Au
cours du printemps 1774, Beaumarchais assista aux représentations d’Iphigénie en Aulide, qui
l’enthousiasmèrent, et à cette occasion il fut présenté à Gluck. Mais c’est
avec Salieri, dont Les Danaïdes
avaient été créées en 1784 d’abord sous le nom de Gluck, qu’il devait
collaborer pour Tarare, opéra en cinq
actes, largement sui generis par sa
facture extrêmement composite, inclassable à vrai dire, qui connut à partir du
8 juin 1787 une carrière de vingt-six représentations, sans compter reprises et
modifications après la Révolution (jusqu’en 1826 pour s’en tenir à Paris). Le
livret, au reste, avait été rédigé dès 1775, en prose, avec une versification
partielle.
Charles Percier, Esquisse de décor pour le Tarare de Salieri (BnF)
Pour
le spectateur, la situation est claire : Arthénée instrumentalise
l’innocence d’Elamir, synonyme de crédulité, afin de servir ses desseins. Hors
contexte cependant, les huit vers chantés pourraient passer pour une célébration
poétique de la candeur. L’emploi de la langue française ne cache guère d’ailleurs que la
forme de l’air est ici calquée sur l’aria di paragone des opéras métastasiens,
avec toutefois ici la recherche de rimes voisines, et donc particulièrement
répétitives, même si le schéma est le suivant : aaabcccb.
Or
que devient cette scène lorsque Salieri, revenu à Vienne, fit adapter par
Lorenzo Da Ponte le livret de Beaumarchais à l’occasion du mariage en 1788 de
l’archiduc François avec Elisabeth de Wurtemberg ? Dans le « dramma tragicomico » désormais
intitulé Axur, Re d’Ormus et créé 6
mois jour pour jour après l’original parisien, l’air de l’abeille se trouve
traduit assez littéralement, mais complété symétriquement par deux strophes que
chante Elamir.
Ô
dieux tout-puissants,
Si
par ses vœux sincères
Une
bouche innocente
Peut
tout obtenir,
Ah,
répandez sur moi
La
pure lumière
D’un
rayon vivifiant
De
votre sagesse.
Ces
vers nouvellement chantés par Elamir pourraient être interprétés dans la lignée
satirique du livret français, comme écho docile aux paroles du prêtre, mais ils
peuvent aussi bien sonner comme la confirmation, sur le mode de l’invocation
sacrée, du propos préalable d’Arteneo. La mise en musique de Salieri décalque
d’ailleurs les deux strophes du garçon sur le lyrisme d’Arteneo : même
musique, réitérée par une voix différente (soprano, après la voix de basse
d’Arteneo). On peut l’entendre ici (à 1 h 06’ du début) dans la version dirigée par René Clemencic. Le lyrisme simple du morceau, chantant et sans difficulté
technique, explique sans doute la vogue de cette « cavatina », d’où des éditions en
partition séparée, qui facilitent une exécution domestique.
Mais
la partition de l’Axur viennois
connut aussi une diffusion en traduction allemande, réduit à quatre actes dans
une adaptation par Christian Gottlob Neefe. l’air à deux voix y connaît
plusieurs modifications : remplacement de l’allégorie ingénieuse de
l’abeille par une image météorologique plus convenue, surcaractérisation de
l’innocence, soulignement du ton religieux par la référence au vol de l’ange.
(Arteneo)
Wie dort auf den Auen
Beim Morgenlichtgrauen
Die düsteren Wolken
Die Sonne durchdringt,
So steig eines Kindes
Unschuldvolles Flehen
Hinauf zu den Höhen,
Wo Brama ihm winkt.
|
Comme quand sur les prés
Dans le matin gris
Les nuages sombres
Sont percés par le soleil,
Ainsi de la bouche d’un enfant
Que s’élève la prière innocente
Jusque dans les cieux
Où Brahma lui sourit.
|
(Elamir)
O ! mächtiger Brama !
Laß dir das Lallen
Der Unschuld gefallen,
Erfülle mich ganz !
Auf Engelsgeflieder
Senk jetzt deine Weisheit
Auf mich sich hernieder
Im himmlischen Glanz !
|
Ô puissant Brahma !
Puisse le murmure
De l’innocence t’agréer,
Que ton esprit me remplisse !
Sur les ailes de l’ange
Verse maintenant ta sagesse
Sur ton humble serviteur
Dans l’éclat de ta gloire !
|
Tel
quel, et à la faveur d’une nouvelle décontextualisation, ces vers allemands
étaient prêts pour une récupération chrétienne.
Ne restait donc qu’un pas à
franchir au XIXe siècle : la parodie de l’air du ci-devant
prêtre mécréant en chant d’église paraliturgique. Nous en avons précisément un
témoignage éloquent avec un poème écrit par Eduard Mörike à l’occasion du
Nouvel An. Mörike épouse expressément la prosodie de l’air d’opéra en allemand
et en recycle même plusieurs éléments. Ce poème, que les compositeurs de
lieder hormis Hugo Wolf ont laissé de côté, atteste la postérité inattendue des expériences ironiques de
Beaumarchais.
Eduard Mörike
Zum
neuen Jahr
Kirchengesang
Melodie aus Axur : Wie dort auf den Auen |
Pour le Nouvel An Chant d’église |
Wie heimlicher Weise
Ein Engelein leise
Mit rosigen Füßen
Die Erde betritt,
So nahte der Morgen,
Jauchzt ihm, ihr Frommen,
Ein heilig Willkommen,
Ein heilig Willkommen !
Herz, jauchze du mit !
In Ihm sei’s begonnen,
Der Monde und Sonnen
An blauen Gezelten
Des Himmels bewegt.
Du, Vater, du rate !
Lenke du und wende !
Herr, dir in die Hände
Sei Anfang und Ende,
Sei alles gelegt !
|
Tel a glissé sans bruit
Un ange tout petit
Et dont le pied rosé
Touche la terre :
Le matin s’en est venu,
Chantez sa joie chacun fidèle,
La sainte bienvenue,
La sainte bienvenue !
Mon cœur, chante sans trêve !
Que l’an commence en Lui
Par qui lunes et soleils
Aux tentes bleues du ciel
Seront conduits.
Père, donne conseil !
Ô guide du chemin !
Seigneur ! qu’entre tes mains
Le début et la fin,
Que tout soit remis !
|
Traductions :
© Knut Talpa
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