Bizet, Carmen
Paris, Opéra-Comique, 17 et 20
juin 2009
Direction musicale : John
Eliot Gardiner
Mise en scène : Adrian Noble
Décors et costumes : Mark
Thompson
Lumières : Jean Kalman
Carmen : Anna Caterina
Antonacci
Don José : Andrew Richards
(le 17), Fabiano Cordero (le 20)
Micaëla : Anne-Catherine
Gillet
Escamillo : Nicolas
Cavallier
Frasquita : Virginie Pochon
Mercédès : Louise Innes
Le Dancaïre : Francis
Dudziak
Le Remendado : Vincent
Ordonneau
Zuniga : Matthew Brook
Moralès : Riccardo Novaro
Lilas Pastia : Simon Davies
Un guide : Lawrence
Wallington
The Monteverdi Choir
Maîtrise des Hauts-de-Seine
Orchestre Révolutionnaire et
Romantique
En retrouvant son lieu, et dans
sa forme intégrale d’opéra-comique, Carmen
recouvre ses justes proportions, c’est-à-dire son économie de nerf et de
raffinement. La partition jouée rétablit la scène du barbon et du galant
commentée par Moralès et le chœur (c’était déjà le cas à Zurich l’été précédent
dans la production réunissant Vesselina Kasarova et Jonas Kaufmann) mais
comprend surtout l’intégrité de l’entrée des cigarières (avec la progression
admirable du prélude), de leur rixe, de l’agitation des arènes (il ne manque là
ni éventails ni oranges ni lorgnettes) ou encore du duel développé dans la
montagne. Mais l’intérêt majeur de ces représentations réside dans l’esprit
propre à la direction de Gardiner à la tête de ses deux ensembles ; dans
la mesure aussi où cet esprit, qui privilégie la netteté du discours musical et
l’exactitude des nuances, détermine le style des solistes.
Gardiner affirme une extrême clarté de dessin et une
tension constante qui sont mises au service du mouvement dramatique. Les
numéros s’enchaînent d’ailleurs de façon très serrée, avec un souci patent de
rapidité. Je ne sais s’il faut parler d’esprit français, mais au moins c’est un
trait franc qui se trouve cultivé. Nettement découpées, nerveuses, les lignes
bénéficient des couleurs crues des instruments originaux (des vents en
particulier, dès la première scène). Cela fait merveille au début de l’acte IV,
avec un prélude impérial, irrésistible de pulsation, à la fois sec et généreux,
parfait de caractère, mais le feu rythmique et la palette exceptionnelle des
coloris règnent aussi sur toute la fresque chorale qui suit. Ce n‘est pas tant
alors la couleur locale qui s’impose, mais plutôt une puissance vitale,
voltigeante autant que tranchante – un midi de joie, inexorable, qui
glissera tout naturellement vers la nudité dramatique de la scène finale. Pour le prélude du III, l’oreille gagne
des timbres plus pénétrants qu’avec un orchestre moderne, tandis que Gardiner
fait ressortir de façon étonnante la ponctuation grave des cordes, qui ajoute
une âpreté sourde à un moment poétique qui n’apparaît plus dès lors comme une
simple enclave de pureté aérienne. La définition quasiment maniaque des figures
rythmiques restitue un rebond superbe au congé d’Escamillo à l’acte III
(« L’ami, tiens-toi tranquille ») mais surtout à tout ce qui suit
l’air de la fleur (« Non, tu ne m’aimes pas… Là-bas, là-bas ») et il
n’est pas impossible que la Habanera n’ait jamais exhalé un tel pouvoir de
fascination en raison d’un tempo aussi posé, et d’un balancement aussi délicat
et qu’on dirait presque imperceptible : elle est à la fois érotique et
altière, magnifiquement incarnée par Antonacci au même moment. Ce soin jaloux
de la précision rythmique est du reste parfaitement compatible avec la
souplesse agogique. La gradation instrumentale et chorale qui mène à l’entrée
des cigarières est extraordinaire par l’impression qu’elle donne que la musique
avance depuis le lointain. Tout le duo de José et Micaëla se déploie de la
déclamation mobile du récitatif à un lyrisme de suspension, sans solution de
continuité, comme si l’effusion vocale naissait naturellement de la parole quotidienne,
domestique.
Dans quelle mesure cependant
cette esthétique de la ligne nette et de la couleur franche pourvoit-elle à la
poésie particulière de l’opéra ? Le gain pour les moments les plus
dramatiques est difficilement contestable, mais paradoxalement l’inspiration
plus légère de l’opéra-comique ne favorise pas forcément les choix du chef.
Délicatement détaillé comme il est, à la limite du maniérisme (les accents
ostentatoires sur la syllabe initiale de duperie
ou volerie dans la reprise), le quintette
paraîtra manquer d’allant, ou de liberté chez les chanteurs. L’ensemble de la
place où « chacun passe » n’est-il pas tenu avec une poigne
excessive, ou un nerf prématuré, sans ce rien de nonchalance qui magnifie le
climat que la mise en scène choisit alors d’installer avec ces corps
suants dans le clair-obscur, écrasés de chaleur ?
La chose se vérifie avec le
chœur, certes phénoménal de précision musicale et linguistique, d’équilibre, de
sonorité aussi : les hommes sont d’un parfait relief à l’acte I,
« l’espada » des altos est saisissante entre autres détails, les
sopranos donnent de grands exemples de cohésion et de contrôle du vibrato. Si
on ajoute une énergie scénique considérable dans une régie qui sollicite
beaucoup les choristes, cela vaut de grands moments, comme une bagarre des
cigarières merveilleusement mordante et qui semble illustrer la discipline du
désordre. On n’admire pas moins la fécondité réglée de la foule aux arènes, qui
transforme la succession des séquences en pure source de plaisir. Et pourtant,
dominé musicalement comme il est dans ses courbes, dans ses nuances, le chœur
de la fumée manque de ce je ne sais quoi de planant qui donnerait à la musique
sa dimension de fantasme ; au lieu de quoi on perçoit un peu trop le raffinement
concerté du piano subito sur
« écoutez-nous les belles ».
Anna Caterina Antonacci, qui
pouvait paraître déplacée dans le contexte des représentations du Capitole
quelques semaines plus tôt (mise en scène de Nicolas Joel), gagne très
évidemment à cet environnement offert à l’Opéra-Comique. Donnant la priorité au
mot sur la sensation vocale, elle s’impose par la justesse du ton et de
l’incarnation dramatique, même si elle peut décevoir paradoxalement dans les
moments où le rôle appelle quelque chose de tragique. On admire une fois encore
la beauté précise de son français, mais plus encore la légèreté de touche
qu’elle ose dans des moments de séduction où la tradition a consacré des effets
de timbre et de soulignement, au point qu’une partie du public attend cela en
effet et se trouve frustré des accessoires ordinaires de la sensualité vocale.
L’incarnation de Carmen passe ici
par le mélange expert mais harmonieux de caractères rarement associés. Car
l’érotisme naît ici d’un alliage de distance et d’espièglerie, neutralisant la
distinction entre rouerie et simplicité. L’actrice offre un corps désirable, en
sueur et en négligé au sortir de la manufacture, mais précisément fascinant
parce que seule parmi les ouvrières Carmen a ce port droit et haut, noble pour
ainsi dire, alors même que ses gestes exprimant la sensation de chaleur,
l’agacement ou l’amusement sont les plus immédiats (une enfant aurait les
mêmes). On a vu et revu Carmen rouler un cigare sur sa cuisse, mais laquelle
réussit à donner à ce geste une délicatesse aussi évidente ? Antonacci a
beau dénuder ses cuisses, le caractère érotique ne consiste pas ici dans
l’exhibition du corps mais bien dans ce qui en elle se dérobe perpétuellement
au désir, alors même qu’elle évolue familièrement parmi les soldats.
« Mais nous ne voyons pas la Carmencita ». Il serait banal de
souligner que c’est bien le regard masculin qui fixe le cadre de la séduction
sexuelle, avant même la présence objective de « cette femme », si
précisément une vulgate bien connue ne faisait de l’affichage des postures les
signes obligés de la vamp.
Le mérite inestimable d’Antonacci
est de donner à l’ouvrière que son prestige distingue une sorte de grâce
gamine, joyeuse, rieuse, presque naïve. Cette Carmen, animal enfatin,
s’empiffre de friandises chez Lilas Pastia. En contemplant la composition
d’Antonacci, on pense plus d’une fois au sourire étrangement candide de la
jeune Bardot. Chez celle-ci également tout disait à tout moment : je ne
suis pas celle que vous croyez, ou que vous avez cru. L’intelligence est justement
de ne pas faire ici de Carmen cette grande dame que des cantatrices fameuses
ont cru bon de forger pour absoudre le rôle de son péché de racolage ; ni
de surjouer le génie sexuel que José identifie obstinément au
« diable » ou au « démon », prisonnier qu’il est lui aussi
de représentations toutes faites, et fatalement fausses. La manière dont Carmen
phrase son tralala en s’abaissant aux pieds de Zuniga, de sorte que sa face
s’installe dans une position stratégique, illustrerait bien ce jeu rieur et fin
qui gouverne le sex-appeal du personnage.
Dès lors, la profondeur de
l’interprétation se communique dans un art du frôlement, art de l’allègement
caressant de la voix qui donne corps aux mots mais aussi art de naviguer entre
les ornières de la caractérisation. Antonacci sait caresser là où la plupart
malaxent, si j’ose ainsi parler. La Habanera est peut-être, dans sa précision,
la plus merveilleuse que j’aie entendue, longue mais jamais alanguie, déroulée
d’un geste sûr, sans un accent souligné (sauf dans l’instabilité rythmique de
« s’envola »), sans œillade ni déhanché, sans hausser la voix, avec
la force de la confidence, pour autant que celle qui semble se confier ne dit
finalement que la liberté de se dérober. Il s’en dégage une impression euphorique
de mystère, qu’on retrouvera pour la chanson à la taverne. Le jeu de l’ironie
et des couleurs frappe dans la scène de l’arrestation, avec toujours cette
science vocale de la caresse, aussi bien dans la raillerie face à Zuniga que
dans la Séguédille.
La force de cette composition
consiste ainsi dans un contrôle de l’expression vocale où la discrétion et même
l’ironie confortent l’empire mystérieux de la figure, et mettent le personnage
définitivement à part, et précisément dans ce qu’il a de plus simple :
« faire ce qui me plaît ». Ce choix d’interprétation convainc du
reste à proportion de la consistance physique d’Antonacci, et cette forme de
retrait vocal tire son plein effet de l’ascendant simultané de ce corps droit
et souple. Pour autant, l’air des cartes enchâssé dans le trio m’a paru bien
neutre, et même manquer de tension et de pénétration, et dans la scène finale,
dominée par un retrait fataliste, admirable (« Entre nous tout est
fini » est donné de façon étale, sans accent et sans bruit), on attendrait
peut-être des contrastes plus francs, comme déjà dans les retrouvailles avec
José au II, même si « Non, tu ne m’aimes pas », chanté à fleur de
lèvres, est prodigieux. L’interprète pèche peut-être parfois par un détail
excessif de l’articulation, et pourtant l’art extrêmement réfléchi d’Antonacci,
ce chant qui est toujours cosa mentale,
trouve dans cette performance un point d’équilibre rare, qui renouvelle la
vision du personnage par la rencontre de l’étrangeté et de l’évidence.
On s’amuserait d’ailleurs que les
hasards de la distribution aient réuni deux sopranes prénommées Anne-Catherine,
si justement Micaëla ne s’imposait à ce point comme fille forte face à la
Bohémienne, et brune comme elle – brune, et à l’œil noir. Car le spectacle
offre ce que j’ai pu voir de plus remarquable dans la représentation de
Micaëla. À la villageoise empruntée, la mise en scène a nettement préférée dès
l’acte I la jeune femme souriante mais fière, d’une élégance sobre et corsetée,
qui sent sa vieille Navarre, portant non pas deux nattes, mais une seule dans
le dos, qu’elle défera dans la montagne en libérant sa chevelure.
Anne-Catherine Gillet a l’air de ne pas avoir même vingt ans, en effet, mais
surtout elle impose dès son entrée, avec sa juvénilité particulière, une énergie
et une tenue qui dessinent d’emblée un vrai caractère, qui sauve le personnage
de la petite-bourgeoise geignarde et confite qu’incarnait récemment Inva Mula.
À l’acte III, les tons bleus et froids du vêtement sont trop partagés par
Carmen et Micaëla pour être fortuits, et la symétrie des deux femmes autour de
José prend un tour d’autant plus fort que Gillet jette sur Carmen un regard
hardi. On se dit alors que le déserteur est pris entre deux voix, celle de la
séduction que le nom même de Carmen allégorise, et celle de la mère dont
Micaëla se fait en permanence le truchement, à Séville comme dans la montagne.
Dès lors, le face-à-face des deux femmes dans la montagne suggèrerait presque
une psychomachie où la pétrification idéologique (le village, la mère, le
mariage arrangé) est incarnée par une jeune fille aussi jolie que volontaire,
en opposition avec la mobilité anomique du désir dont Carmen est l’emblème, et
qui toujours substitue à l’ancrage rassurant dans la permanence (José et
Micaëla sont des apôtres de la fixité) la tentation d’un avenir incertain et
d’un ailleurs tentant : « Là-bas, là-bas ».
Une des chances du spectacle est
que la personnalité des deux interprètes féminines serve à ce degré
d’accomplissement un ressort profond de la dramaturgie, en campant une Micaëla
digne de tout ce qu’elle représente. L’incarnation de Gillet est en cela
magistrale : charme et simplicité, candeur et ascendant. Elle gratifie les
passages parlés d’un ton exceptionnellement juste. Vocalement, un certain manque
de rondeur dans la voix ne me gêne pas plus qu’une phonation qui rappelle un
chant français d’autrefois (voyelles volontiers ouvertes, nasales disons
typées), car l’essentiel demeure la précision d’un chant très articulé mais
sensible, jamais alangui ou complaisant, une réelle liberté vocale qui magnifie
la déclamation dans la rencontre de José à l’acte I comme le phrasé lyrique,
grâce aussi à des ressources dynamiques intelligemment sollicitées. Chez elle
aussi, la sveltesse et la force sont admirablement réunies.
Le reste de la distribution
soutient inégalement la comparaison. Un excellent Moralès, une Frasquita
impeccable (et pas seulement dans l’aigu), le reste est considérablement plus
terne, et Francis Dudziak, à la projection exemplaire, semble moins délié et
précis dans son rôle qu’il y a quelques années. En Escamillo, Nicolas Cavallier
peine à séduire autrement que par sa caractérisation scénique : le chant
est carrément laborieux, avec des sons plus d’une fois scabreux (bizarres sont
ces voyelles), un souffle défaillant et un phrasé brouillon ; et comme la voix
plafonne audiblement, on est loin de la superbe visée par la régie. Reste le
cas Don José.
Andrew Richards, il est vrai,
pâtit d’un timbre sans personnalité, rien n’y accroche vraiment. Mais il chante
le rôle avec une grande musicalité, et surtout une rigueur dans les nuances peu
commune. On devine là encore la vigilance de Gardiner : un œil noir te
regarde. Cependant, tant de soins et de finesse musicale ne donne lieu à une
interprétation qui me laisse mitigé. Sans doute le chant piano ou pianissimo
requis verse fréquemment dans le détimbrage mais surtout on dirait qu’un chant
aussi scrupuleux ne produit pas de véritable incarnation : le chant de ce
Don José ne me laisse qu’un souvenir vague, comme si tout ce contrôle musical,
à l’inverse d’Antonacci, ne faisait jamais surgir une figure définie. Demeure
un corps de théâtre. Richards a indéniablement les épaules et la présence pour
faire un José sensible et distingué, même si curieusement, sa finesse de jeu
s’accompagne d’un profil fuyant à l’acte I, tant l’inquiétude du soldat ou du
moins sa marginalité tardent à se percevoir.
Cependant, avec la scène finale,
l’interprète rafle la mise, grâce à la façon étonnante dont il accomplit ce qui
constitue l’idée cruciale du metteur en scène : faire de José aux arènes
non seulement un looser névropathe,
non seulement un déclassé, mais quasiment et littéralement un fanatique.
Richards avait au début de l’opéra les cheveux tirés en catogan : ils sont
désormais relâchés jusque sur les épaules. José offre alors un visage
christique, alors même qu’il est vêtu comme un mendiant, pieds nus et chemise
sale, d’abord prostré, la tête cachée sous un fichu bleuâtre. Quand il se
débarrasse de ce fichu et qu’il se relève pour chanter « Carmen, il est
temps encore etc. », avançant lentement vers elle en ouvrant les bras, il
ressemble à un Christ sulpicien, Rédempteur sortant du tombeau. L’idée est
étonnante, mais elle fonctionne surtout parfaitement : on entend enfin tout
ce que précisément dit Don José, qui ne parle que de salut de l’âme, de sauver
cette femme qu’il « adore » et en qui à l’acte précédent, et tout
comme Micaëla, il voyait « le Diable » après l’avoir qualifiée de
« sorcière » à l’acte I ; et Carmen haussait les épaules. Le
dialogue initial avec Zuniga soulignait plus tôt que José était destiné à la
prêtrise, avait étudié, et s’était fait soldat par accident.
Richards assume magistralement ce
caractère. José n’est plus seulement un jaloux d’opéra qui commet un crime
passionnel ; c’est un garçon introverti, un Navarrais dévot qui convertit
la servitude passionnelle en délire mystique. Les accents religieux de celui
qui veut « sauver » l’égarée masquent ou plutôt révèlent une volonté
désespérée de puissance, une tentative de sauver la possessivité d’un désir qui
se heurte à l’indépendance incompréhensible de cette femme. Dans ces
conditions, le jeu halluciné mais sans histrionisme de Richards s’accorde au
refus chez Antonacci d’un pathos convenu, si bien que tout la scène évolue
dans ce qui ressemble à un silence oppressant, comme le vide avant la foudre.
Carmen s’offrira à la mort, dos au public, bras ouverts elle aussi, mais José
l’étrangle d’abord avec le fichu tordu en corde, avant de l’achever au poignard.
Geste hétérodoxe, étrange, mais magnifique : il s’attaque d’abord en elle
ce qu’elle eut de plus séduisant et de plus blessant, sa voix, cette voix
signifiée par le prénom Carmen. On ne sait quelle voix lui aura inspiré ce mode
opératoire. José s’effondre sur le corps de Carmen, seul, sans témoins sur la
scène déserte, comme si le monde n’était plus une réalité.
La mise en scène n’est
malheureusement pas toujours à la hauteur de cette réinvention du dénouement. Le décor
unique, qui laisse voir le fond de scène de la salle Favart, n’est guère
heureux. Le niveau supérieur du décor par où Micaëla paraît et par où Carmen
s’échappe ressemble à une rampe de parking délabré, même si on se doute bien
qu’elle est vouée à suggérer les arènes au dernier acte. L’idée de faire sortir
les ouvrières d’une manufacture sous-terraine, comme Jokanaan de sa citerne,
est très séduisante, mais là encore le gros miroir ovale en surplomb semble
sorti d’un bric-à-brac. L’acte des contrebandiers, avec ses échelles et ses
ballots, est assez faible.
On peut faire crédit aux artisans
du spectacle d’avoir évité avec art l’Espagne romanticisée que la production du
Capitole portait à un sommet d’éclat esthétique, un peu vain parfois. Ici, pas
de sol somptueux, mais la terre battue, et un climat un peu poisseux, nébuleux
aussi. La scène suggère une Espagne calcinée, mauresque (en particulier chez
Lilas Pastia), sueur et poussière, et au moins au début ce climat est très
convaincant. Mais l’esthétique d’ensemble reste trop bricolée, peut-être par
manque de moyens (certains scènes font un peu bric et broc, et les costumes des
chœurs ressuscitent parfois le spectre de la Bande à Basile). On n’échappera
pas à la grosse lumière rouge qui noie soudain le plateau pour l’entrée des
cigarières ou lors de la scène muette où Carmen finit par jeter la fleur à
José. Car le rouge – le saviez-vous ? – c’est la couleur de la
passion. Suggestif est en revanche le baiser à-bouche-que-veux-tu qu’échangent
José et Micaëla à la fin du duo. Faire chanter le trio des cartes en présence
de tous les contrebandiers qui font des mines banalise la valeur de la scène.
Pour la fête aux arènes, Adrian Noble parvient à animer le tout de façon variée
malgré la pauvreté des ressources plastiques : bravo au chœur qui mouille
vraiment sa chemise dans l’affaire – même si les mouvements du chœur sont
parfois exécutés laborieusement. C’est le cas de ces moments de ralenti ou
d’arrêt sur image, certes inspirés des inflexions de l’écriture musicale, mais
tout simplement mal réalisés. Dans la rixe du I, par exemple, c’est carrément
raté. Je crois me souvenir que la mise en scène de Matthias Hartmann à Zurich,
où cette plastique théâtrale se trouvait déjà mise en œuvre, la réalisait de
façon plus convaincante qu’à Favart, où cette intention chorégraphique ne
semble pas conduite à terme.
La représentation du 20 juin a
été sauvée par Fabiano Cordero, appelé pour remplacer Andrew Richards
défaillant. On trouve donc un José à la voix latine, un peu engorgée, timbre
sonore, aigu éclatant. Le français est hispanique, l’expression convenue.
L’attention aux nuances ne s’accompagne guère de la musicalité attendue. Quant
au pianissimo sur « Et j’étais une
chose à toi », il fait entendre de curieuses sonorités de sopraniste. En
fait, on sent le chanteur sur la défensive, jusqu’à la scène finale où l’ardeur
expressive fait perdre la précision du chant comme le soin de la langue. Retour à l’ordinaire, en somme. Théâtralement, les choses sont de toute façon difficiles, sans compter qu’on se
demande ce que Carmen peut bien trouver à ce José borriquito, frémissant comme une bûche et qui – comble de disgrâce
pour la scène finale – porte le cheveu ras. On doute de toute façon qu’il
puisse donner là autre chose qu’une gesticulation de petit macho. C’est peu
dire que l’attelage avec Antonacci laisse perplexe.
Oh! mais qui voilà! ;-)
RépondreSupprimerJ'y étais lors de la représentation avec Cordero ^^
Eh bien, j'ai décidé qu'il ne me gâterait pas ma soirée et j'ai trouvé une explication (à ma sauce) à cet... "attelage". ;-)
Tu es dur avec les décors, non? Je suis plus indulgente, il y a des choses que j'avais bien aimées.
Merci pour la publication! :-)
Merci Dame Souris de m'avoir aiguillée par ici...
RépondreSupprimerJe n'ai pas eu la chance de voir cette Carmen en vrai mais elle reste pour moi une des plus belles versions sinon LA plus belle...
Et j'ai trouvé dans cet article une bien belle analyse de la dualité/proximité entre Carmen et Micaela... analyse à laquelle je n'avais pas pensé...
Je suis aussi plus indulgente avec les décors et la mise en scène, j'y trouve de très bonnes choses ...
Merci donc à l'auteur pour cet publication ;-)