Joseph Haydn, Die Schöpfung
Edith Mathis, soprano (Gabriel, Ève)
Christoph Prégardien, ténor (Uriel)
René Pape, basse (Raphael, Adam)
Chœur du Festival de Lucerne
Scottish Chamber Orchestra
Direction : Peter Schreier
Enregistré au Festival de Lucerne en 1992
1 DVD Arthaus
Un grand chanteur fera-t-il plus tard un chef de
grande valeur ? Peter Schreier peut prétendre aux deux rangs, comme sa Passion selon saint Jean de Bach
(Philips) saurait à elle seule en administrer la preuve. De fait, c’est sur lui
d’abord que repose la réussite de ce concert capté à Lucerne dans l’église des
Jésuites. L’Orchestre de chambre d’Écosse, qu’on a pu connaître assez flasque
en fosse à Aix sous d’autres baguettes, se montre ici d’une grande fluidité,
avec des bois très poétiques et une belle flûte solo : c’est ductile mais
tenu, avec une animation amie de l’équilibre.
Dès le Chaos initial, Schreier parvient à allier solennité du
geste et finesse des lignes : le tempo est allant, indemne de lourdeur
mais avec la gravité nécessaire, et le discours, très équilibré dans le phrasé
et les couleurs, n’en est pas moins prenant. L’agitato de la création des eaux accueille
les mouvements sans perdre la noblesse, les cordes distillent le mystère dans l’évocation
des espèces se multipliant (« Seid
fruchtbar alle »). Les deux grands airs du soprano bénéficient d’un
sens égal de la pulsation et du lyrisme, qui porte la poésie avec l’évidence.
La musique d’aurore qui ouvre la troisième partie est parfaitement rendue. Le
duo d’Adam et Ève sonne en revanche assez crispé, court de respiration et d’abandon
(mais l’impression vient aussi du fait que les deux solistes ne vont pas très
bien ensemble).
En revanche, le chœur de célébration final est pris à un tempo
parfait car modelé sur l’éloquence du texte, et on vérifie là comme en d’autres
endroits combien Schreier pense la musique à partir du verbe. Vertu capitale
dans une œuvre qui retrace au présent la puissance originelle d’une Parole qui
forme l’être des choses, où tout justement procède de l’ordre – c’est-à-dire
aussi du commandement – de la parole : « Und eine neue Welt entsteht auf Gottes Wort »*. Schreier dirige
d’ailleurs en prononçant le texte souvent, et pas seulement pour guider les
choristes. Le plus délectable est sa générosité : c’est un chef qui dirige
en effet, présent à ce qu’il conduit, mais souriant, communicatif avec les
musiciens, rayonnant. Aujourd’hui que s’est impatronisée la manie de courir la poste dans l’ensemble monumental « Der Herr ist groß in seiner Macht » (noté vivace, nullement presto), c’est une bénédiction de l’entendre dans un dynamisme sans débraillé, sans surtout bousculer les lignes.
Le chef n’en infuse pas pour autant au chœur (amateur) le génie
que celui-ci n’a pas. C’est là le point faible du concert sans doute, surtout
du côté des messieurs (ténors en particulier) : honorable, en place, mais
assez banal, sans beaucoup de poli, l’impression de prudence et même d’inertie étant
renforcée par l’image, tant il est vrai que beaucoup chantent d’un air parfaitement
racorni. On remarque néanmoins, à l’œil brillant de plusieurs dames de l’ensemble, que René Pape
ne les laisse pas indifférentes.
Le jeune Pape a bien de quoi séduire en effet. L’ancien petit
chanteur du Kreuzchor de Dresde n’avait alors débuté sur scène que quatre ans
plus tôt à Berlin. Ce qu’on entend là, dans la partie la plus généreusement
sollicitée de l’ouvrage, c’est d’emblée la beauté profonde de l’organe, la
stabilité impériale du chant, la majesté d’une éloquence. Le récit inaugural
sonne certes avec une solennité appuyée (« Im Anfange schuf GoooOOOOtt… »), et le chant semble assez
monolithique, même si le diminuendo sur leer
montre superbement une voie que le chanteur a depuis explorée. Le grand accompagnato « Seid fruchtbar alle, mehret euch » persuade plus par l’égalité
merveilleuse de la voix que par une emphase trop marquée, trop en dehors.
Et cependant, s’il est moins convaincant en Adam, par manque de
tendresse, René Pape s’impose en Raphaël par la seule autorité, mais de telle
manière que la grandeur du ton frappe peut-être plus que l’étoffe d’une voix magnifiquement
impeccablement soutenue, jusque dans la vocalisation. En l’écoutant, ce n’est
pas le fantôme de Kurt Moll qui surgit mais plutôt le souvenir de Kim Borg,
pour le grain et le grand ton. Cette hauteur impérieuse mais enveloppante fait
merveille dans la création du firmament ou dans la peinture du tumulte des
eaux. Mais l’artiste n’éclate pas moins par sa retenue dans le trio qui
clôt la seconde partie, et par le murmure fantastique qu’il dispense sur « im Staub zerfallen sie ». Le
visage, dont les yeux félins attirent le regard, reste d’ailleurs d’une
expression remarquablement naturelle et posée, sans plus de trace d’effort que
le chant. Son moment de gloire est la fresque de la création des animaux
terrestres, et où le legato ne diminue en rien la
netteté de l’éloquence. L’air qui suit (« Nun scheint im vollem Glanze ») est fastueux,
avec des douceurs de majesté sur « dankbar
sehn » ou dans la cadence. Une voix d’exception, avec la justesse du geste.
À ses côtés, Christoph Prégardien est plus frêle vocalement, mais combien
éloquent, sa manière de phraser faisant entendre une pratique experte de l’interprétation
« philologique » du répertoire ancien. Le chant est d’une précision
extrême qui abonde la poésie : l’air de la création de l’homme respire la
perfection, parfaitement modulé, et le sourire de l’interprète resplendit sur l’introduction
de la troisième partie. Le plus impressionnant est son évocation du lever de la
lune, où à force d’art il donne le sentiment mystérieux du silence. Grand témoignage
d’un chanteur à son zénith.
Le jour de ce concert, Edith Mathis, née et formée à Lucerne, avait
54 ans et derrière elle 35 années de carrière : ses débuts datent de 1956 (année
Mozart) dans un des Garçons de La Flûte
enchantée (Grümmer en Pamina, rien moins). Ce qu’elle offre en musicalité, en
contrôle des lignes et des hauteurs, en style, en relief, force le respect.
Musicienne hors pair. Tout est maîtrisé de bout en bout, de la grande phrase au
moindre gruppetto. Cette discipline se lit sur la personne. Tendue, l’œil
brillant mais étrangement fixe comme celui des oiseaux, les lèvres retroussées
pour les besoins de l’émission, Mathis ne peut dissimuler les efforts que lui
impose désormais sa partie. Mais la conquête dont procède l’art franc du
chanteur peut se contempler ici.
L’oreille percevra la dureté parfois agressive
d’un aigu (« In holder Anmut stehn »)
qui de toute façon brilla peu par sa suavité, ou même par sa liberté. La voix d’Edith Mathis, si fruitée dans le medium, n’eut jamais l’aura de Lucia Popp (sa contemporaine
et concurrente immédiate pour tant d’opéras ou d’oratorios) ni son charme
alcyonien : lui manquait une certaine qualité d’abandon, et sa fraîcheur
de timbre s’est parfois payée de figements. Non qu’elle n’eût pas d’ailleurs le
sens du théâtre : il ne manque pas d’enregistrements d’opéras pour l’attester,
de Haydn à Henze. Ici, l’intelligence du texte ne s’accompagne peut-être pas de
l’imagination qu’on trouve chez Margaret Marshall par exemple, mais cette
fermeté du discours, ce sens harmonique du chant demeurent sans prix. On admire
alors, au soir d’une carrière, la présence d’une artiste qui répugnait à parler
d’elle ou de son art**, mais qui compte parmi les plus beaux serviteurs du chant
classique, d’une rectitude assumée, les pieds sur terre sans méconnaître l’esprit.
Y a-t-il beaucoup d’interprètes d’Ilia capables d’aller droit au caractère
du personnage (fille de Priam, rôle originellement dévolu à une tragédienne) par un maintien si simple, si
royal*** ?
* Voir aussi, à propos des Saisons de Haydn, cette page.
** Comme on l’apprend dans cet entretien plein d’enseignements.
** Comme on l’apprend dans cet entretien plein d’enseignements.