Je
n’avais pas dix-sept ans, je n’étais pas entré dans le monde, l’idée du plaisir
ne m’occupait que par intermittences, et cependant j’avais des vices tenaces,
comme celui de me gaver de critiques discographiques. Or les prophètes d’alors
concordaient : la version de référence de La Chauve-souris était celle de Karajan avec Schwarzkopf, ou bien
sûr celle de Carlos Kleiber chez Deutsche Grammophon, mais de cette dernière j’avais
entendu un extrait de l’acte II à la radio, où l’Orlofsky en fausset d’Ivan
Rebroff m’avait considérablement refroidi ; et puis son prix était élevé, alors que la
version Karajan venait d’être rééditée en double album économique (on était
encore au temps des disques noirs). Un de mes oncles me demanda ce qui me
ferait plaisir pour un cadeau d’étrennes, ce serait donc la Fledermaus EMI de Karajan.
Mon
oncle passa une partie des fêtes à Paris, en revint avec le cadeau, acheté à la
Fnac Montparnasse. Que cette Chauve-souris
vînt à moi de Paris me flattait, mais la surprise fut que c’était une autre
version que contenait le paquet. « Ils n’avaient pas l’enregistrement que
tu m’as demandé, mais le vendeur de la Fnac m’a conseillé celle-ci, c’est
publié par Emi comme l’autre. » Je remerciai, très déçu, surtout que la
couverture du coffret ne me paraissait pas de bon augure : sur un fond
orange étaient vaguement découpées et agglutinées les photos du chef et de
trois des chanteurs, Anneliese Rothenberger, Nicolai Gedda, Dietrich-Fischer-Dieskau.
Du troisième, j’avais déjà un disque de lieder célèbres de Schubert avec Gerald
Moore, orné d’une photo qui devait dater des années 50 ; or sur ce coffret
de l’opérette, Fischer-Dieskau était moustachu avec un air de terroriste
serbo-croate. Rothenberger semblait costumée avec de la feutrine, et je ne
connaissais d’elle qu’une Pamina tardive dans La Flûte de Sawallisch, là non plus ce n’était pas très engageant.
Dans le coffret se trouvait un livret de couleur rose, avec le texte de la
pièce en allemand et en anglais, et une biographie pour chaque interprète. La
photo noir et blanc de Rothenberger était encore pire (une figure de vieille
poupée laquée, quand la notice vantait une « primadonna du charme »)
et on apprenait que Renate Holm avait commencé sa vie professionnelle comme
assistante chez un dentiste… mais aussi qu’elle avait eu pour professeur Maria
Ivogün.
Pourtant
le plaisir d’écouter cet enregistrement fut bien réel, et constant, au point
que longtemps je n’ai pas senti le besoin d’en acquérir un autre, même si
j’apprécie d’avoir plusieurs versions d’une œuvre que j’aime. Et aujourd’hui
encore, après avoir entendu d’autres enregistrements de La Chauve-souris, c’est toujours cette version Boskovsky qui
s’impose à moi, malgré le charme incomparable du disque gravé à Vienne par
Clemens Krauss en 1950, avec rien moi que Hilde Güden, Wilma Lipp, Julius
Patzak, Anton Dermota, Alfred Poell, mais Sieglinde Wagner en prince… et
surtout sans aucun dialogue parlé.
Johann Strauss fils
Die
Fledermaus
Opérette
en trois actes
Livret de Carl Haffner et
Richard Genée
Dialogues révisés par
Gisela Schunk
Eisenstein,
un rentier : Nicolai Gedda,
ténor
Rosalinde,
son épouse : Anneliese Rothenberger,
soprano
Adele,
femme de chambre de Rosalinde : Renate
Holm, soprano
Prince
Orlofsky, jeune et riche prince russe : Brigitte Fassbaender, mezzo
Alfred,
un chanteur : Adolf Dallapozza,
ténor
Docteur
Falke, ami d’Eisenstein : Dietrich
Fischer-Dieskau, baryton
Frank,
directeur de la prison : Walter
Berry, baryton
Docteur
Blind, avocat : Jürgen Förster,
ténor
Ida,
sœur d’Adele, ballerine : Senta
Wengraf (rôle parlé)
Frosch,
geôlier : Otto Schenck (rôle
parlé)
Ivan,
serviteur d’Orlofsky : Gerd W.
Dieberitz (rôle parlé)
Chœur du Volksoper de
Vienne
Orchestre symphonique de
Vienne
Direction :
Willi Boskowsky
Enregistré
à Vienne en octobre-décembre 1971
Réédition
CD Emi 1997 et 2012 (Electrola Collection)
La première qualité de cet enregistrement est, sans paradoxe, la manière succulente dont les interprètes assument aussi bien les parties parlées que les exigences vocales de leurs rôles. Le dialogue d’origine a été adapté par Gisela Schunk, sans amoindrir cependant leur pertinence, indispensable comme toujours dans la forme singspiel pour donner sa pleine valeur à la dramaturgie qui fait surgir la musique de la parole. Mais ce souci du théâtre – et tous les chanteurs sont ici d’excellents comédiens, forts de leur expérience de la scène, avec du relief et en même temps de la subtilité – est très intelligemment accommodé au disque et à l’écoute domestique du disque. Car le parti pris par Otto Schenk, à qui est confiée la régie des dialogues en sus du rôle du geôlier alcoolique et dépressif, est de privilégier un ton de conversation, assez éloigné des exigences de la performance live, qui nécessite de forcer souvent le trait « pour la galerie », comme on peut le vérifier dans deux vidéos, celle fameuse de Munich où Carlos Kleiber dirige Pamela Coburn, Eberhard Waechter en Eisenstein et l’Orlofsky de Fassbaender et celle captée à Vienne avec une distribution étincelante (Popp, sa camériste Gruberova et le vétéran Kunz en tête), dirigée par un Guschlbauer hélas beaucoup moins brillant.
Ici,
les interprètes parlent près du micro, et favorisent un ton furtif, souvent in petto, insinuant, qu’on a pu juger
artificiel, mais qui sert admirablement la comédie des fourberies et des
faux-semblants que constitue cette opérette où le docteur Falke se venge de son
« cher ami » Einsenstein : l’un et l’autre ont participé
autrefois l’un et l’autre à un bal masqué bien arrosé, Einsenstein en papillon
et Falke en chauve-souris, mais le premier a joué un bon tour au second aviné,
l’obligeant à traverser toute la ville en plein jour dans son accoutrement grotesque.
Malgré les faiblesses du livret (l’acte II obéit surtout à une logique de
juxtaposition), l’œuvre a ceci de particulier qu’elle combine une farce des
déguisements perpétuels et un scénario de vengeance ordinairement requis dans
le drame ou la tragédie, les deux faces se mitigeant pour donner lieu à une
comédie des vanités viennoises, qui comme le vin est à la fois gaie et triste
(la grande séquence « Brüderlein und Schwesterlein »
lors de la fête chez Orlofsky).
Les
acteurs-chanteurs réunis dans la version Boskovsky partagent non seulement un
même sens de la vivacité théâtrale (rarement l’hilarité – y compris le rire
jaune – ou l’ivresse ont été parlées
avec ce naturel et cette variété), mais encore une finesse dans l’ironie, une
amertume parfois, qui porte et unifie l’interprétation. L’accent naturellement
viennois de Walter Berry ou Otto Schenck est du reste bien adopté par Renate
Holm ou Anneliese Rothenberger, membres depuis longtemps alors de l’Opéra de
Vienne. L’ensemble offre ainsi des incarnations totales des personnages, qui ne
sacrifie pas les caractères à un effet immédiat : la comparaison de ce
premier Orlofsky de Fassbaender (le second dans la version Previn n’a plus la
même maîtrise, et dans un entourage peu réjouissant) avec ce que le feu de la
scène la conduit à faire montre tout le bénéfice du studio, tant la grande
Brigitte parvient à y équilibrer l’étrangeté (voulue par la conception du
rôle), la lassitude snob, la force des couleurs, la distance du second degré et
la pure beauté du chant. Autant dire qu’on entend ici l’Orlofsky le plus
vocalement sensationnel et aussi le plus finement caractérisé. À elle seule,
elle donnerait son prix à cette intégrale. Le personnage n’a qu’un air
(l’air-devise « Chacun à son goût ») mais écoutez comment elle prend
la suite de Fischer-Dieskau dans « Brüderlein » : deux grands
chanteurs du lied abondent la poésie soudaine de cette évocation
qui recouvre de nostalgie les libations en suspens. Le toast entonné par Falke tourne peu à peu à l'élégie : « immerzu, immer, immerzu », fantasme d'éternité. « Je ne regarderai ni
l’or du soir qui tombe… » C’est pourtant comme si Falke puis Orlofsky,
coryphées introuvables, leurs voix bientôt rejointes par tous les participants, opéraient un changement à vue et transformaient la jubilation en crépuscule au milieu de la fête.
« Für die Ewigkeit, immer so wie heut » – Dietrich
Fischer-Dieskau est l’autre joyau de cette version. Pour lui, le rôle de Falke
s’enrichit d’un numéro soliste, emprunté à une autre opérette de Johann
Strauss, Der Waldmeister, « Die ganze Nacht durchschwärmt »,
air très typé, et qui fait mouche après le duo de la montre. Au reste, c’est quasiment le seul témoignage
de Fischer-Dieskau dans l’opérette, avec une intégrale du Baron tzigane avec Jerusalem et Varady. Contrairement à Hermann
Prey, qui a écumé ce répertoire, il n’a sauf erreur jamais chanté
d’opérette viennoise à la scène. On se doute bien que ses priorités étaient
ailleurs, et cela fait au moins un pan du répertoire qu’il n’aura pas servi…
L’avoir distribué dans un rôle parfois confié à des interprètes secondaires est
une idée de génie, non seulement parce qu’il magnifie la beauté de sa partie
(le début du duo avec Eisenstein « Komm
mit mir zum Souper » !), avec une subtilité rare dans la sûreté
rythmique, mais son propre décadentisme, si je puis parler ainsi, sert à la
fois le personnage (ami et démon) et les stratagèmes que produit sa vengeance.
Autant
Walter Berry a pu charger son Papageno (je songe à l’archi-intégrale
Sawallisch) , autant ici il est parfait : la fatuité de son entrée chez
les Eisenstein cède vite la place à un tempérament jouisseur, quasi immature,
dont l’interprète assume les conséquences dans son « mélodrame » de
la gueule de bois au début de l’acte III. Vertu supplémentaire, sa couleur
vocale contraste idéalement avec le baryton de Fischer-Dieskau, comme leurs
caractères, puisque le directeur de prison, la figure de la loi, n’est pas
moins une franche dupe.
Adolf
Dallapozza confirme pour sa part combien ses talents de comédien ont compensé
dans sa carrière les limites audibles de son chant. Le personnage d’Alfred a
pour fonction, entre autres, de parodier le Heldentenor
(citations de Siegmund comprises), mais cet aspect reste ici en retrait, au
profit de la juvénilité du dragueur, ce qui est l’important après tout. Mais
enfin, quand on a entendu Dermota dans le duo avec Rosalinde… Au moins la
qualité vocale de Dallapozza le distingue résolument de l’autre ténor – j’excepte
l’avocat bègue Blind, qui ne fait que passer comme un remake de Don Curzio dans
Les Noces. Autant Alfred sonne ici
jeune gandin, autant Eisenstein fait entendre la maturité vocale de Nicolai
Gedda, dans un rôle souvent chanté par des barytons, pour le meilleur (Prey) et
pour le pire (Waechter au bout du rouleau dans la vidéo de Munich).
Walter
Legge avait déjà choisi Gedda comme Eisenstein face à Schwarzkopf dans la
première version Karajan. On le retrouve meilleur ici, car si l’élégance et le
style demeurent, le timbre a désormais plus de corps, la voix est plus physique, plus canaille en un sens, plus
sexuelle assurément : la qualité de sa voix en 1971 comme le talent de la
caractérisation offrent ici ce qui est peut-être le portrait le plus complet du
bourgeois Eisenstein, rentier et sanguin, épicurien pris au piège, joli de cœur
de fortune, baron d’industrie en somme. En fait, Gedda réunit les avantages du
ténor aisé (mais sans jamais ténoriser)
et du baryténor, mais ce caractère vocal ne serait rien sans la pénétration
théâtrale de l’interprète, capable d’équivoque avec une magnifique économie,
ainsi quand il feint dans leur duo frelaté d’objecter à l’invitation de Falke
le souci de Rosalinde. Interprétation majeure, triomphe d'une manière bien entendue, qui en dit autant sur l’interprète
que sur l’œuvre.
Face
à lui, Anneliese Rothenberger offre un témoignage très remarquable, d’une
exactitude et d’un soin exceptionnels dans les mots, dans le phrasé, dans le
rythme et la virtuosité (la czardas !) – d’un chic parfait, en définitive.
On souhaite à Mme Netrebko d’écouter une telle leçon, en rien démonstrative
pourtant. Quand même on aimerait des voix plus flatteuses de timbre (Güden en
tête), la musicienne est admirable, et l’actrice ne l’est pas moins. Là encore,
c’est le tout ensemble qui séduit dans cette figure de grande bourgeoise à la
fois dépassée par les événements et acharnée à confondre le mari trompeur. Son
numéro de comtesse hongroise est d’un comique supérieurement contrôlé, mais dès
l’acte I tout est délectable dans l’interaction de l’interprète avec les
partenaires.
Renate
Holm enfin. Qui n’attend du rôle d’Adele qu’un numéro drolatique et scintillant (Gruberova en scène, plébéienne et fantaisiste, pas toujours contrôlée) sera sans doute déçu, ou
jugera que la figure offerte par Holm reste trop prudente, sans le rayonnement de Rita Streich ou
de l’oiseau sur la branche nommé Wilma Lipp. Il me semble pourtant – et
encore plus nettement avec le recul – que les qualités de Holm sont ici de
tout premier ordre. Comme l’Orlofsky de Fassbaender, comme l’Eisenstein de
Gedda, elle n’histrionise rien. La voix est aisée, brillante, piquante par sa précision et non par son agressivité, , jamais elle ne donne dans l’effet ou l’œillade. Le chant
est d’une sûreté, d’une fermeté,
d’une netteté de dessin admirables, sans rires ni mines imposés. Mais non sans
esprit. Dès ses premières scènes, elle fait entendre un caractère enfantin,
mais aussi quelque chose de retors, sans aller jusqu’au picaresque, pour un
personnage qui est à la fois une menteuse invétérée (comme ses maîtres), une bovary euphorique, une
théâtromane et une chic fille. Moins spectaculaire, moins en dehors que
d’autres plus célèbres, l’Adele de Renate Holm est forte de cette économie.
Elle démontre aussi que cette musique merveilleuse n’a pas besoin qu’on y rajoute des colifichets de théâtre : tout est bien dans la partition, et la
sobriété diligente de Holm est la clé de ce charme.
Mais
si l’unité d’ensemble est si remarquable, c’est également grâce
au chef, à la tête d’un orchestre qui n’est pas la Philharmonie de Vienne
(l’ouverture ne déploie pas de sortilèges en virtuosité). Aux antipodes du
théâtre « pleins feux » de Karajan (version Decca en 1960) ou du
maniérisme démoniaque de Carlos Kleiber, Willi Boskovsky privilégie le coulant,
le naturel de la conduite, la souplesse de l’accent, un esprit poétique sans ostentation.
Vertu de la discrétion, c’est-à-dire
d’abord du discernement, et du style. Le chef, issu des Wiener Philarmoniker
dont il a dirigé si longtemps le Concert du Nouvel An, savait assurément qu’une
œuvre aussi efficace et séduisante est aussi chose fragile – comme la fête
et comme les vœux – et appelle la nonchalance, cette science qui fait agir
de bonne grâce, sans paraître avoir rien calculé, ni jamais répété.
Heut wirst du nimmer repetieren !
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