Il
y a deux mois de cela, dans l’émission En
pistes !, Rodolphe Bruneau-Boulmier et Émilie Munera entreprenaient de
rendre hommage à Hermann Prey. À la bonne heure. Cet hommage était proposé dans
une langue pauvrement approximative, on a l’habitude. Mais la surprise est
venue d’ailleurs : quand il s’est agi d’illustrer l’art de Prey dans Bach,
on a entendu un des airs de basse avec chœur de la Passion selon saint Jean (« Mein teurer Heiland », sauf erreur) dans le célèbre
enregistrement dirigé par Karl Richter. Prey y est distribué bien sûr, mais
dans la partie de Jésus, les airs de basse étant confiés à Kieth Engen. Et
c’est bien Kieth Engen qu’on a entendu des minutes durant, chant athlétique,
timbre épais, qu’on ne pouvait en aucune manière confondre avec celui de Prey,
pour ne rien dire de l’écart frappant qui sépare le phrasé des deux barytons.
Et les duettistes radiophoniques de désannoncer l’extrait en s’extasiant sur la
voix non pareille du malheureux Prey. Non, Hermann, ce calice ne passera pas
loin de toi.
Avec
Judith Chaine, dans sa niche d’opéra du samedi soir, les choses sont plus
simples : amateurisme total, plastronné d’une voix d’hôtesse d’aéroport.
On apprit récemment que Cléopâtre a toujours fasciné les compositeurs d’opéras,
« à commencer par Lully ». Un lapsus est si vite arrivé. Il en
devient même une habitude. Alors on pèche innocemment, sans même s’en rendre
compte ; ou si on s’en rend compte, on fait comme si de rien n’était – quelle
importance ? Un de ces soirs, la disparition de Sena Jurinac avait été
saluée par son Requiem de Mozart
extraordinaire avec Hermann Scherchen (Westminster), sauf que les deux extraits
diffusés (Confutatis et Lacrymosa) ne font intervenir que le
chœur. Tout le monde peut glisser. Les carpes de Versailles, dit-on,
regrettaient leur bourbe, mais Mademoiselle Chaine s’accommode apparemment
mieux de sa captivité. En complément d’une soirée consacrée à Gluck, elle déclara
faire écouter un air de concert composé par Mozart sur un extrait du livret de
l’Alceste viennoise : « Popoli di Tessaglia ! » bien
sûr. Mais Apollon est implacable, et sous ce titre la radio en diffusa un
autre, « Mia speranza adorata »,
qui occupe la plage suivante dans le disque de Natalie Dessay. « Vous
venez d’entendre “Popoli di
Tessaglia !” etc. »
« Et
ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute », disait un personnage
perspicace chez Molière. Aujourd’hui même, Stéphane Grant consacre son album
dominical à Léopold Simoneau. Il est raisonnablement documenté, mais le flou
est une chose tenace. Le grand ténor fut « un Pylade mémorable, dit-on,
dans Iphigénie en Tauride de
Gluck » : c’était à Aix en 1952, on aurait voulu y être, mais les
micros du disque y étaient en effet, un enregistrement sous la direction de
Giulini en témoigne, réédité en cd en 2004. On pourrait s’étonner que Stéphane
Grant, dont l’admiration pour Simoneau semble assez forte pour décréter que son
Ottavio « indiscutablement » fut le meilleur de sa génération, n’ait
pas poussé la curiosité plus loin. Aussi ne mentionne-t-il même pas le coffret Léopold Simoneau : the ultimate
collection (Intensemedia, 2013), qui propose en 10 cd vendus pour trois
sous une anthologie magnifique, assortie d’enregistrements rares et d’inédits,
qui constitue un modèle d’hommage intelligemment composé.
Mais
Stéphane Grant est peut-être un homme pressé. C’est pourquoi, sans doute, il
paraît prendre la première édition venue sous sa main. Le Tamino de Salzbourg
1959 est diffusé dans l’édition Gala, au son bien moins net et pur que
l’édition Orfeo, bien connue pourtant, et surtout puisée à la source, dans les
archives de la Radio autrichienne. De même l’Ottavio « de rêve » dans
le live de Salzbourg 1956 avec
Mitropoulos est entendu dans une édition Hunt quand la parution très officielle
chez Sony (ou même chez Myto) a depuis offert un plus grand confort d’écoute.
Mais surtout… est-ce bien Léopold Simoneau que nous fait entendre Stéphane
Grant dans l’air « Il mio
tesoro » qui s’enchaîne à la fuite de Leporello ? On peut déjà
douter que les mots « Ferma,
perfido, ferma » sortent de la bouche de Lisa Della Casa, mais la
suite de l’extrait, dès le récitatif et plus encore dans l’air, ne laisse plus
de doute : Léopold Simoneau ce soir-là avait la voix et la manière de
Cesare Valetti, et Mitropoulos jouait à imiter Karajan. Salzbourg, vous savez, c’est
si petit, tout se touche, même à des années de distance…
Jean-Charles
Hoffelé rappelait récemment dans Diapason
qu’un éditeur de live prestigieux
(Hunt ?) avait proposé comme le Don
Giovanni de Mitropoulos 56 ce qui était en fait celui, postérieur à
Salzbourg, de Karajan, à la distribution toute différente, et que, à sa
parution, André Tubeuf avait été le seul en France ou presque à ne pas tomber
dans le panneau et à ne pas confondre avec l’Anna fantôme
d’Elisabeth Grümmer celle effectivement audible de Leontyne Price. Il faut
croire que nous en sommes encore là. Que Stéphane Grant ait été abusé par
l’étiquette, on le conçoit, mais qu’en écoutant
l’Ottavio de Valetti il l’ait bonnement pris pour celui tant vanté de Simoneau, c’est bien gênant. Cependant – ainsi conclut l’aimable producteur –
« il faut tout avoir, si c’est possible, de Léopold Simoneau ».
Le 24 septembre 1724 à Leipzig,
Jean-Sébastien Bach donna pour la première fois sa cantate huitième dans le
catalogue connu. C’était le seizième dimanche après la Trinité, et la lecture
de la Bible sollicitait ce jour-là un extrait de l’épître de Paul aux Éphésiens
(« C’est pourquoi je vous prie de ne
point perdre courage en me voyant souffrir tant de maux pour vous, puisque
c’est là votre gloire », III, 13) et le récit de la résurrection du
fils de la veuve de Naïm, celui-là même que Haendel mettra en musique dans le
chœur « He saw the lovely youth »
qui clôt le second acte de Theodora,
en prélude au martyre, et dont on rapporte que son compositeur le préférait
entre tous :
Et lorsqu’il était près de la porte de la ville, il arriva qu’on
portait en terre un mort, qui était fils unique de sa mère, et cette femme
était veuve, et il y avait une grande quantité de personnes de la ville avec
elle.
Le Seigneur, l’ayant vue, fut touché de compassion envers elle, et il
lui dit : Ne pleure pas.
Et s’approchant, il toucha le cercueil. Ceux qui le portaient
s’arrêtèrent ; alors il dit : Jeune homme, lève-toi, je te le
commande.
En même temps le mort se leva sur son séant, et commença de
parler ; et Jésus le rendit à sa mère.
Tous ceux qui étaient présents furent saisis de frayeur ; et ils
glorifiaient Dieu en disant : Un grand prophète a paru au milieu de nous,
et Dieu a visité son peuple. (Luc, VII, 12-16)
Mais la cantate de Bach n’évoque
pas de prodige. Au contraire, et comme tant d’autres, elle célèbre l’accueil de
la mort, écartant l’effroi par le consentement. Le chœur initial fait
plus : il fait de l’écoulement inexorable du temps comme une enveloppe de
suavité sans fin, quelle que soit l’austérité des vers du poète et théologien
Caspar Neumann.
Liebster Gott, wann werd ich sterben ?
Meine Zeit laüft immer hin,
Und des alten Adams Erben,
Unter denen ich auch bin,
Haben dies zum Vaterteil,
Daß sie eine kleine Weil
Arm und elend sein auf Erden
Und denn selber Erde werden.
Dieu tout-aimé,
quand vais-je mourir ?
Le temps de ma vie s’en va toujours,
Et la lignée du
vieil Adam,
À laquelle
j’appartiens aussi,
A reçu de son
père en héritage
D’être un tout
petit moment
Pauvre et
malheureuse sur terre
Pour devenir
elle-même terre.
Dans son livre sur les
cantates de Bach, Gilles Cantagrel commente ainsi ce chœur initial, dans sa
version primitive : « Le mouvement tout entier est constitué d’une
merveilleuse sinfonia instrumentale,
“orchestrée” avec un raffinement extrême. Sur un mètre berceur ternaire, à
12/8, la basse continue marque les temps – et le temps – en pizzicato, et du début à la fin, les
pupitres de cordes jouent en staccato
avec sourdine. Par dessus, les deux hautbois d’amour nouent le dialogue de
tendres consolations, longues phrases en imitations finissant toujours par se
rejoindre, tandis que le piccolo égrène à intervalles réguliers son pépiement
de petites notes répétées dans le suraigu. Un émouvant paysage de l’âme se
présente aux auditeurs, dans le tintement de la cloche des trépassés et la
fuite du temps qui passe, paysage d’émotion, où une douce joie se mêle à la
lassitude. Du cœur de cette sinfonia
émergent, largement espacées , les huit périodes du choral, dans une
harmonisation quasiment homophone, le soprano, quelque peu autonome, faisant
entendre la mélodie du choral soutenue par le cor. »
Je ne sais pas si les hautbois
d’amour, qui déterminent la couleur dès le début, sont à entendre comme
consolation, avant même que les paroles soient entonnées. Je dirais plutôt caresse
et mystère, amour en somme. La sérénité qui en est indissociable (guère d’angoisse
dans la question initiale, ainsi appareillée) dépend aussi d’une dilatation du
temps, renforcée par l’espacement des vers souligné par Gilles Cantagrel. La
musique prend son temps, quand le temps s’enfuit. La musique prend son temps,
forte de l’ambiguïté de son langage. La pulsation continue de la basse en
pizzicato, obstinée mais si aimable au fond, est là pour mimer un mécanisme
d’horloge en même temps que la métaphore spirituelle du chemin sur lequel on
marche, mais sur cette ligne horizontale, obstinée en effet, se greffent les
hautbois amoureux qui ondoient en volutes et même ce piccolo qui pourvoit à la
fois aux notes répétées dans l’aigu (autre forme de la scansion) et à des
lignes qui semblent s’enrouler sur elles-mêmes. Le temps fuit, le temps marche,
mais le temps de la musique est simultanément étendu en tournures
cycliques : figures de la répétition dans les deux cas.
Ainsi le déploiement tranquille
dans l’espace doit-il porter l’idée de la fin, mais sans que l’image que
suggère le dernier vers, martelée par ses sonorités (selber Erde werden), c’est-à-dire la
descente dans la terre, se trouve précisément concrétisée par la musique :
au contraire, celle-ci semble vouée à ignorer la différence entre le haut et le
bas, au profit de cette expansion perpétuelle qui dilue en grande partie la
perception d’une structure métrique du discours. L’assise structurale vient
d’abord ici du mètre instrumental, de cette mesure 12/8 qui pour moi ne sonne
guère comme une berceuse, mais bien comme une danse, rituelle ou inventée, forcément inventée, « on the light fantastic toe »,
comme dit Milton.
Mais la flûte piccolo et son
usage sont eux-mêmes particulièrement ambigus. Le code baroque favorise certes la
flûte comme instrument funèbre, comme dans la cantate Actus tragicus, sauf que le piccolo s’impose plus peut-être pour son mixte de douceur et de piquant,
quand il fait tinter, selon une fréquence imprévisible, ces notes répétées qui
frappent l’auditeur dans ce contexte musical. Ce tintement suscite-t-il
l’analogie avec la cloche des morts ? Gilles Cantagrel cite deux
commentaires de ce chœur : Romain Rolland lui associe « le
bourdonnement des cloches lointaines et voilées », quand son prédécesseur Philipp
Spitta parle superbement d’un « tableau musical où s’entremêlent des sons
de cloches et des parfums de fleurs ». Des cloches vraiment ? Ou des
clochettes ? Et comment les concilier avec cette sensation de
« pépiement » que désigne si justement Cantagrel ?
En
tout cas la parenté est manifeste avec le récitatif pour l’alto dans l’Ode funèbre de Bach (1727) composé à la
mémoire de Christiane Eberhardine, princesse électrice de Saxe, sur des vers de
Gottsched : là se superposeront à l’orchestre effet solennel et sourd de cloches
et pulsation rapide des deux flûtes pour illustrer « Der Glocken bebendes Getön ». Pourtant la « peinture »
des cloches s’impose-t-elle avec autant d’évidence dans l’appareil plus simple
de la cantate BWV 8 ? La théologie
musicale de Bach, c’est un fait, est une fontaine d’images, de fantasmes plutôt,
qui ne se réduisent pas à la traduction mimétique des images du texte. Et nous
entendons la musique avec la mémoire de nos fantasmes autant qu’avec nos
oreilles, ce qui rend le discours sur la musique si difficile, si fragile et parfois
intéressant.
Pour ma part, j’ai toujours
associé cette flûte-là à l’oiseau qu’on entend parfois à la tombée du soir, comme à l’aube, à sa note répétée, pleine et perçante, discontinue. Ce n’est ni
l’alouette, ni le merle – connaissez-vous son nom ? Un oiseau
familier, bien gentil, un oiseau fugace du soir, un gentil petit oiseau de la
mort. Dès le premier jour que j’ai découvert cette cantate, par un parfait hasard (elle
était jointe au Magnificatpar Karl Richter sous étiquette jaune, acheté en disque noir dans un Géant Casino, eh
oui), j’ai pensé confusément à l’oiseau qu’on entendait brièvement dans le
jardin le soir ou à l’aube : le même oiseau qui me réveilla un jour au
petit matin, quelques minutes avant que le téléphone ne m’annonce la nouvelle
funeste. Cette version Richter a sans doute conditionné aussi mon écoute du
morceau, et ce que j’en dis, en particulier parce qu’elle adopte pour ce chœur
initial un tempo modéré, qui me fait trouver souvent celui de versions plus
philologiques assez hâtif. Mais peut-être ne suis-je pas seul à fantasmer ici un
chant d’oiseau hétérodoxe : un petit oiseau à la fenêtre, énigmatique, a
été choisi par quelqu’un sur Youtube pour orner cette cantate dans
l’interprétation dirigée par Philippe Herreweghe.
Aujourd’hui,
très exactement, Karl Dönch aurait eu cent ans – mais qu’est-ce que cent
ans quand on est immortel ? Peu de chanteurs comme ce baryton-basse, natif
de Hagen, auront incarné l’esprit du théâtre musical de Vienne après la guerre,
au Staatsoper, mais aussi au Volksoper, dont il assuma d’ailleurs la direction
de 1973 (date de ses adieux au Staatsoper) à 1987 : on y donnait encore
récemment sa mise en scène de Hänsel
& Gretel, dont il fut lui-même une Sorcière mémorable, dès 1948. Un
baryton-basse dans un rôle dans lequel on travestit plutôt un ténor ?
C’est que Karl Dönch fut une voix-caméléon (en 1956 il chantait aussi bien le
Grand Inquisiteur que Monostatos) car c’était un génie de l’inflexion et de la
comédie, avec une rare finesse de touche et pourtant une efficacité imparable,
fondées sur une domination absolue du verbe, du caractère, de l’ironie.
La
gloire de Karl Dönch, toutes choses égales, est comparable à celle des
silhouettes inoubliables (y compris par leur timbre, leur phrasé) qui ont
peuplé le cinéma français des années 30 et 40.La liste de ses rôles au Staatsoper montre que sa gloire
s’est construite sur des seconds rôles, sinon des troisièmes. Passer du Notaire
de Rosenkavalier à Faninal est une
chose, mais ses rôles-phares dans Mozart furent Don Alfonso (aussi à Salzbourg
avec Böhm en 1962), le Second Prêtre de La
Flûte et surtout le jardinier Antonio dans Les Noces – contre deux Leporello seulement, quand Erich Kunz
trustait à peu près le rôle. Trois rôles dominent quantitativement dans la
maison : Fra Melitone dans La Force
du destin (de 1952 à 1971), Sixtus Beckmesser (de 1949 à 1976, sans compter
l’enregistrement studio des Meistersinger de Knappertsbusch avec Schöffler et Güden) et un inusable Sacristain de Tosca (le rôle de ses adieux). Grande
voix, certainement pas ; grand art dans l’empire du comique, sans conteste.
Cependant,
au-delà du fonds de l’opérette viennoise qu’il a servi avec science (écoutez son
merveilleux dialogue avec Schwarzkopf dans WienerBlut), Karl Dönch incarne autant l’opéra-comique allemand – son maître
d’école Baculus dans Le Braconnier de
Lortzing (photo ci-dessus) est un modèle de pertinence dramatique et de vie – que la face
plus inquiétante du répertoire germanique : s’il fut le Docteur de Wozzeck
pour Böhm à Vienne comme pour Boulez à Paris, c’est aussi à lui qu’il arrivait
de chanter l’avertissement du Second Prisonnier, larvé dans le chœur de Fidelio. Une voix sort du groupe et y
retourne, le temps d’avoir captivé l’oreille. Karl Dönch est ce trait d’union,
modeste et génial.
Discographie
Berg,
Wozzeck (le Docteur), dir. Boulez,
1963 (Sony).
Lortzing,
Der Wildschütz (Baculus), dir. Wallberg,
live Volksoper 1960 (Orfeo).
Millöcker,
Der Bettelstudent (Enterich), dir.
Paulik, studio 1955.
Mozart,
Così fan tutte (Don Alfonso), dir.
Böhm, live Salzbourg, 1962 (Gala).
Mozart,
Le Nozze di Figaro (Antonio), dir.
Böhm, studio 1956 (Philips).
Mozart,
Die Zauberflöte (Monostatos), dir.
Szell, live Salzbourg, 1956 (Orfeo). Smetana, La Fiancée vendue (le Directeur de la troupe), dir. Krombholc, studio 1975 (Eurodisc).
Strauss
(J.), Die Fledermaus (Frank), dir.
Karajan, studio (Emi).
Strauss
(J.), Wiener Blut (le Prince), dir.
Ackermann (Emi).
Strauss
(J.), Der Zigeunerbaron (Comte
Carnero), dir. C. Krauss (Preiser).
Strauss
(R.), Ariadne auf Naxos (le Professeur
de musique), dir. Karajan, studio 1954 (Emi). Strauss (R.), Die schweigsame Frau (Venuzzi), dir. Böhm, live Salzburg 1959 (DG).
Strauss
(R.), Der Rosenkavalier (Faninal),
dir. Maazel, live Met 1962.
Wagner,
Die Meistersinger von Nürnberg
(Sixtus Beckmesser), dir. Knappertsbusch (Decca).
Zeller,
Der Vogelhändler (Würmchen), dir. Boskowski,
studio 1973 (Emi Electrola). Wohin ist das alles, wohin, Chansons viennoises, Preiser, 1984 (non réédité en cd)
Au temps où
j’enregistrais sur des minicassettes diverses choses à la radio – c’était surtout à
l’époque du Matin des musiciens sur
France Musique R.I.P. – j’étais
tombé sur une émission dans laquelle Jean-Pierre Derrien (sauf erreur), je ne sais plus à quelle occasion, avait diffusé un entretien,
datant du printemps 1976, qui réunissait un journaliste (son nom apparaît dans le cours
de l’échange) et trois mélomanes lyonnais, ou pour mieux dire trois sectateurs
de Wagner : deux messieurs, l’un érudit et disert, l’autre octogénaire et
plus effacé, et une dame, sollicitée surtout à la fin de la conversation, mais
qui ponctue avec constance les propos du premier.
J’ai transcrit cet entretien, dont il manque probablement sur ma cassette les deux
premières minutes. J’ai conservé tous les noms propres tels qu’ils sont donnés,
sauf pour celui, sans doute altéré, de l’un des ténors du Parsifal de 1914 : je n’ai pas trouvé sa trace sur la toile,
je l’ai graphié à peu près comme je l’entends sur la bande. Aucune trace
photographique non plus de Louise Janssen : on ne saura donc rien de la
lumière de ses yeux sinon ce qu’en dit le premier wagnérophile. Enfin, je n’ai
rien ajouté qui ne soit exactement sur la bande ; j’ai même dû renoncer à
noter certains propos parfois trop morcelés et/ou superposés de façon trop
confuse entre les devisants. La comédie ne s’offre pas seulement dans les
livres ou sur les planches : la preuve. N.B. Il en est question au cours de la conversation :Parsifal fut donné pour la première fois à Paris le 4 janvier 1914 au Palais Garnier,
sous la direction d’André Messager ; la création lyonnaise date du 13 février de la même
année.
*
Louise Janssen en Elsa de Lohengrin
Le wagnérophile
– … De toute évidence, il y a deux dates. Nous sommes en 1976, et la première
date, c’est 1891. Par un hasard curieux, quatre-vingt-cinq ans après, le
dernier maillon de la chaîne (le dernier en date, j’espère, pas l’ultime,
n’est-ce pas ?) a été soudé ces jours-ci par le festival qui donne Lohengrin : en 1891, quatre-vingt-cinq
ans avant, c’est la création de Lohengrin
à Lyon, et pendant dix-huit ans, vingt ans, la fièvre tétralogique (et pas
seulement la Tétralogie : Parsifal, Les Maîtres-Chanteurs…) a absolument embrasé la ville de Lyon. Et il suffit de rappeler… non pas
quelques dates, ce n’est pas un exposé historique mais presque un mini livre
d’or (n’est-ce pas, Albert Gravier ?)… l’illustration de toutes ces œuvres
de Wagner, la création à Lyon par des artistes, dont deux (je me permets de le
rappeler) ont leur buste dans l’atrium de notre Opéra, c’est-à-dire Louise Janssen
et le ténor Verdier.
Or
Louise Janssen, que j’ai merveilleusement connue… enfin, pour moi merveilleusement connue… a chanté en 1891 Lohengrin, et Janssen (permettez-moi
cette toute petite parenthèse) représente pour moi une tradition unique, étant
donné qu’elle a été l’élève d’Amalie Materna, dont le nom est gravé à Bayreuth
sur les murs du Festpielhaus, puisqu’Amalie Materna a été la créatrice des
trois Brünnhilde de la Tétralogie… et
Janssen, cette fille du Danemark, n’est-ce pas ? est venue, avec ses yeux
empreints de la poésie du Nord, n’est-ce pas ? elle a absolument emballé,
n’est-ce pas ? le public lyonnais. Elle a chanté Lohengrin en 91 sous la direction d’Alexandre Luigini, 92 Tannhäuser, 94 La Walkyrie (toujours sous la direction de Luigini) où elle
chantait Sieglinde, c’était Mme Fiérens qui chantait Brünnhilde…
Et
enfin cette chose absolument unique
dans l’histoire française, c’est la date historique : c’est la création
des Maîtres-Chanteurs : 1896.
D’ailleurs sur la partition que j’ai là sous les yeux, il est écrit
« Représenté pour la première fois en France en 1896 au Grand-Théâtre de
Lyon ». Il s’appelle le Grand-Théâtre et il méritait bien son nom !
Eh bien, cette date historique, je dois dire, Louise Janssen m’a raconté :
il y avait eu pour la préparation de ces représentations quatorze répétitions générales avec orchestre, et au cours de la
saison il y a eu vingt-trois représentations
des Maîtres-Chanteurs… Tout Lyon est
venu aux Maîtres-Chanteurs, ça a
été paraît-il une folie
extraordinaire… extraordinaire… Ensuite, ça a été en 1900 Tristan, toujours avec Louise Janssen, en 1901 c’était Siegfried (ce n’était pas Janssen qui
chantait Brünnhilde) avec le ténor Scaremberg… et Hyacinthe, qu’Albert Gravier a
sans doute connu…
Le vieux wagnérophile – Oui…
Le wagnérophile
–… qui chantait Mime, que j’ai connu à la fin de sa vie. 1903 L’Or du Rhin, avec un Allemand, qui
s’appelait le Dr Otto Brisemeister, qui était le seul à l’époque à chanter Loge
en allemand. Enfin Le Crépuscule des Dieux
en mille neuf cent…
La dame
– Quatre !
Le wagnérophile
– … avec Janssen et Verdier. Le Vaisseau
fantôme, ça il faut bien le signaler, car c’était une autre grande
cantatrice, c’est Marguerite Claessens, dont la petite-fille s’appelle Danièle
Manin-Fontanilles…
La dame
– Bien sûr !
Le wagnérophile
– Eh oui, eh oui, eh oui !
La dame
– Eh oui !
Le wagnérophile
– Qui a chanté donc Le Vaisseau fantôme.
1914, c’était la création, mémorable également, de Parsifal… Je crois que vous y avez assisté, Albert Gravier ?
Le vieux wagnérophile – Oh, bien entendu, c’est un de mes souvenirs les plus
ardents ! J’étais très jeune à ce moment-là, j’avais dix-sept ans, et nous
nous étions précipités à Parsifal,
qui était donné pour la première fois à Lyon, et peu de temps après la création
peut-être à Paris.
Le wagnérophile
– Ah oui, oui, après Paris.
La dame
– C’était un événement !
Le vieux wagnérophile – Hein ?
La dame
– Un événement !
Le vieux wagnérophile – Ah oui, c’était un événement, c’était admirable !
Le wagnérophile
– C’était Bovy qui dirigeait…
Le vieux wagnérophile – C’était Bovy qui dirigeait.
Le wagnérophile
– … et c’était Verdier qui chantait.
Le vieux wagnérophile – Eh oui, il y avait Verdier, il y avait Riddez, Lafont,
que sais-je encore…
Le wagnérophile
– Beckmans…
La dame
– (extasiée) Beckmans !
Le vieux wagnérophile – Beckmans, Gaston Beyle, et puis chez les dames, Mme
Catalan…
Le wagnérophile
– Exact.
Le vieux wagnérophile – Dubreuil… (À
l’interviewer) Non ? vous n’avez pas de parenté ?
L’interviewer
– Non, pas que je sache…
Le wagnérophile
– Huhuhuhu…
La dame
– Il faudra faire des recherches…
L’interviewer
– Non, ce n’est pas de ma famille.
Le vieux wagnérophile – Une distribution éclatante !… Alors, le spectacle
commençait à six heures et demie, de l’après-midi naturellement…
La dame
– Ça, c’était…
Le vieux wagnérophile – Pour les trois premières représentations.
La dame
– … c’était normal…
Le vieux wagnérophile – Et à huit heures il y avait un entracte pour le
souper…
L’interviewer
– Oui ?…
Le vieux wagnérophile – Et…
Le wagnérophile
– Maintenant, ça, mon cher Dubreuil, ça représente vraiment l’époque de la
création, l’époque héroïque. Maintenant, attention ! cette tradition s’est
poursuivie de façon inespérée à Lyon, à partir de 1927, avec la venue d’un
ténor qui s’appelait Vieto Forti…
La dame
– Forti ! Bien sûr… !
Le wagnérophile
– … qui de 1927 disons à 1950 a chanté absolument tous les rôles wagnériens. Il a été, notamment, un admirable
Tristan, aux côtés de la grande Suzanne Balguerie… Il a chanté la Tétralogie…
La dame
– Eh oui…
Le wagnérophile
– Il chantait successivement Loge, Siegmund, et les deux Siegfried !
La dame
– Bien sûr…
Le wagnérophile
– Il a chanté Lohengrin, Tannhäuser, il a chanté absolument tout… Ce qui
permettait à cette époque, n’est-ce pas ? qui maintenant, peut-être, peut
sembler démente aux jeunes, n’est-ce pas ? d’entendre… moi je me rappelle
avoir entendu dans une saison trois fois Tristan,
quatre fois La Walkyrie…
La dame
– Mais je ne comprends pas…
Le wagnérophile
– Cinq fois Lohengrin…
La dame
– Aah !…
Le wagnérophile
– Et cætera !
L’interviewer
– Est-ce que c’était donné en français ?
Le wagnérophile
– Oui oui, en français.
L’interviewer
– Tout le temps ?
Le wagnérophile
– Oui, mais alors attention…
La dame
– Ça, c’est dommage !
Le wagnérophile
– Alors attention ! Une exception ! Il y a deux choses mémorables,
qui remontent aux années 1932 et 33… alors, j’y étais…
La dame
– Vous !…
Le wagnérophile
– J’y étais… ah non non, ce n’était pas encore moi qui chantais à l’époque,
mais…
La dame – Non,
mais vous l’avez fait…
Le wagnérophile
– C’était plus tard, mais j’y étais…
La dame
– Ah oui ? Moi je n’habitais pas encore à Lyon…
Le wagnérophile
– Ce n’est pas la question… vous êtes gentille… Mais en 1932-33 Lyon a
accueilli le plus grand ténor wagnérien du siècle : Lauritz Melchior.
La dame
– Ah, Lauritz Melchior, voilà !
Le wagnérophile
– Et Lauritz Melchior a chanté sur notre scène Lohengrin, Tannhäuser, La Walkyrie, Siegfried et Tristan. Tristan avec Madame Frida Leider…
La dame
– Roooh !
Le wagnérophile
– Et il y a eu deux autres représentations ex-tra-or-di-naires, c’était deux
représentations de Parsifal, en
allemand bien sûr, avec toute la troupe de Bayreuth. C’était dirigé par le chef
Franz von Hoesslin…
La dame
– Oh oui…
Le wagnérophile
– … qui, vous le savez peut-être…
La dame
– Ah ben oui…
Le wagnérophile
– … a été tué dans un accident d’avion, peu de temps après. Le ténor… les
ténors, ils s’appelaient l’un Fritz Wolff et l’autre Wit de Worle, et je vous
dirai que Gurnemanz, (courte pause) c’était
tout simplement Monsieur Alexandre Kipnis…
La dame
– Eeeeeh…
Le wagnérophile
– Eh oui ! Kundry, c’était Anny Helm, et Amfortas, c’était le fameux
Herbert Janssen qui a été l’Amfortas de Bayreuth pendant vingt ans. Eh oui !…
L’interviewer
– Une question que je voulais vous poser aussi, parce que ça m’intrigue :
est-ce que, à Lyon – puisque vous dites que la ville était bien saisie de
la fureur tétralogique –, est-ce qu’il y a eu une opposition à
Wagner ? Parce qu’enfin d’où venait…? peut-on trouver une
explication ? Lyon passe pour une ville assez morose et traditionnelle…
Le vieux wagnérophile — Oh non, pas du tout !
La dame
– Non !
Le vieux wagnérophile – Aucune !
Le wagnérophile
– Aucune !
La dame
– Aucune ! Même à ce moment-là…
Le wagnérophile
– Aucune !
L’interviewer
– Parce que lorsqu’on compulse la Revue
wagnérienne, les livres d’histoire comme je l’ai fait récemment, je me suis
aperçu au contraire que le fait qu’on donnait Wagner donnait lieu à des déchaînements,
des campagnes de presse…
Le wagnérophile
– Alors attendez, je vais vous dire une chose : Lyon – alors là, soyons
un tout petit peu chauvins – Lyon n’a jamais eu l’outrecuidance parisienne de chahuter Tannhäuser…
La dame
– Oh, là !…
L’interviewer
– Oui, je…
Le wagnérophile
– Vous savez que quand le ténor Neumann est venu chanter, eh bien les gens du
Jockey Club avaient fait graver sur des sifflets, n’est-ce pas ?
« Pour Tannhäuser »…
La dame
– Voilà !
Le wagnérophile
– Et quand ce pauvre Neumann est arrivé à la fin pour le Retour de Rome, il y a
un titi qui a dit : « Allons bon, encore un pèlerin… » Et cela a
sombré dans le ridicule…
La dame
– Oh non…
Le wagnérophile
– Un ridicule qui n’a touché que la capitale, mais pas Lyon !
La dame
– Non, pas Lyon !
Le wagnérophile
– Quand on a créé Tannhäuser ici
d’ailleurs, je le sais, quand Louise Janssen a chanté Tannhäuser, elle avait une robe absolument ex-tra-or-di-naire, qui
lui avait été offerte par la Soierie lyonnaise, n’est-ce pas ? et… j’ai vu
ces photos… et…
La dame
– Mon père avait une admiration pour Louise Janssen !… Oooh !…
Le vieux wagnérophile – Ah !…
La dame
– Toujours !… Raaah !…
Le wagnérophile
– Maintenant, on peut tout de même… Alors donc, il y a eu toute cette époque
bien sûr, mais tout cela a continué : je vous ai parlé de Melchior, etc.,
mais nous avons entendu après, en 1940 (alors là, j’y étais !), c’était
avec Monsieur Lalande, metteur en scène…
La dame
– Oui !
Le wagnérophile
– Et Monsieur Cluytens au pupitre…
La dame
– Cluytens ! Mais oui !
Le wagnérophile
– Eh bien, on a chanté Les Maîtres-Chanteurs…
La dame
– Bien sûr !
Le wagnérophile
– … avec Monsieur Saint-Cricq, n’est-ce pas ?
La dame
– Oh, très bien !
Le wagnérophile
– … Froumenty, etc. Et je dois dire, j’ai entendu et vu Les Maîtres-Chanteurs sous toutes les latitudes, et je pense n’avoir
jamais vu une mise en scène des Maîtres-Chanteurs
aussi admirable que celle de Monsieur Roger Lalande…
La dame
– Très beau !… et puis Lalande, quel personnage…
Le wagnérophile
– Alors là, je peux dire aussi : le metteur en scène du siècle !
La dame
– Extraordinaire !…
Le wagnérophile
– Et puis alors, en 47, il y a eu la Tétralogie
dirigée par Lauweryns…
La dame
– Ah, Lauweryns !
Le wagnérophile
– Vous vous souvenez ?… Alors après, en 1960 (nous arrivons à l’époque)
Louis Erlo…
La dame
– Oui !
Le wagnérophile
–… a donné un Parsifal…
La dame
– Oui !
Le wagnérophile
– … après être allé à Bayreuth, où j’étais moi-même en 58…
La dame
– Oui, moi aussi j’y étais…
Le wagnérophile
– … et s’être inspiré de la nouvelle technique de Wieland Wagner – d’ailleurs
il faut le dire, je ne me permettrais pas de dire plagié ni copié… enfin,
il s’en est inspiré…
La dame
– Il s’en est inspiré, oui, c’est forcé…
Le wagnérophile
– Ce qui a valu à Lyon l’honneur d’un petit entrefilet dans le programme de
Bayreuth, que j’ai vu, où il y avait : « Neubayreuth in Frankreich »…
La dame
– Oui, je crois que je l’ai chez moi.
Le vieux wagnérophile – Neubayreuth in
Frankreich…
Le wagnérophile
– C’était le Parsifal qui était donné
à Lyon…
Le vieux wagnérophile – À Lyon.
La dame
– C’est que ça compte !…
Le wagnérophile
– Et aujourd’hui, mon Dieu, il y a eu le Lohengrin,
et malgré la rareté des représentations, et (d’un
ton fielleux) cette peau de chagrin assez lamentable, n’est-ce pas ?
que devient la saison lyrique…
La dame
– (ricane)
Le wagnérophile
– … eh bien, on entend Lohengrin :
c’est un plaisir, ça paraît un événement, alors que, évidemment, j’ai connu une
époque où Lohengrin, on l’entendait
trois ou quatre fois par saison, par des ténors… j’ai entendu (il accélère le débit) Melchior, Georges
Thill, Rogatschweski, Forti…
La dame
– Rogatschewski ! Bien sûr !
Le wagnérophile
–… René Maison, Henri Saint-Cricq, Raoul Jobin, et tant d’autres… mon Dieu, je
dois dire que Guy Chauvet s’inscrit brillamment dans cette lignée.
L’interviewer
– Bien, alors Madame Botton, il faudrait que vous nous parliez de la société
que vous animez, la Société des Amis de Richard Wagner…
La dame
– C’est une association, qui a été fondée par Mademoiselle Pic, qui est une
passionnée de Wagner(elle prononce ce nom avec une emphase
outrancièrement germanique), et dont je fais partie depuis assez longtemps…
et depuis que je suis présidente, je cherche à la faire vivre le plus possible,
en faisant donner pas mal de conférences illustrées musicalement, pour faire
connaître… encourager les gens, les Lyonnais à apprécier Wagner. Notamment,
cette année, il y a eu par le Goethe Institut une exposition sur Richard Wagner
dont j’ai assuré la permanence tous les après-midis, et ça m’a valu vraiment de
parler avec des gens qui ne savaient pas du tout que cette association
existait, et nous avons eu vingt-et-un adhérents de plus !
L’interviewer
– Ce qui porte le nombre à… ?
La dame
– Oh, je crois que nous sommes une centaine.
L’interviewer
– Et à votre avis, est-ce que ça vous paraît, à vous, si vous êtes une fervente
wagnérienne (ce qui paraît évident), est-ce que ça vous paraît quelque chose
d’indispensable ? Sur quoi le fondez-vous, en quelque sorte, puisque
Wagner n’a plus besoin d’être défendu… ?
La dame
– Non, c’est sûr… mais pour nous, c’est très agréable, d’avoir des réunions, où
nous parlons – ceux qui ont la veine comme moi d’aller tous les ans à
Bayreuth – de ce que nous avons entendu l’été, on discute, on échange…
L’interviewer
– Et vous-même allez à Bayreuth régulièrement ?
La dame
– (d’un ton soudain de majesté) J’y
vais tous les ans, Monsieur.
L’interviewer
– Depuis… ?
La dame
– (minérale) Depuis dix-sept ans.
L’interviewer
– Depuis dix-sept ans, vous avez cette chance…
La dame
– Oui. Mais j’ai surtout cette chance cette année, parce que personne n’a de
places.
L’interviewer
– Ah bon ?
La dame
– À cause du centenaire du théâtre… et j’en suis gê-née !
L’interviewer
– Oui ?
La dame
– Parce qu’on dit toujours : « Allez, vous verrez, comme c’est beau,
ceux qui n’y sont jamais allés »… et personne n’a de places !
Le wagnérophile
– Remarquez…
La dame
– (véhémente) Non mais je ne
comprends pas bien pourquoi !
Le wagnérophile
– Je ne sais pas… Il y a un engouement, n’est-ce pas ? pour le new look…
La dame
– Oui mais…
Le wagnérophile
– … comme dans tous les domaines…
La dame
– Oui mais pourquoi… ?
Le wagnérophile
– J’ignore totalement… on n’a pas le droit d’ailleurs de juger avant d’avoir vu
quelque chose…
La dame
– Vous savez comme moi que…
Le wagnérophile
– Enfin, il y a un attrait certainement de nouveauté, et peut-être l’espoir d’un
éclat un peu révolutionnaire… J’ignore totalement ce qui…
La dame
– (gloussant) Il sera sûrement
révolutionnaire, puisque c’est Chéreau qui fait la mise en scène de la Tétralogie !
Le wagnérophile
– Ça…
La dame
– (très sèchement) Non mais ça change
tout, je veux dire. Sûrement !
Le wagnérophile
– J’attends… je ne sais pas…
La dame
– (toujours sèchement) Mais moi non
plus je ne sais pas !
L’interviewer
– Et vous avez pu vous en entretenir avec Chéreau, de la mise en scène ?
La dame
– Oui, parce qu’il a fait une conférence à l’issue de l’exposition, mais en
réalité (c’est sûrement sincère) il ne savait pas ce qu’il allait faire, il
attendait d’être là-bas, et de voir comment ça se passait, et alors je me suis
permis de lui dire : « Quand on va tous les ans à Bayreuth, on vous
attend. » Après la conférence, il m’a dit : « En somme, vous
m’attendez au tournant ? – Mais Monsieur, vous n’allez pas nous
critiquer les mises en scène de Wieland ?! – Oh sûrement pas, mais moi,
j’ai été élevé dans les contes germaniques, et tout, je vais revenir aux
sources. » Alors je lui ai dit : « Ça veut dire quoi ? Des
casques ? – Des casques ? il m’a dit, et pourquoi pas des
chevaux ? »
Le wagnérophile
– Oui, il ne va sûrement pas faire une mise en scène démentielle…
La dame
– Sûrement pas !
Le wagnérophile
–… comme ce qui s’est fait à Marseille…
La dame
– Sûrement pas ! Sûrement pas !
Le wagnérophile
– Au contraire, il va faire un peu, n’est-ce pas ? la mode rétro.
La dame
– Je crois, mais vraiment il était encore…
Le wagnérophile
– C’est Boulez qui va diriger la Tétralogie,
ce sera évidemment un événement…
La dame
– Houlà !
Le wagnérophile
– Bien que Boulez…
La dame
– Il a dirigé Parsifal plusieurs
fois, mais jamais la Tétralogie !
Le wagnérophile
– … est un admirable chef, dont la direction peut être admirable, ou
contestable dans certains cas.
La dame
– Mais vous savez, j’aime encore moins celles de Wolfgang ! – (avec dégoût) Aah !
Le wagnérophile
– J’ai pas vu…
La dame
– Aah !
Le wagnérophile
– Ce que j’avais vu de Wolfgang…
La dame
– Aah !
Le wagnérien
–… ne m’avait pas emballé…
La dame
– Aah !
Le wagnérophile
– J’avais vu un Tristan mis en scène par
Wolfgang…
La dame
– Aah !… Tout ce qu’il a changé !…
Le wagnérophile
–… avec du linge, en guise de voile !… Enfin, le linge se porte bien, vous
savez… comme dans le Faust…
La dame
– (d’un ton pleurnichard) Ooh !
J’aime pas du tout ! pas du tout ! pas du tout !
L’interviewer
– Et vous en discutez, dans votre association, des mises en scène ?
La dame
– Oh mais bien sûr ! Mais tout le monde n’est pas du même avis, vous
savez !
(Elle rit.)
Le wagnérophile
– Oui.
Le vieux wagnérophile – Et heureusement !
Le wagnérophile
– Wagner a toujours déchaîné les passions… il en était tellement plein !