Karina Gauvin
Ensemble Les Boréades, dir.
Frédéric Colpron
Paris, Salle Gaveau, 26 mars 2009
Antonio Vivaldi
¶ Laudate pueri en ut
mineur R. 600
¶ Airs de Costanza (La Griselda) :
« Ritorno a lusingarmi », « Ombre vane, ingiusti orrori »
« Ritorno a lusingarmi », « Ombre vane, ingiusti orrori »
¶ In furore justissimae
irae R. 626
En bis :
Purcell, « Strike the viol » (Ode Come ye Sons of Art)
Haendel, « Lascia ch’io pianga » (Rinaldo)
Purcell, « Now the night is chac’d away » (The Fairy Queen)
La tournée Vivaldi de Karina
Gauvin s’achevait à la salle Gaveau où, accompagnée par le même ensemble, elle
avait donné deux saisons plus tôt son magnifique programme Purcell (disque paru
chez Atma en 2006). Le titre donné au concert pèche par un fâcheux
spinosisme : Vivaldi furioso ?
À part le début du motet In furore,
rien de tel, et ce n’est pas les deux concertos pour flûte à bec donnés en
complément avec Frédéric Colpron qui auront jeté l’auditoire dans la transe. Il
est sans doute injuste de parler ainsi, mais mon aversion pour la flûte à bec
est viscérale ; je trouve le spectacle du flûtiste quasiment obscène, et
les idées répétitives de l’illustre Roux n’aident pas à embrasser la cause.
Non pas furioso donc, ni même un énième baroque
spectacular (les amateurs de voltige en seront pour leurs frais), mais la
poésie et la ferveur. Le cirque Agitatadadueventi
n’est pas dans votre ville : de La
Griselda sont ici extraits le galbe enjôleur de « Ritorno a lusingarmi » (avec flûte obligée) et l’air
pathétique « Ombre vane ». Ce ne sera pas non plus le célèbre Laudate pueri virtuose à suraigus (R. 601), rendu célèbre autrefois
par un disque de Magda Kalmar, mais son jumeau en ut mineur, plus secret, plus
dévot. Ce motet, Karina Gauvin l’avait gravé au début de sa carrière, vers 1998
(Analekta, 1997). Réécouter le disque aujourd’hui fait mesurer tout ce que la
grande Québécoise a conquis en couleurs, en ampleur, en corps, en imagination,
en force persuasive. Le disque la fait entendre excellente déjà, impeccable et
sensible, mais claire, peu expansive, encore trop « bonne élève ». À
Gaveau, le Laudate pueri l’impose
d’entrée par le rayonnement charnelle du chant, toujours souple et toujours
rigoureux, mais encore par la profondeur, la résonance de l’expression.
Car une chose est de déployer
variété des couleurs, longueur de souffle, modelé de la ligne, maîtrise
dynamique, clair-obscur, mi-voix parfaitement timbrée, bref tout ce qui fait de
Gauvin un admirable soprano dans ce répertoire ; une autre est de
subordonner tant de qualités plastiques, hédonistes, à l’éloquence du texte.
L’air d’Almirena en bis résumerait à lui seul cet art et ses respirations
souveraines. Qui l’écoute perçoit bien sûr les richesses contrôlées de cette
voix, d’où naît un vrai plaisir, mais ce qui touche dans le fond, c’est cette
puissance de communication grâce à laquelle la poésie musicale anime et porte
la parole.
Pour le dire autrement, l’art de
Karina Gauvin dépasse la seule science vocale : il incarne la ferveur du
psaume Laudate pueri d’une manière
vigilante, pleine, qui ne néglige jamais les ombres au sein de la gloire, ni la
chair dans la dignité. Quelle intelligence ! Dès le premier verset en ut
mineur, l’euphorie de l’action de grâces est empreinte de gravité et de cette
urgence à dire, sans perdre de la plasticité des courbes. « Sit nomen Domini », si typique du Vivaldi stellaire,
est suspendu dans l’espace des temps sans être éthéré. La pulsation et le geste
enveloppant dans « A solis
ortu » sont servis tout autant par l’ensemble orchestral (2 violons, 1
alto, 1 contrebasse, 1 violoncelle, 1 théorbe, 1 orgue ou clavecin) que par la
cantatrice. Si la violoncelliste manque un peu de fluidité dans « Excelsus super omnes », le
violon solo ravit dans l’architecture mouvante du « Quis sicut Dominus », se déployant comme une danse
majestueuse, obstinée, autour de laquelle s’enroule le verbe du soprano, qui
prend un ton imperceptiblement inquiet pour évoquer celui « qui s’abaisse
pour regarder dans le ciel et sur la terre ». L’esprit de révérence et de
mystère est bien présent. Ce sens frémissant de la dévotion, on le retrouve
avec les lignes merveilleusement
conduites pour l’élévation du « Gloria
Patri » : c’est souverain, et pourtant c’est humble. Nous y
voilà. Dans l’Amen conclusif, c’est tout le corps qui participe au souffle de
cette parole urgente, au bord du spasme dans les syncopes ultimes.
Après l’entracte, place aux airs
de Costanza. Le premier est certes charmant, mais c’est le second qui est du
grand Vivaldi, surtout chanté de la sorte. Cet « Ombre vane » fascine d’abord par la manière dont Gauvin
fonde l’expression sur les changements de couleur de la voix, qu’elle sait
ombrer (justement), moirer, jusqu’à lui donner quelque chose qui transgresse
l’hédonisme vocal. Ceux qui ont entendu son Alcina de Haendel ou sa Circé de
Leclair savent de quoi il retourne. Mais le plus impressionnant, c’est son art
d’approfondir l’expression et pour ainsi dire d’élargir l’espace musical dans
le da capo. Elle orne très peu (on
peut en être frustré) et privilégie la lisibilité de la phrase, mais le jeu
dynamique des intensités, des textures, des couleurs encore produit un effet
extraordinaire de progression dans le retour du même. De la sorte, la tension
d’ensemble de l’air, son dessin poétique sont admirablement réalisés, sans
jamais un effet ostentatoire.
Concluant le programme, le motet In furore allait peut-être encore plus
haut, sans l’effervescence ornementale d’autres interprètes fameuses. Là
encore, je conçois qu’on puisse désirer plus d’emportement, plus de brillant
dans le premier air, dont il convient de remarquer que le texte exprime non pas
la colère mais l’angoisse du coupable. Peu importe quand on est conduit
jusqu’au second, qui était peut-être le sommet de la soirée. Mélodie jouissive,
pénétrante, mais chargée de célébrer le don des larmes :
Tunc meus fletus
Alors mes pleurs
Evadet laetus
se répandent heureux
Dum pro te meum
tandis que devant toi
Languescit cor.
mon cœur défaille.
Fac me plorare,
Fais-moi verser des larmes,
Mi Jesu care,
Jésus bien-aimé,
Et fletus laetum
et ces pleurs
Fovebit cor.
réconforteront
mon cœur.
Avec un air comme celui-là on est
au cœur de la dévotion baroque et de l’expression ambivalente de la pénitence,
où l’effusion lacrymale, qui vide et qui renforce, se tourne en bienfait et,
dans la musique, en beauté et en plaisir. Un mot est particulièrement frappant
à la fin de la première partie, d’ailleurs répété et souligné chez Vivaldi par
un mélisme lancinant : languescit.
Il est à peu près impossible de rendre exactement par un mot simple ce que ce
verbe exprime. La traduction que j’ai sous la main parle d’un cœur qui s’attendrit, ce qui fausse un peu les
choses. Au sens strict, il s’agit de langueur,
c’est-à-dire d’affaiblissement physique, d’extinction des forces vitales :
c’est le vocabulaire de la mort avant d’être celui de l’amour. Le verbe s’emploie
en latin pour la fleur qui se fane, la lune qui s’obscurcit, le feu qui
s’éteint. De même on a de Schubert un offertoire pour soprano intitulé Totus in corde langueo (enregistré par Gauvin, et par le jeune Cencic). À présent, on est frappé par le fait que dans cet air de Vivaldi ce consentement
à l’extinction se développe ainsi avec tant de plénitude et de volupté. Le
chant de Gauvin donne à entendre ce mélange d’accablement et de ferveur
planante, en jouant sur l’ambiguïté du texte et de sa mise en musique. Et là
encore, l’approfondissement du da capo
creuse la répétition, lancinante, tout en nous conduisant dans un lieu qu’on
aurait bien de la peine à nommer. Alors, l’Alleluia n’est pas ce retour
rassurant à la jubilation univoque, mais l’exhalaison d’un désir inquiet,
presque d’une angoisse : non pas le terme, mais le chemin.
Pour ce motet,
Karina Gauvin chantait sans partition (auparavant, elle la consultait à peine,
il est vrai), placée au centre devant les musiciens (il n’y a pas de chef pour
battre la mesure). Sa puissance de communication intégrait les bras et les
mains, bras et paumes ouverts le plus naturellement du monde dans l’acte de
chanter, tendus, offerts généreusement vers l’auditoire. Aucune pose en
l’occurrence : ces gestes sont tellement incorporés à la ferveur du chant,
à la transmission de la parole, qu’on songe aux chanteuses de spirituals. De
fait, quelque chose se passait de rare, de l’ordre de l’influx si l’on veut, ou
tout simplement du don généreux, comme peu de cantatrices en sont je crois
capables à ce degré d’évidence. Et je me disais : là voilà en acte, sans
falbalas, cette rhétorique dont tant de gens se gargarisent ;
elle est là tout entière, infuse, diffuse, elle captive d’autant mieux qu’elle
ne s’exhibe pas ni ne se monnaye en maniérismes.
Les bis sont présentés avec ce
sourire cordial, familier. Karina Gauvin est ce qu’on appelle une belle
personne. Ce furent deux extraits de Purcell, dont le « Now the night » de Fairy
Queen, avec ses vocalises pointées, ses phrases rayonnantes. L’air de l’Ode pour la reine Mary est porté comme
rarement, paraissant inventé au fur et à mesure avec un sens jouissif de la
relance. Dans les deux cas, la complicité avec les musiciens est belle à
voir, et Gauvin leur serrera la main à chacun à la fin. Mais auparavant, on
aura eu « Lascia ch’io pianga »,
et quand la musique s’arrête, on croirait en avoir oublié toutes les autres
interprètes.
Pardon, je suis hors sujet ... mais qui est Magda Kalmar ?
RépondreSupprimerUne Hongroise à la voix ravissante et légère, un vrai charme. Vers 1980 son disque Vivaldi chez Hungaroton était très célèbre (on n'était pas encore submergé, heureuse époque). Elle a aussi enregistré Glauce dans l'intégrale Sass de Medea, et Vespina (le rôle de Mathis) dans L'Infedeltà delusa.
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