jeudi 17 avril 2025

Bonheurs du lied aux Carmélites

 


Adrien Fournaison, baryton

Anne Le Bozec, piano (Streicher, Vienne 1860)

Toulouse, Chapelle des Carmélites, 6 avril 2025

 

Franz Schubert

Aus Heliopolis (Mayrhofer)

Auf der Donau (Mayrhofer)

Meeresstille (Goethe)

Erlkönig (Goethe)

Der Jüngling und der Tod (Spaun)

Romanze aus Rosamunde (Chézy)

Der Strom (Stadler)

Ständchen (Rellstab)

Litanei auf das Fest Aller Seelen (Jacobi)

 

Johannes Brahms

Ständchen (Kugler)

Es schauen die Blumen (Heine)

Nicht mehr zu dir zu gehen op. 32 n° 2 (Daumer)

Ich schleich’ umher betrübt und stumm op. 32 n° 3 (Platen)

O wüßt ich doch den Weg zurück (Groth)

Wie raft ich mich auf in der Nacht op. 32 n° 1 (Platen)

Der Strom, der neben mir verrauschte op. 32 n° 4 (Platen)

Wehe, so willst du mich wieder op. 32 n° 5 (Platen)

Du sprichst, daß ich mich täuschte op. 32 n° 6 (Daumer)

Auf dem Kirchhofe (Liliencron)

Bitteres zu sagen denkst du op. 32 n° 7 (Daumer d’après Hafiz)

Wie bist du, meine Königin op. 32 n° 9 (Daumer)

[Bis :] Brahms, Feldeinsamkeit (Allmers)

 


 Quelques albums pionniers montrèrent la voie en donnant les lieder de Schubert avec un piano-forte de l’époque du compositeur – on n’a pas oublié ceux de Jörg Demus avec Elly Ameling (dès le milieu des années 1960, HM) ou de Paul Badura-Skoda sur un hammerflügel Conrad Graf (1824) pour accompagner l’extraordinaire Elisabeth Söderström (Goethe-Lieder, Astrée, 1984). Depuis, les enregistrements de Schubert dans le lied avec clavier ancien ne sont plus rares, contrairement à ce qui se pratique pour Brahms. Et pourtant : chez ce compositeur aussi, le bénéfice est grand de recourir à un piano d’époque, comme l’a montré le beau disque de Janina Baechle (comprenant l’intégralité de l’Opus 32) avec Markus Hadulla touchant un piano Streicher de 1880 conservé au Brahms Museum de Mürzzuschlag en Styrie (Capriccio, 2014). Le concert demeure plus avare d’occasions d’entendre le lied romantique avec un piano historique : affaire de salle adéquate autant que d’instruments accessibles.

 

Cette occasion vient d’être offerte à Toulouse dans le cadre d’une saison nouvelle de musique de chambre à la Chapelle des Carmélites sous l’égide de l’association Pianomuses. Honneur donc à un autre piano du facteur viennois Johann Baptist Streicher, de 1860 cette fois, que François Henry – professeur au Conservatoire de Toulouse, collectionneur de claviers anciens et programmateur en l’occurrence – a fait restaurer en 2018 et mis à disposition pour être joué dans la Chapelle. Il revenait à Anne Le Bozec*, qui compte parmi nos tout meilleurs pianistes dans le lied et la mélodie, de faire converser l’instrument avec le jeune baryton Adrien Fournaison, souvent remarqué dans le baroque français, mais qu’on ne pensait pas déjà en mesure d’affirmer dans ce répertoire de telles qualités. 

 


Exquis, ne craignant pas la difficulté, le programme est d’abord à saluer*. Dans la partie Schubert, les deux Goethe, fortement contrastés, sont les plus connus avec la Sérénade du Schwanengesang, chantée avec le sérieux qui lui sied, et la Romance extraite de Rosamunde, qu’on n’entend pas souvent par une voix masculine. Les Mayrhofer en ouverture affirment chez les deux artistes un ton franc, avec la tension nécessaire aux poèmes, et au chant santé, jeunesse et assise, sans crispations dans l’éclat. La Sérénade de même se déploie et respire sans languir, avec une gravité pénétrante, exempte de sécheresse – la profondeur sonore du chant ne se paye pas d’un manque de souplesse. La Romance lunaire se nourrit du timbre changeant, du grain propre au Streicher dont la pianiste fait un allié poétique, tandis que le chant très verbal du baryton (son allemand est à peu près sans reproche tout au long du récital**) paraît plus pressant que planant, et contribue lui aussi à renouveler l’écoute de ce lied. 

 

Erlkönig offre ce qu’il faut de drame, sans exagérer l’expression (le vers final saisit sans recourir à des expédients), épousant au travers des arêtes de la ballade son caractère unitaire. Avec d’autres exigences vocales, Meeresstille fascine par la manière dont son climat torpide est soutenu de bout en bout, la subtilité des nuances ne dérangeant pas là encore l’unité du poème – et là encore, quelles ressources offertes par le Streicher ! De fait, les deux lieder gagnent chacun en caractère à proportion des étrangetés sonores du piano ancien, résonance de la mécanique comprise. Dans les méditations funèbres que sont, différemment, Der Jüngling und der Tod et Litanei, la domination technique d’Adrien Fournaison apparaît comme le socle d’une expression poignante dans sa tenue même. Les derniers mots du jeune homme (« O komm… ») sont d’une suspension puissamment dosée, tandis que la conclusion du poème par la bouche de la Mort opère une extinction sublime du son. Enfin Litanei, tellement senti au fil des réitérations, culmine discrètement sur la dernière phrase, chantée piano avec une plénitude spirituelle qui se garde de solliciter tel ou tel mot. 

 

 

L’anthologie Brahms, disséminant les lieder de l’Opus 32 (sauf un), constituait une autre sorte de défi, d’une part en raison de l’ampleur vocale requise, de l’autre pour la maturité expressive qu’on associe généralement à bon nombre de ces lieder. Adrien Fournaison, par sa franchise sensible, sa jeunesse – Ständchen frémit de vie, de lumière –, épargne à ce corpus l’ornière du baryton grisonnant, tandis qu’Anne Le Bozec libère les coloris divers de l’instrument, sans jamais morceler le discours, dans un soutien exemplaire de la musique et du chanteur. Quand sur un piano moderne les éclats de Brahms se font aisément percussifs, la substance sonore du Streicher, plus mystérieuse, favorise un caractère de douleur rentrée. Nicht mehr zu dir zu gehen, par exemple, y gagne en force poétique, mais non moins le climat de Du sprichst, daß ich mich täuschte.  

 

De l’accord entre les deux artistes naissent alors des moments admirables. Au fil des répétitions entêtantes (« in der Nacht », toujours varié), Wie rafft ich mich aus trouve sa juste progression, son drame, jusqu’à l’éclairage neuf du postlude. Enveloppée par les ondulations du piano, l’élégie d’O wüßt ich doch den Weg zurück ne mollit pas : ferme, mais fine, jusqu’au vers final (« Ringsum ist öder Strand ») où les interprètes semblent élargir l’espace avec le temps. Quelle justesse expressive encore pour Auf dem Kirchhofe, où la disparition ouvre sur la guérison ! Cette ambiguïté est suggérée dès le prélude au piano (dans le timbre, le phrasé) et s’affirme dans l’intériorisation supérieure des derniers mots.

 

Cette plasticité est la clef du lyrisme dans Wie bist du, meine Königin, déroulé par les interprètes comme une évidence, le chanteur glissant insensiblement vers un autre ton, une autre couleur encore, pour l’évocation charnelle et douce de la mort, par quoi se clôt le poème. Alors la musique parle (pour ainsi dire) tout simplement. Feldeinsamkeit, offert en bis, le confirmera : tempo allant, sans métaphysique ostentatoire, chant piano ne soulignant rien qui gênerait cette atmosphère en suspens, cette musique du silence. Sur l’un des murs de la chapelle, près du chœur, parmi les figures peintes en surplomb, une allégorie tient son index sur les lèvres.

 

 

* Anne Le Bozec, sobre et chaleureuse à la fois, présentait  avec bonheur les séquences successives du programme.

** Très rares sont les moments où telle voyelle sonne un peu trop ouverte. Surtout l’éloquence gagnerait à ne pas lier trop uniment, mais à réattaquer nettement tel ou tel mot (conseil constant de Brigitte Fassbaender en masterclass).