
forme de spectacle. Cette dimension allégorique, Carsen l’envisage d’ailleurs
dans les notes du programme, mais de façon évasive, et de fait sa mise en scène
ignore d’autant plus cet aspect que son Armide est assignée à un déshabillé à
peu près constant, pieds nus, cheveux défaits, en nuisette. Qui est cette
dame ? Oh, oh, elle n’a pas l’air heureuse – elle non plus.
Certes, comme il se dit dans un marais profond, il faut bien faire
un choix. Personnellement, j’admets mal l’escamotage scénographique des
machines et de décors dont la succession est si fortement pensée par le
librettiste, ou du moins je l’admets mal dans cet opéra en particulier. Au
milieu des louanges tressées par la critique à l’Atys de Villégier, Dominique Fernandez y avait regretté
l’éradication de la machinerie « baroque ». Mais Atys incline nettement vers le modèle de la tragédie parlée (Bajazet de Racine) et le
merveilleux machiné y est moins congruent à la fable. Villégier, admirable interprète alors
de la cérémonie tragique, compensait
du reste l’absence des machines par une aura extraordinaire des scènes. Mais
admettons le parti d’exclure les décors prescrits et la machinerie. Qu’on ne
vienne pas pour autant vanter la beauté épurée d’une mise en scène qui tirerait
l’opéra de Lully vers l’intensité de la tragédie classique ; car pour le coup
ce que donne à voir Carsen et son équipe frappe par un toc ordinaire qui touche
proprement à la bêtise, en travestissant les finesses de cet opéra en histoire
plate et fausse.
Commençons par le piètre symbolisme des couleurs qui oppose à des
gris sinistres (le lit royal métallisé, les habits de cour stylisés à la mode
d’un pensionnat prussien) un rouge banal, attaché à Armide et aux créatures
infernales (Haine comprise) affublées de la même nuisette rouge. Franchement,
on est entre une pub pour de la lingerie parfumée et la Salsa du Démon :
« horreur, malheur », d’ailleurs ça rime chez Quinault. Je ne vois que
vulgarité dans la beauté plastique dont on veut faire crédit au spectacle de
Carsen. L’accord est au moins effectif avec la chorégraphie primaire de
Gallotta, puérile et courte, et surtout laborieusement répétitive.
Après le sémaphore processionnaire de l’acte I, le sommeil de
Renaud donne lieu à du frotti-frotta à haute teneur sexuelle, nuisettes pour
tout le monde et langue goulûment pendante : c’est pour mieux te lécher, mon
héros ! Or le livret paraît appeler un spectacle bien plus ambigu que ce qu’on
nous montre sur scène. Les Démons, cachés « sous une agréable image », sont
censés ne pas se distinguer à l’œil de nymphes et de bergères : ce sont des
leurres, et la force de cette fantasmagorie tient aussi à cette duplicité du
visible. Rien de tel ici : c’est vraiment l’érotisme pour les nuls… avant que
l’acte IV ne nous serve du peep-show en direct de Beyrouth. « Willkommen,
bienvenue, welcoooome » chez Bob et Jean-Claude !
La disparité entre ces pauvres images et la volupté onirique du
sommeil imaginé par Lully est tristement manifeste : la musique crée à elle
seule une sorte d’espace mental et poétique, à la fois immatériel et sensuel,
insinuant, inquiétant, que la régie gâche en imposant des simagrées de petite allumeuse.
Quant à la jonchée progressive de grosses fleurs rouges, recyclée des Boréades de Carsen si je ne m’abuse,
elle frôle le gadget simpliste pour clip. Il est permis de préférer les œillets,
et quand c’est Pina Bausch qui les arrange. À un tel moment, le souvenir
revient hélas de l’Armide que le
Théâtre des Champs-Élysées avait représentée en 1992, dirigée par Philippe
Herreweghe et mise en scène par Patrice Caurier et Moshé Leiser, avec une
chorégraphie de Stéphanie Aubain dont la fluidité – aérienne ou plutôt
aquatique dans cette scène du sommeil – en magnifiait la stase et le
fantasme dans un langage contemporain en effet, avec une subtilité et une
puissance d’évocation qu’on chercherait en vain ici. Dans cette Armide qui s’imprimait dans la mémoire,
la gestuelle des acteurs présentait d’ailleurs une dimension chorégraphique,
qui faisait échapper les scènes à une forme de réalisme, assumée sans doute
dans la conception de Carsen, mais souvent mal ajustée au caractère de la
musique : c’est le cas de l’invocation de la Haine, où la dimension ostensible
de rituel est occultée par les gesticulations réalistes de d’Oustrac.
L’apparition de la Haine et des « Passions qui dépendent de
l’Amour » à l’acte III entraîne le réemploi de l’armada en nuisette rouge, y
compris pour Laurent Naouri, porté en chantant à se caresser le flanc et les tétons,
selon une intention de la régie qui m’échappe, sauf à penser qu’on nous
signifie que la haine, l’amour, tout ça, c’est pareil. Eh oui, tout se touche
dans la vie, et d’ailleurs choristes et danseurs… Cela donne un ensemble assez
grotesque : on dirait une soirée fortement alcoolisée qui partirait en quenouille,
il ne manque qu’un strip-tease. Là encore, le caractère terrible de cette scène
inventée par Quinault, exorcisme raté en forme de transe collective, se trouve
édulcoré dans un bizutage à chichis. Seule la conclusion, où le baiser violent
que la Haine et ses acolytes imposent à Armide manifeste de l’intensité
théâtrale, au prix il est vrai de la lourdeur de l’effet (Armide barbouillée
des marques rouges de leurs lèvres) mais aussi d’un délayage de la conclusion
de l’acte puisque ce jeu de scène ne peut se faire qu’en répétant plusieurs
fois la première danse de la scène précédente pendant près de quatre minutes,
avec un soulignement des timbales qui peut sembler lui aussi particulièrement lourd.
L’acte IV est proposé avec humour : seule manière possible pour
cet intermède qui n’est au fond que le miroir miniature et comique du sujet
principal (le croisé séduit par l’enchantement féminin puis délivré de son
aveuglement). Les deux chevaliers sont traités en gentils explorateurs braquant
leurs torches vers la salle du théâtre où ils n’aperçoivent que « monstres
horribles ». Huhuhu. Il faut bien avouer que Carsen est pour le coup réduit aux
expédients, je veux dire à une singerie prévisible de ce que pourrait faire
Laurent Pelly (la remarque vaut pour le Prologue également). Il est sans doute
difficile de passer cet acte au théâtre de façon convaincante, mais on peut
s’étonner que Carsen, ailleurs acharné à introduire des doubles et des
symétries, n’ait rien fait de tel ici où le jeu de miroir est pourtant
primordial.
Vient le dernier acte, où le spectacle de Paul Agnew au lit en
boxer moulant et en chemise ouverte nous offre une image de la volupté sur laquelle
je ne me prononcerai pas. Les Plaisirs et les Amants fortunés du
divertissement, en fait d’« agréables jeux », illustrent la grisaille de groupe
essayée à l’acte I. Renaud reparaît tout de rouge vêtu, à l’image du Roi aperçu
dans le diaporama du Prologue, sans qu’on en comprenne la logique : Renaud ne
peut guère être une figure de Louis qu’à partir du moment où il s’est arraché à
l’enchantement des plaisirs, et ce n’est pas encore le cas, et d’autre part
quelle valeur accorder à cette symétrie voyante entre le rouge érotique
précédent et le rouge monarchique, souligné ensuite par le jeu avec le gant
rouge, pendant de la fleur que tient Armide ? Une chose est sûre : comme dans
le Thésée de février, la manière dont Paul Agnew endosse l’habit royal le fait
ressembler à un lapin de Pâques. On le retrouve curieusement assis de dos à
l’avant-scène, comme dans le Thésée
précédemment mis en scène par Jean-Louis Martinoty dans la même salle, sauf que
l’image paraît ici non pas organique mais déconnectée de l’ensemble.
On ignore encore davantage pour quelle raison est ensuite coupée,
intégralement, la scène fameuse où les deux chevaliers rompent le sortilège en
présentant à Renaud le bouclier de diamant comme un miroir salutaire. On sait
en revanche que l’enchaînement brutal avec les fureurs d’Armide (« Renaud !
Ciel !… vous partez ? ») prive la fuite du héros de toute motivation. Mais
l’arbitraire culmine avec la fin du monologue ultime. Bien sûr Armide ne
s’envole pas sur un char, bien sûr rien du décor n’est détruit puisque le décor
se borne au lit à baldaquin gris où elle se poignarde, comme Didon, mais avec
un grand silence (wouah !) et avant que la ritournelle finale ne ramène nos
petits amis du prologue. Eh oui, tout se touche, l’amour, la mort, tout ça.
Pour le coup, ce n’est pas tant le basculement de la tragédie dans
la facétie versaillaise qui me gêne, que cette façon sotte (j’allais employer
un autre mot) dont Carsen dénature le caractère de l’action et du personnage en
se vautrant dans l’ordinaire le plus éculé (elle est désespérée, alors elle se
tue), en contradiction flagrante avec le texte : « L’espoir de la
vengeance est le seul qui me reste, etc. » Dénouement alla Carsen en deux temps : 1) je
sers la soupe au public d’opéra en lui donnant son pathos préféré ; 2) j’ajoute
une pirouette ironique car je suis homme d’esprit. La recette, déjà de mise
pour Tannhäuser, devrait pouvoir
resservir*. Comme on fait son lit, on se couche.
De surcroît, la banalisation du personnage d’Armide s’accompagne
d’incohérences et de porte-à-faux. Passons sur le fait que le jeu « tragique »
de d’Oustrac, que d’ailleurs je trouve un peu forcé (j’ai parfois l’impression
de voir une adolescente contrefaire le monstre sacré), fonctionne mal avec le
simple appareil où la cantonne le spectacle. Tels effets de crinière fatiguent à la longue. C’est surtout que le profil théâtral du personnage est perdu en
étant simplifié. L’acte I pourtant oppose bien l’amoureuse qui souffre en
confidence et la souveraine altière face à Hidraot, en la faisant revêtir d’une
robe de cour (rouge, évidemment). Mais déjà l’image du personnage est gauchie
en l’identifiant à une coquette se poudrant et se fardant à son miroir, alors
que les paroles d’Armide à ce moment-là sont à peu près celle d’une princesse
cornélienne : « Mais je fais mon plus grand bonheur d’être maîtresse de mon
cœur », « Il faudra que ce soit la gloire etc. » Précisément, la tragédie qui
se joue autour d’Armide, et dont elle est le cœur solitaire, est en quelque
sorte celle d’une reine de Corneille qui se découvrirait avec stupeur héroïne
racinienne : inquiétude du désir, désir du repos, mouvements contradictoires,
conscience malheureuse de la passion, jusqu’à la « honte ». En ce sens,
l’Armide créée par Quinault est d’abord parente de Phèdre ou de la Princesse de
Clèves.
Ce renversement de la maîtrise (incluant la maîtrise de soi) à la
paralysie et à une inquiétude croissante prend une consistance théâtrale à
partir du grand monologue de l’acte II où l’enchanteresse suspend son bras
vengeur, charmée par Renaud inerte et inconscient. Déception encore dans le
spectacle de Carsen : Armide entre en scène sans poignard, et cette entrée
manque de la puissance et de la majesté qu’exhalait celle de Sylvie Brunet dans
le spectacle de 1992, mais surtout on la voit ôter ses atours en s’approchant
du héros endormi, comme si elle s’apprêtait à coucher avec lui. Si ce
dépouillement vestimentaire est destiné à figurer la vulnérabilité du
personnage, il paraît prématuré dans l’économie de la scène ; s’il exprime le
caractère séducteur de la magicienne, il reste intempestif à ce moment-là. Mais soudain, abracadabra, un poignard surgit hors
de la nuit, qu’elle lève sans pouvoir frapper. Le jeu est curieusement appuyé,
avec une convulsion de ce bras raidi que je n’ai pas trouvée bien convaincante.
C’est un détail, mais décidément cette scène extraordinaire se trouve
désorganisée et affadie par la régie.
Porte-à-faux encore avec le choix de mettre en scène la figure de
Louis XIV. Choix légitime, et cohérent avec l’hypothèse de l’action rêvée (le
visiteur endormi dans le lit du Roi se rêve Roi lui-même). Mais Armide n’est pas Thésée, et justement il y a un réel décalage entre le Prologue à la
gloire du Roi et la tragédie qui suit où Renaud est largement éclipsé alors
qu’Armide est omniprésente. On a même pu considérer que cet opéra remplissait
mal son programme idéologique puisque le drame pathétique de la magicienne
parasite manifestement l’allégorie monarchique. Dès lors, est-il bien judicieux
de fourrer Louis XIV dans le spectacle ? Je crains que Carsen ne se soit borné
à un bricolage roublard : mettre du Versailles dans le spectacle, c’est
toujours caresser le public sans trop de risque. Et puis ça devait flatter
Monsieur d’Aillagon et Madame d’Albanel le soir de la première.
Or, si on
voulait s’attacher aux implications historiques du Prologue, elles ont en fait
à voir avec la religion, non seulement par allusion à la répression de «
l’hérésie » protestante (« un monstre que longtemps on a cru invincible »,
Renaud triomphant des païens en serait l’allégorie) mais aussi en raison de la
présence de la Sagesse, qui à la différence de la Vertu signale précisément
cette sagesse inspirée par Dieu qui est un attribut du Roi Très-Chrétien.
Évidemment, ces éléments restent ténus, difficilement traduisibles scéniquement
(Martinoty aurait sans doute des idées sur la question…) et finalement
secondaires à l’échelle de l’ensemble. L’idée de Carsen aura été
vraisemblablement plus simple en transformant le Prologue en visite guidée du
château de Versailles : payer d’emblée son tribut au Grand Siècle, et tourner
la difficulté dramaturgique du prologue par la vidéo de la promenade guidée,
qui incorpore les danses, filmées à Versailles dans la Galerie des Glaces ou
dans les jardins. Mais le résultat fonctionne mal encore. L’agitation des
choristes-touristes dans la salle attire l’attention au détriment de la
musique, tandis que les danses du prologue, enfermées dans l’écran vidéo, et
très vite lassantes par leur ironie laborieuse, trahissent une forme
d’évitement théâtral dans ce goût pour le colifichet.
Cette Armide parisienne
n’offrait donc pas forcément l’Enchanteresse attendue… mais au moins un
Imposteur ? C’est proprement avec ce mot que Carsen aurait été hué à la
première. On ne saurait mieux dire, de mon point de vue. Non pas que le grief
signifie la nostalgie pathologique d’Atys
et de ses perruques, ou le regret tatillon des manières et des danses « à
l’ancienne ». Non, à défaut d’être resté magicien, Robert Carsen est passé maître
dans l’art d’imposer, si l’on veut bien songer à tous les sens de cet ancien verbe : mettre une chose sur une autre, susciter le respect, abuser de la
créance d’autrui, faire illusion.
* P.S. Et la recette a
resservi, plus qu’on n’aurait imaginé en 2008 : voyez les récentes Fêtes vénitiennes de Campra à
l’Opéra-Comique.