Georges
Millandy, Quand l’amour meurt
« Les
coudes appuyés sur la table, le visage entre les poings, elle demeura
silencieuse pendant un moment. Lorsqu’elle reprit son récit, sa voix était
toute transformée. C’était un murmure, un chuchotement psalmodié, on aurait dit
que quelqu’un d’autre parlait à sa place :
L’homme ne vaut pas cher,
et sa mémoire est pleine de trous qu’il ne pourra plus jamais raccommoder. Il
faut cependant faire bien des choses que l’on oublie à tout jamais, pour
qu’elles servent de support au petit nombre de choses dont on se souvient
toujours. Chacun oublie son travail journalier. Chez moi c’étaient tous les
meubles que j’ai époussetés jour après jour, et les nombreuses assiettes qu’il
a fallu essuyer. Comme tout être humain, je me suis assise tous les jours pour
prendre mon repas, mais c’était comme chez tous les êtres, un savoir qui n’est
pas vraiment imprimé dans le souvenir, comme si tout se passait sans
atmosphère, en dehors du beau ou du mauvais temps. Même la jouissance est
devenue pour moi un espace sans climat, et bien que j’aie gardé de la
reconnaissance pour cet élément de la vie, les noms et les traits de visage qui
ont signifié pour moi le plaisir et même l’amour s’éloignent de moi toujours
davantage et disparaissent, et ma reconnaissance devient d’une transparence de
verre et n’a plus aucun contenu. Des verres, des verres vides. Et malgré tout,
s’il n’y avait pas ce vide et cet oubli, l’inoubliable ne pourrait pas croître.
L’oublié porte l’inoubliable entre ses mains vides, et nous sommes nous-mêmes
portés par l’inoubliable. Nous nourrissons le temps, nous nourrissons la mort
avec tout ce qui a été oublié. Mais l’inoubliable est un cadeau que nous fait
la mort, et à l’instant où nous le recevons, nous sommes encore présents ici
même, mais en même temps nous sommes déjà là-bas, là où le monde se précipite
dans l’obscurité. L’inoubliable est un morceau d’avenir, c’est un morceau
d’intemporel dont on nous a gratifiés par anticipation. Il nous porte, adoucit
notre chute dans les ténèbres, et nous donne l’illusion de planer. Ce qui s’est
passé entre M. von Juna et moi, c’était un cadeau de la mort, un présent
sombre, doux et intemporel, et il me servira un jour à m’emporter doucement,
soutenue par la plénitude de mes souvenirs. Chacun dira que c’était de l’amour,
l’amour qui va jusqu’à la mort. Non, cela n’avait rien à faire avec l’amour, et
encore moins avec le brouhaha sentimental. L’inoubliable peut se composer de
bien des éléments qui nous portent et nous accompagnent, nous accompagnent et
nous portent, sans voir jamais été de l’amour, sans pouvoir jamais le devenir.
L’inoubliable est un moment arrivé à maturité, issu d’instants qui le précèdent
et d’anticipations semblables infiniment nombreuses, et porté par eux. C’est
l’instant où nous sentons que nous sommes en voie de formation, que nous venons
d’être formés, que nous allons l’être. Il est dangereux de confondre cela avec
de l’amour.
C’est
ce qu’avait entendu A., et il n’est pas exclu que Zerline eût parlé ainsi.
Beaucoup de vieillards se mettent quelquefois à psalmodier leurs paroles, et il
est facile d’y mêler le produit de son imagination, surtout par une chaude
après-midi d’été, toutes persiennes closes. »
Hermann
Broch,
« Récit de la servante Zerline »
dans Les Irresponsables (Die
Schuldlosen)
Trad. Andrée R.
Picard, Gallimard, 1961
Cyrus Bassiak, L’Amour flou
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