Ambroise Thomas, Mignon
Extraits en allemand
(traduction de Ferdinand Gumbert)
1. Ouverture
2. « Laertes ! Sehn
Sie doch – Die Mädchen der Zigeuner » (Philine et le Chœur)
3. « Kennst du das Land » (Mignon)
[« Connais-tu le pays »]
4. « Ihr Schwalben in der Lüfte » (duo
de Mignon et Lothario) [« Légères hirondelles »]
5. Entracte
6. « Kam ein armes Kind von fern »
(Mignon) [« Je connais un pauvre enfant »]
7. « Gib Kraft, Mignon, dem Herzen »
(Wilhelm Meister) [« Adieu, Mignon, courage »]
8. Entracte – « Dort bei ihm ist sie jetzt ! » (Mignon) [« Elle est là ! près de
lui ! »]
9. « Ja, für den Abend – Titania ist
herabgestiegen » (polonaise de Philine)
10. « Endlich kehrt die Ruhe ihr wieder »
(Lothario) [« De son cœur j’ai calmé la fièvre »]
11. « Wie ihre Unschuld auch » (Wilhelm) [« Elle ne croyait pas dans sa candeur naïve »]
Mignon : Irmgard
Seefried
Wilhelm Meister :
Ernst Haefliger
Philine :
Catherine Gayer
Lothario : Kieth
Engen
Chœur Raymond Saint-Paul
Orchestre des Concerts
Lamoureux
Direction : Jean
Fournet
Enregistré à Paris,
Salle de la Mutualité, 15-19 novembre 1963
1 CD Deutsche
Grammophon, coll. « Resonance » (445 063-2)
C’était l’époque des «
sélections », où faute d’enregistrer intégralement un opéra les grandes
firmes discographiques produisaient sur deux faces d’un disque noir les moments
saillants de la partition. La production était d’ailleurs déterminée, le cas
échéant, par le marché national. Il arrivait ainsi à la Deutsche Grammophon de
graver parallèlement deux sélections du même opéra, dans deux langues
différentes, avec deux distributions concurrentes. Ainsi d’un Vaisseau fantôme en allemand avec Thomas
Stewart et Evelyn Lear (et James King et Kim Borg, excusez du peu), doublé par
la même sélection en français avec Ernest Blanc et Suzanne Sarroca. C’était
parfois avec le même orchestre et le même chef. Ce fut le cas pour ce Mignon, ici dans sa version destinée au
marché des pays germaniques (Mignon y
resta longtemps populaire, donné en traduction comme un pan important des
opéras-comiques d’Auber) et réalisée à Paris : elle fut doublée
simultanément par une autre « sélection » Deutsche Grammophon, publiée elle aussi en 1964 et aujourd’hui oubliée, et qui en langue originale rassemblait Jane Berbié, Mady
Mesplé, Gérard Dunan et Xavier Depraz. Celle-ci n’a jamais eu les honneurs
d’une réédition en CD, contrairement à sa concurrente Pathé (avec Jane Rhodes,
Andrée Esposito et Alain Vanzo) qu’on trouve, ou plutôt trouvait, dans le
coffret remarquable publié par Emi en 1998 (10 opéras
français : Les années Pathé) — il a fui comme la tourterelle.
Les noms de la
distribution allemande ont de quoi inquiéter un esprit prévenu : deux
mozartiens (avec une Seefried repliée sur une partie centrale après sa
Fiordiligi à l’arrache sous la direction de Jochum), trois protagonistes de la Passion selon saint Matthieu gravée par
Karl Richter 5 ans plus tôt (Haefliger en Évangéliste, Kieth Engen en Jésus,
Seefried en soprano solo), et pour Philine un soprano à la carrière très berlinoise,
qui ne jouit pas de la première renommée au royaume de la colorature. Et
pourtant, ce qu’on entend de leur bouche honore la poésie délicate d’une
musique souvent méprisée, typique d’une certaine esthétique de la fadeur (ce
n’est pas forcément péjoratif), et raccordée ici à l’univers de Goethe qu’elle
est censée travestir. Si je défends l’intérêt d’entendre ce répertoire français
chanté en allemand, ce n’est pas par perversion ou par snobisme (encore que…)
mais par conviction que l’allemand, en l’occurrence, a le pouvoir de tirer vers
le haut la résonance poétique de ce qui est chanté, et sert aussi parfois de
préservatif contre la pente du texte original à la niaiserie, ou du moins à
l’innocuité. Le constat serait analogue avec certaines versions des Contes d’Hoffmann dont le climat
d’étrangeté tient assurément à la langue allemande : ainsi de
l’enregistrement qui fait entendre le jeune Rudolf Schock, littéralement
fascinant (Relief). Tout dépend bien sûr de la manière dont telle individualité
chante l’allemand : mais dans un Mignon
intégral récemment issu des archives de la Radio de Cologne et superbement
conduit par Peter Maag (un coffret Relief encore), Hertha Töpper n’est pas loin
de se surpasser face au même Schock ou à Mimi Coertse.
Pour autant, la réussite de la sélection de 1963
tient d’abord au chef. L’Orchestre Lamoureux n’était pas indigne de sa légende,
et Jean Fournet en tire une lecture de haut rang, élégante, évocatrice, mais
toujours au moyen de la netteté du trait et du phrasé. L’éclat du théâtre est
là, sans rien d’anecdotique, avec un sens de la respiration partout sensible et
un soin extrême de l’articulation des détails rythmiques : il suffit
d’écouter le dessin des cordes dans le Duo des hirondelles ou dans l’air de
Wilhelm au dernier acte. La Polonaise est magistrale de délicatesse, dosant
comme rarement les coloris des vents. Non moins grande est la dignité lyrique
du second entracte ou de « Connais-tu
le pays ? ».
Irmgard Seefried photographiée à Paris en 1962
Parler de dignité à
propos de l’interprétation du rôle-titre par Irmgard Seefried serait non moins
juste mais ne suffirait pas. Elle n’a jamais chanté le rôle entier, mais
l’incarnation qui ressort de ces quatre extraits (seuls les n° 6 et 8 de la
sélection avaient été réédités auparavant dans un coffret DG d’hommage à
Seefried) est exceptionnelle de densité, bouleversante dans un « Kennst du das Land » dont la
profondeur d’expression, la douleur rentrée, l’évidence mystérieuse jettent un
pont inattendu avec les lieder composés sur les mêmes vers de Goethe que
Seefried chantait si souvent en concert (Hugo Wolf au premier chef). Le
rapprochement peut sembler fait pour rire (Ambroise Thomas et Hugo Wolf !)
et pourtant c’est bien une résonance du même ordre que l’interprète fait
entendre dans cet espace intériorisé, ce pathos réprimé dans la tenue et la
simplicité du discours. Ce ton recueilli et noble, avec cette façon de dire et de
disposer les mots (ce « das Land »
magique d’emblée, les réitérations de « Kennst du es wohl ? », la conduite de toute la seconde
strophe), feraient même préférer ici Seefried à Grümmer, qui a gravé ce même
air (récital EMI-Studio, rééd. Preiser). Grümmer y est fantastique de lyrisme et de
pudeur, mais Seefried a pour elle ces couleurs uniques, cette voix moins
ouvertement féminine dans laquelle semblent sédimentées des épreuves anciennes,
un poids d’existence qui magnifie la gravité délicate de l’air.
Qu’importe alors que l’aigu (peu sollicité du
reste) soit difficile ? Dans « Kennst
du das Land », la tension caractéristique de la voix de Seefried sur
« dahin » ou « mit dir » fait merveilleusement le
jeu de l’expression, mais l’aigu tenu dans le Duo des hirondelles est vraiment
conquis dans l’effort. C’est encore le cas pour le monologue du parc, mais à ce
point encore la détresse naïve trouve une résonance humaine extraordinaire
(« Ah ! er liebt sie »).
Le génie de Seefried est là tout entier dans ce monologue, et cette intensité
de poésie dramatique si particulière libère de l’intérieur l’énergie de la
musique. Cet art aura peine à séduire qui ne cherche que la joliesse et
l’aisance des notes. En quelques minutes de ces bribes du rôle, Seefried donne
tout du personnage : sa solitude, sa mélancolie (qui ombre jusqu’au duo des
hirondelles), son étrangeté (y compris pour l’ambiguïté de la chanson de l’acte
II, magistrale), et cette qualité de candeur qui prend une forme charnelle et
souffrante.
On donnerait cher pour avoir tout la fin de
l’acte III avec elle, ou son dialogue avec Wilhelm Meister. Dans ses deux airs,
Ernst Haefliger n’offre pas ce qu’il n’eut jamais (l’ascendant physique de la
voix, un aigu libre et solaire, apanages de Wunderlich) et je dirais que c’est
finalement tant mieux pour le rôle. Car celui qui faisait déjà très
« garçon sérieux » (Ernst, du
bist’s !) en Ferrando quelques mois plus tôt avec Jochum donne à
Wilhelm Meister une qualité de noblesse dans le phrasé, dans le ton, qui
confère aux adieux une extraordinaire dignité (je ne trouve pas de meilleur
mot, décidément) et une émotion contenue qui fait écho à ses Bach ou ses
Schubert. La discrétion élégiaque du rôle, le registre intermédiaire de son
expressivité, lui vont fort bien, et l’aspect lunaire de la voix ajoute à
l’intériorité du chant une rêverie bienvenue. Impossible cependant de nier que
l’air du dernier acte est chanté de façon trop raide (et le français se fait
pour le coup regretter) pour en distiller le sentiment exact. Et pourtant,
quelle éloquence dans ces « Dann,
holder Lenz », « Dann mein
Herz » !
Kieth Engen fait partie de ces Américains qui
firent carrière essentiellement en Allemagne après la guerre, comme Catherine
Gayer justement ou Helen Donath plus tard. Habitué de l’oratorio mais
susceptible de chanter Wagner (le roi Henri à Bayreuth avec Cluytens), il n’a
pourtant pas le legato qu’appelle l’air de Lothario où l’orchestre est encore
une fois admirable. Il évite pourtant le prosaïsme dans l’expression,
recueillie et en harmonie avec le ton de Seefried dans le duo.
Le cas de Catherine Gayer est vraiment singulier.
Connue surtout du discophile pour avoir fait l’Oiseau dans le Siegfried de
Karajan (DG), elle chanta certes les grands rôles de soprano aigu (de Mozart à
Lulu) mais aussi Mélisande, mais surtout la musique du XXe siècle.
Elle avait débuté en 1961 à Venise dans Intolleranza de Nono et devait créer en
1968 l’Ulysse de Dallapicola (rôle de Nausicaa) ou la Mélusine de Reimann
(1971). Elle chanta pas mal Henze également (on la trouve au disque dans Élégie pour deux jeunes amants avec Dieskau et Mödl), ou la Marie des Soldats de
Zimmerman. On l’aura entendue aussi dans la musique baroque, en fin de carrière dans le Montezuma de Graun à Bayreuth, et bien plus tôt dans
ce Giardino d’amore d’Alessandro
Scarlatti (Archiv) où elle chante Adonis face à la Vénus impressionnante de
Brigitte Fassbaender. Cette Philine n’est pas scintillante, et son suraigu est
simplement joli ; quant à la voltige virtuose, on aura entendu plus
brillant et délié, c’est un fait. Et pourtant elle intéresse constamment, avec
une composition d’une grande intelligence musicale, qui nous épargne les
cocotteries Second Empire du rôle. La voix, très claire, radieuse, ne semble
pas très grande, mais elle n’est guère pointue, possédant stabilité, mordant et
précision, mais par-dessus tout une rare qualité de jeunesse adolescente. Si
elle sourit, ce n’est pas pour la galerie : on peut ne pas aimer ça dans
le rôle, ou dans ce qu’il en reste. En vertu de sa discipline musicale, sans
rien du show, toute la Polonaise
respire quelque chose d’énigmatique dans le jeu, jusque dans la cadence. Il y a
chez elle une ironie presque enfantine qui ne trouble jamais la précision du
geste vocal : c’est patent dans l’entrée des Bohémiens. Je n’avais jamais
été frappé d’ailleurs par la parenté de son intervention au début de la
séquence avec l’écriture récitative de la Zerbinetta de Strauss. De quoi
méditer sur l’intérêt de confier une musique à des artistes exotiques dans ce
répertoire, du moment que leur talent propre ou ce qu’on appellerait
aujourd’hui leur « univers » ont de quoi exalter les richesses
latentes d’une musique qui vaut mieux que la réputation de son auteur.