En
mars 1971, à quelques jours de distance, et en un temps où l’Idomeneo de Mozart attendait toujours un
enregistrement intégral de sa musique, on donnait cet opéra au Staatsoper de Vienne (le 16) et
à la Radio de Rome (le 24). Pour ce concert de la RAI diffusé par le disque pirate,
c’est Colin Davis qui dirigeait. Il avait gravé pour Philips dès 1968 une
version de l’œuvre avec un Idamante ténor (conformément à la version de Vienne)
mais en restituant au rôle-titre toute sa partie, notamment la version ornée de
« Fuor del mar » et l’air final « Torna la pace », tous
deux disparus en passant de la version première de Munich à la réfection de
Vienne. La distribution romaine réunissait Nicolai Gedda et une quasi
débutante, Jessye Norman, dans le rôle d’Idamante, qui recouvrait ainsi sa
tessiture d’origine (c’était un rôle de castrat), encore inédite au disque : il
faudra attendre l'enregistrement de Nikolaus Harnoncourt en 1980. Mais commençons dans l’ordre
chronologique.
La
soirée viennoise, jusque-là inédite, a paru providentiellement en 2006 par les
bons soins de Ponto, et dans un son honorable. Sauf erreur, Idomeneo n’avait plus été donnée au
Wiener Staatsoper depuis les années 1930, quand Richard Strauss eut l’idée
baroque d’« arranger » l’opéra (en allemand, bien sûr), pour un
résultat d’autant plus ahurissant (gare à la réorchestration !)
qu’Électre, rétrogradée au rang de prêtresse jalouse (sous le nom nouveau
d’Ismène), y perd une partie de son rôle. On peut se faire une idée de la chose
par un live de Salzbourg en 2006, publié par Orfeo (avec Robert Gambill en
Idoménée, Iris Vermillon en Idamante et Camilla Nylund en Ismène). Représenté
en italien à Salzbourg en 1956 sous la direction de Böhm (live publié par
Walhall) puis en 1961 sous la baguette de Fricsay, Idomeneo restait banni de la scène viennoise, mais l’Autriche ne
connaissait alors que la partition établie de façon scabreuse par Bernard
Paumgarter, quand les Anglais, dès la production de 1951 à Glyndebourne sous la
direction de Fritz Busch, s’étaient efforcés à plus de fidélité
philologique : Colin Davis est évidemment l’héritier de cette tradition.
Reste
que ce live viennois permet d’entendre deux prises de rôle restées sans
lendemain, et sans trace discographique officielle, par deux illustres
mozartiennes qui toutes deux avaient passé leurs trente ans de carrière :
Lisa Della Casa en Ilia, et pour Elettra Sena Jurinac, elle qui avait été
l’Ilia renaissante de Glyndebourne vingt ans plus tôt. La seconde donne à cet
enregistrement un éclat majeur, en offrant, malgré la blessure du temps, une
des plus fortes Électre de la discographie – la plus profonde peut-être.
Mozart,
Idomeneo Re di Creta
Idomeneo :
Waldemar Kmentt
Idamante :
Werner Krenn
Ilia :
Lisa Della Casa
Elettra :
Sena Jurinac
Arbace :
Reid Bunger
Il Gran
Sacerdote : Manfred Jungwirth
Chœur
et Orchestre de l’Opéra de Vienne
Direction :
Jaroslav Krombholc
Vienne,
14 mars 1971
2 cd Ponto
« Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ? » demandait un personnage de Marivaux. Idomeneo fut décidément accablé de cette fatalité qui à la vénération nocive de Strauss pour Mozart fit succéder l’édition de la partition par Bernhard Paumgartner (1887-1971), tripatouillage insensé que l’amour de Mozart est censé justifier. On est toujours trahi par les siens. Mais le préjugé est vivace aujourd’hui encore (on le vérifie souvent), qui veut qu’Idomeneo soit une relique seria qui ne saurait passer la rampe qu’en bénéficiant de béquilles charitables, ces béquilles prenant d’abord la forme de grands ciseaux. La base de l’édition Paumgartner est la version de Vienne (1786) avec un Idamante ténor. Arbace est réduit à quelques répliques, la Voix oraculaire est confiée à un chœur, le Grand Prêtre voit son grand accompagnato estropié (avec des paroles réécrites), on coupe çà et là dans les récitatifs, lesquels sont volontiers orchestrés au lieu d’être confiés au continuo (début de l’acte II par exemple), mais on coupe aussi au sein des airs.
Inversement,
le ballet conclusif de la version de Munich, débité en plusieurs fragments,
vient truffer plusieurs scènes : un bout avant le premier monologue
d’Électre, un autre morceau interpolé au milieu du grand chœur de louage
« Nettuno s’onori », un
autre enfin en guise de ritournelle au début de l’acte II. Le collage est
parfois voyant, mais ce n’est rien en comparaison des éliminations doublées de
déplacements qui gauchissent l’action comme la musique, et conduisent à des
absurdités dramatiques. Que devient l’entrée du roi naufragé et la rencontre
avec son fils ? Une scène de six minutes en tout et pour tout, où
disparaissent l’air d’Idoménée « Vedromi
intorno » mais aussi celui d’Idamante « Il padre adorato », ruinant ainsi le contraste ironique avec
l’euphorie collective du chœur suivant. Mais Idamante perd aussi le récitatif
accompagné « Ah, qual gelido orror »…
que capte Idoménée ! « Non mi
seguir, tel vieto », mais c’est Idamante qui sort (!) moyennant des
vers réécrits : « Misero, in
che l’offesi ? » devient « Misero, in che peccavi ? vuo’ salvarlo ».
Avec
l’acte III, c’est massacre à la tronçonneuse. Passé le quatuor, on a la
redisposition suivante :
1) Irruption du Grand Prêtre (n° 23,
réécrit) > « a Nettuo rendi
quello che suo ! »
2) La réponse d’Idoménée ne se fait pas
avec la désolation sublime de la réplique « Non più, sacro ministro, etc. » mais par l’annexion
tonitruante du récitatif d’Électre (version longue) qui doit précéder son air
de démence (n° 29) ; ce qui donne les nouvelles paroles : « O smania ! o furie ! il fato
crudel seguir degg’io, Addio speme, addio gloria ! rimorsi
spietati ! Misero ! Misero ! A che m’arresto ? Nessun
ha mai provato del mio fato destin più fiero e più maligno. O voto
insano ! giuramento atroce ! Quel crudel sacrifizio, o Nume, tu vuoi
da me : l’avrai ! »
3) Et hop, Électre reprend soudain son
bien avec ce qui reste de récitatif (« Ahimè,
tutto perdei ! il germano Oreste nei cupi abissi io voglio seguir,
etc. ») et se lance dans l’air de la folie.
4) Marche des prêtres n° 25, mais on
saute le chœur funèbre « O voto
tremendo » qui le précède normalement.
5) Cavatine d’Idoménée avec chœur (n°
26) : « Accogli, o Re del mar »
6) Et voilà, rescapée du n° 23, déportée
en somme, la réplique où le roi avoue quelle est la victime : « Non più, sacro ministro, etc. »
7) Ce n’est qu’alors qu’on enchaîne avec
le chœur funèbre n° 24 « O voto
tremendo »
Ainsi,
toute l’économie de la scène au temple, qui évolue de la terreur à une sorte de
prière cathartique, se trouve bouleversée mais sans bénéfice autre qu’un
démembrement laborieux, qui substitue à la progression prescrite un bricolage
sans queue ni tête. Ajoutons que le trou laissé par l’anticipation de la folie
d’Électre donne lieu au dénouement à un raccord hideux après « O gioia ! o amore ! o Numi ! » ;
et que surtout la motivation de la démence d’Électre devient plus que
hasardeuse : comme l’a remarqué Piotr Kaminski dans L’Avant-Scène Opéra, elle perd la raison à l’idée qu’Idamante soit
sacrifié, mais Idomeneo n’a pas encore révélé qui était la victime requise
(seul Arbace est dans le secret). Bref : le souci de favoriser une
nouvelle carrière pour Idomeneo se
paye d’un remède pire que le mal supposé.
Au
demeurant, la production viennoise, dont la régie était confiée à Joseph
Svoboda (décors et costumes de W. Skalicki), ne fut pas confiée à la conduite
d’un chef estampillé comme mozartien, et ce dédain de faire diriger Idomeneo par une illustre baguette
trahit apparemment l’estime relative dont jouissait une œuvre encore considérée
comme une curiosité. Krombholc est connu pour ses interprétations du répertoire
tchèque (il a gravé des versions marquantes d’opéras de Smetana, par exemple)
et c’est lui qui avait dirigé à l’Opéra de Vienne en 1964 la Jenufa qui rassemblait autour de la
Sacristine de Martha Mödl Sena Jurinac et Waldemar Kmentt en Laca (live
édité par Myto).
Indiscutablement, Jaroslav Krombholc a le souci de l’animation et de la tension théâtrale. Dès l’ouverture l’orchestre cultive les accents et file droit sans s’arrêter, mais sans éviter une certaine précipitation. Il manque là un sens de l’équilibre, du galbe et de la majesté qu’on trouvait avec Fricsay à Salzbourg (DG), qui prenait il est vrai cinq minutes quand Krombholc ne dépasse pas les quatre. La comparaison est plus parlante avec Fritz Busch à Glyndebourne (live 1951, Urania), qui avec une durée équivalente manifeste une manière souveraine d’allier accents et fluidité, avec une matière sonore plus malléable. Dans ces conditions, Krombholc peut être concentré et efficace (« Fuor del mar » a de l’allure) mais agité de façon assez prosaïque, bousculé même, dans le trio de l’embarquement ou dans le quatuor, et on ne trouvera pas ici ni la grandeur sévère de Böhm ni la merveilleuse respiration de Fricsay, dans le quatuor ou dans les airs d’Ilia par exemple.
Précisément,
c’est dans ceux-ci que s’entend une absence d’imagination proche de la
balourdise (« Se il padre perdei »)
ou simplement une gêne à phraser et à articuler le discours dans le monologue
d’entrée, tant dans le récitatif que dans l’air. Question de style sans doute,
ou de perception floue du style idoine – question d’époque aussi. Ce
n’est pas d’ailleurs que le soutien des chanteurs soit défaillant, c’est plutôt
un défaut de respiration et de poésie. Tout se passe comme si le chef pensait
l’intensité théâtrale comme instant plus que comme ligne, et la tenue
d’ensemble s’en ressent. On est ainsi étonné de trouver le jeu des silences
dans l’interpellation répétée du chœur « Il reo qual è ? », indiqués dans la partition par les
points d’orgue, tout simplement escamoté : la tempête de l’acte II est
prise à toute vitesse, sans grandeur, dans le tumulte redoublé par la Windmaschine, et cette précipitation
banale passe à côté du geste tragique attendu (présent chez Fricsay en
revanche, décidément inouï dans cet opéra).
Le
chœur, mis à rude épreuve dans ce qui est un chœur l’opéra le plus ardu de
Mozart, et de loin, est plus ou moins discipliné, et de la même formation
Fricsay obtenait dix ans plus tôt un tout autre modelé et une poésie sensible.
« Placido è il mar »,
pédestre, ne décollera guère. La tempête est cependant en place malgré un tempo
très vif, et sans être noyée dans le vibrato des choristes, de sorte qu’on ne
regrette qu’un rebond plus marqué dans les consonnes italiennes. Du chœur sont
par ailleurs issues deux sopranes qui l’une après l’autre remplacent Électre
pour le solo « Soave zeffiri » :
le timbre comme le phrasé scolaire disent assez que ce n’est plus là Jurinac
qu’on entend, ce dont aurait dû s’aviser certain critique professionnel
chroniquant cet enregistrement. Je ne suis pas entièrement sûr du reste qu’on
change de soliste dans « D’aura
piacevole », même si la voix me semble alors plus large, moins claire
et surtout plus embarrassée par le contrôle du souffle. Mais enfin, ce n’est
pas Jurinac, qui a vraisemblablement craint les allègements aériens de ce solo,
quand Grümmer y excelle à Salzbourg, à cinquante ans passés : leçon à
méditer.
En
tête de distribution, le ténor viennois Waldemar Kmentt (1929-2015) reprend le
rôle du roi qu’il avait déjà abordé à Salzbourg en 1961 après avoir chanté Idamante
en 1956 face à l’Idomeneo de Rudolf Schock. Ce pilier de la troupe de Vienne,
qui anecdotiquement fit ses débuts à l’Opéra de Paris à soixante-huit ans dans
le rôle de Mirko Zeta (La Veuve joyeuse,
1997), était l’homme de la situation, s’il est vrai qu’il joignait à une
culture mozartienne avérée un métal et un coloris plus héroïque qui l’avait
qualifié par exemple pour aborder Walther von Stolzing dans Die Meistersinger (Bayreuth, 1968). Par
rapport au live de 1961, la voix
sonne avec une assise supérieure, une couleur plus sombre et plus éclatante,
avec plus de mordant aussi. J’aime beaucoup Kmentt, depuis longtemps, quand je
l’ai découvert au disque en Narraboth ou en Froh avec Solti. On aimerait d’ailleurs
entendre le disque pionnier d’airs de concert de Mozart pour ténor qu’il avait
gravé en 1955 avec Paumgartner pour Philips, disparu depuis des lustres.
L’acuité de l’élocution (capitale), la projection sans défaut, la hauteur mâle
du ton, le geste suffisamment virtuose (plus rigoureux qu’à Salzbourg), tout
cela profite au rôle, d’autant que ses couleurs comme son autorité contrastent
heureusement avec le ténor plus clair, plus juvénile et délicat de Werner Krenn
dans le rôle du fils. Les qualités vocales et stylistiques de Kmentt servent la
stature royale et le pathos du rôle.
La
seule chose qu’on peut décemment regretter chez Kmentt, comme dans d’autres de
ses interprétations, c’est que ce sens du pathos tragique donne lieu à une
emphase parfois trop univoque, ou convenue, faute sans doute d’un jeu de
nuances plus affiné (à la différence de Gedda, dans un esprit voisin). La
véhémence lui sied mieux que la douceur, et sa tendance est nette à fermer
excessivement les voyelles (les O en particulier). Mais il est vrai aussi que
dans une production qui le prive des airs du I et III, Idoménée se trouve
notablement réduit à une grandeur déclamatoire qui convient à Kmentt, qu’on
trouvera plus à son affaire dans le final de l’acte II où il défie Neptune que
dans les délicatesses de la cavatine au temple ou dans le face-à-face avec la
victime. Quel chanteur de théâtre
pourtant ! Chez lui l’éclat et le relief ne s’affirment pas au détriment
de la rigueur.
Le
relief et la présence ne manquent pas non plus à Werner Krenn, alors âge de vingt-huit
ans, dont ce témoignage permet de corriger l’image trop sage et un peu inerte
de certains disques d’oratorio. Il fut par ailleurs l’époux de Helga Dernesch,
Viennoise comme lui. Élégant mais ardent, inquiet, douloureux, il s’affirme dès
son air d’entrée, mais le torpillage par Paumgartner de la scène de
reconnaissance le prive d’un moment-clé du rôle. L’italien est moins
idiomatique chez lui que chez ses partenaires, et sa tendresse vocale reste
bornée pour l’acte III où il manque de rayonnement, mais en définitive on lui
trouvera surtout une certaine uniformité expressive. Ainsi dans « Padre, mio caro padre », le ton
reste à peu près le même qu’à son entrée de l’acte I, trop immédiatement et
constamment pathétique, sans le prestige de la victime ni l’intériorité qu’un
mezzo rend sans doute mieux.
Sa partenaire est plus problématique. Lisa Della Casa abordait le rôle de la princesse troyenne à cinquante-deux ans, avec une voix dont l’art était encore considérable mais qui par la nature même de son charme tolérait mal l’usure de l’âge, et d’autant moins pour incarner un personnage de jeunesse radieuse. De ce point de vue, le rôle d’Électre exposait moins Jurinac, ou plutôt la maturité et le timbre de celle-ci s’accordaient plus naturellement à ce caractère. Chez Della Casa, le timbre de lune est terni, le soutien est moins évident (c’était son talon d’Achille sans doute), l’aigu se crispe et butte régulièrement sur le fa aigu (dans l’air d’entrée comme dans le quatuor sur « M’avrai compagna »), la vocalise du duo faillit et les redoutables triolets chromatiques de « Padre, germai » s’écroulent. Le chant ne cache pas ses astuces d’ailleurs : on vocalise sur la voyelle fermée [e] au lieu de [a], et tant pis pour le verbe escamoté dans « Deh volate al mio tesoro » ; on s’alanguit plus que de raison dans des tenues pianissimo (« Ah, risooooooooooooolver non posso », « Idamaaaaaaante, udiiiiiiiiiiiisti ? »). C’est d’autant plus surprenant que ce n’est guère dans la manière aristocratique de Della Casa.
Cette
érosion des moyens est moins décevante, justement, que l’impression continue
d’une indifférence à un rôle qui semble survolé et à un texte qui ne semble pas
porté par la personnalité de l’interprète. C’est à peine si on a le sentiment
que les mots sont mis en bouche. Occasion manquée. Non que Della Casa ne sache
pas se montrer émouvante (elle a de beaux accents quand elle interrompt le
sacrifice, et son aveu à Idamante est prenant) mais ce qui domine, c’est non
seulement un chant trop en surface (que ce « Zeffiretti » est longuet !) mais une caractérisation qui
semble noyée dans un sourire forcé, comme en ont ces femmes vieillissantes qui
n’ont de cesse que d’arborer un masque de faux printemps.
Dans ce rôle d’Ilia,
il arrive que Della Casa verse dans la fausseté : témoin sa scène de
l’acte II. L’artiste se montre incertaine dans l’air, à la fois pour le ton
expressif et pour la ligne : par exemple, la petite note sur
l’appoggiature de « perdei »
est exécutée en dépit du texte de la partition mais surtout mal réalisée, avec
une sorte de coup de glotte disgracieux. Question de style, et il suffit
d’écouter Jurinac en 1956 dans la version Pritchard pour entendre une
intelligence de la phrase supérieure et un galbe véritable, souple et plein.
Mais le récitatif (« Se mai pomposo
apparse ») était déjà erratique avec ses grâces minaudières :
Della Casa fait la sucrée, au mépris du texte de Varesco (même ampoulé dans ses
tournures), et la fin du récitatif nous transporte quelque part vers La Chauve-souris, avec un « dolce frutto » frelaté qui
n’étonnerait pas dans la bouche d’une comtesse hongroise. À ce point-là, il est
clair que Della Casa n’a pas une idée bien déterminée ni de ce qu’elle est en
train de dire ni du personnage qu’elle est censée incarner. Et là encore, il
suffit de revenir à l’Ilia de Jurinac pour entendre le mélange parfait de
révérence, de dignité princière et de tendresse, d’où naît le charme. Lisa
Della Casa est trop tard venue au rôle, assurément, mais on peut aussi douter
que le caractère du personnage lui eût jamais convenu, poétiquement parlant.
Quelle
différence en tout cas avec l’Électre de Sena Jurinac ! Tout est là dès
son entrée : le relief et l’éloquence des mots, qui rendent présent une individualité ; le poids et les ombres du timbre qui dressent une figure ;
une étrangeté nocturne, qui est bien celle d’une fille des Atrides ; une
vulnérabilité sous-jacente à la hauteur impérieuse. Car voilà bien une Électre
qui ne s’épuise pas dans la furie expressionniste, mais qui incarne, selon les
mots mêmes du librettiste dans son Argument, « la gelosia e la disperazione » – le désespoir en effet,
celui des suicidaires, et non l’hystérie à décibels. Chez Jurinac la puissance
de l’incarnation n’efface pas la précision musicale ni la finesse
d’imagination. À cinquante ans pourtant, Jurinac n’avait plus exactement la
voix du rôle, et on entend des duretés comme des ternissures, des voyelles trop
ouvertes aussi, çà et là, et quelque chose de grinçant parfois, mais dont le
rôle s’accommode plutôt bien. Surtout il y a là un étonnant foyer vocal, et une
voix campée dans le rôle, bien installée au centre de la tessiture, au contact
sensible des profondeurs constitutives du personnage (fond du cœur ou abysses
infernaux). Cette « flamme si noire » qui était celle de Phèdre
autant que des Furies, la revoilà dans la voix de Jurinac, avec ses couleurs de
glèbe et d’orage.
Propulsée
sur la scène à l’acte I, cette Électre fait entendre d’abord un sens
exceptionnel du récitatif. Que dire de ce changement de couleur sur « e del cor », plus sombre ou plus
livide, qui respire de façon indécidable la haine et la stupeur, avant que
Jurinac coule dans « ombra di speme »
une menace réprimée, comme un rictus amer qui a valeur de caractère. L’intelligence
du mot, de la couleur, de la nuance et du drame ne font qu’un. De même,
l’abandon à la fureur (« più non
resisto ») sonne déjà comme un aveu de défaite : la princesse
furieuse est traversée d’une douleur toute humaine, et le génie de Jurinac est
ici de rendre indissociables, comme peu d’interprètes l’ont fait, la frénésie
tellurique et l’humanité qui peut seule prétendre à la pitié. Au long de l’air,
les ressassements de « chi mi rubo
quel core, quel che tradito ha il mio » sont remarquablement variés,
jusqu’au bord des larmes, et si on peut trouver alors le pathos trop explicite,
l’intégration de l’inflexion à la composition d’ensemble du monologue emporte
tout. Cette intégration des éléments est impressionnante, justement. Certes les
tensions de l’aigu trouvent ici leur place pour ainsi dire naturelle, mais les
arêtes et les accents du discours surgissent dans un chant superbement
dominé : la ligne errante de « Furie
del crudo Averno » est tenue par un vrai phrasé, et la beauté sonore
du « crudeltà » conclusif
est aussi frappante qu’elle est équivoque.
Un des défis du rôle, et non le moindre, est de réussir aussi bien l’air amoureux de l’acte II, « Idol mio, se ritroso », où Électre se berce d’un espoir qui l’abuse. Harry Hallbreich a commenté ce versant du rôle dans L’Avant-Scène Opéra (1986) de façon très suggestive :
« C’est la seule aria
de l’œuvre dont l’orchestre se restreigne aux cordes. Cette pauvreté sonore
reflète tant le “cor
angusto” d’Électre que l’“austero amor”, cet amour non payé de retour dont elle
déclare vouloir se contenter. Face à l’épanouissement sensuel et affectif
d’Ilia, Électre apparaît comme étriquée, consumée par une flamme
destructrice : on l’imagine petite, noiraude, sèche. Et la musique de ce
morceau en retire quelque chose d’émacié, de recroquevillé, qui contraste de
manière saisissante avec l’éclatante splendeur de l’aria précédente
[« Fuor del mar »] : ce
dépouillement et, oui, cette pauvreté voulue révèlent tout le génie théâtral de
Mozart. »
Sombre,
Jurinac l’est ; petite, non. Dès le récitatif, le geste est large, et il y
a quelque chose de foncièrement érotique dans cette voix altière qui se
radoucit. « Qui mai del mio provo
piacer più dolce ? » : tout le récitatif compense
admirablement l’abandon amoureux mais noble par une tension sourde, à laquelle
concourent même les acidités sur « meco
sen vien ». La façon dont Jurinac phrase « a tanta gioia » exprime on ne sait quel pressentiment en même
temps que le soulagement, dans une ambiguïté magistrale entre le comble et la
frustration. Et les derniers mots (« a
quei lumi s’estingua e avvampi a miei »), où Électre dit son plaisir
de ravir Idamante à sa rivale, ne sont pas chantés sur un ton impérieux comme
souvent, mais dans un adoucissement magnifique, presque vacillant, qui confirme
la vulnérabilité du personnage.
L’air
lui-même est pris à un tempo très allant, mais avec une même durée que chez
Fricsay, la scansion est beaucoup plus lourde. À Salzbourg en 1961, Fricsay
nimbait tout l’air d’une suavité mystérieuse, en accord avec Grümmer qui chante
comme une jeune fille enfermée dans un rêve (syndrome Elsa !). Le
caractère est différent avec Jurinac, déterminé sans doute par une aisance
technique moins flagrante (l’intonation est moins précise dans la reprise).
Encore doit-on souligner la tenue remarquable du chant, dans cet air où
trébuchent ordinairement les Électre à tempérament. C’est que Jurinac déploie
une science du phrasé qui magnifie « l’amante
cor » qui précède la reprise du début comme la grande vocalise en
triolet à la fin de l’air, superbement nuancée. Curieusement, Paumgartner a
charcuté sa jumelle en fin de première partie : peut-être trouvait-il que
tous ces ornements pesaient à la fille d’Agamemnon ?
On
est frappé tout du long, dans cette interprétation du monologue, par la tension
interne, d’ailleurs incarnée aussi dans la qualité du timbre, c’est-à-dire par la
façon dont l’épanchement lyrique reste en quelque sorte bridé, comme si
l’abandon à la joie ne pouvait que se confondre avec la permanence d’une obscurité
menaçante. J’ai l’impression que Jurinac réussit en l’occurrence à jouer des
couleurs que le temps a imposées à sa voix pour exhaler ce quelque chose d’obscur
qui signale une grande Électre. La sienne se déploie dans cette ambiguïté qui
n’est pas celle du souvenir du plaisir au sein du regret même, mais bien le
poison du malheur insinué jusque dans la satisfaction. C’est exactement ce que
font entendre chez Jurinac les derniers mots : « se vicin l’amante cor ».
Même
amputée par Paumgartner, le récitatif désespéré d’Électre à l’acte III retrempe
le personnage dans la tragédie. Comme les Furies qu’elle évoque, Jurinac surgit
alors avec une autorité formidable, avec l’envergure de Mégère ou de Tisiphone.
Il y a décidément dans sa voix quelque chose de calciné autant que de vif. Les
impératifs techniques de l’émission brouillent sans doute l’articulation du
texte, mais la tension ne se relâche à aucun moment. Rage et suffocation.
Privilège du morceau : les buttées sur les aigus (sol ou la) ne
surexposent pas comme avec Della Casa une défaillance vocale mais exacerbent la
violence dévastatrice et suicidaire d’un personnage dont on ne sait trop s’il
explose ou s’il implose. Une photo de scène est conservée de ce moment, que
Tubeuf avait implicitement commentée dans Le
Chant retrouvé : « les bras levés, fille d’Enfer ». C’est
exactement cela que le disque seul fait sentir. Au bord de l’essoufflement,
Jurinac tient les phrases avec une énergie amère et chagrine, et incarne cet
ascendant paradoxal de la mélancolie suicidaire. Quelques années plus tôt, et
avec un orchestre plus subtil, elle aurait pu pousser plus loin la déclamation
géniale de cette scène, non pas ouvrir plus grand ce Ténare où elle s’enfonce.
On l’imagine en effet brandissant « d’Aletto
la face » mais aussi avec au visage un rictus mauvais, dont la grande
vocalise sardonique, morcelée en staccato, est la compagne. Jurinac ose le
ricanement sans cesser d’être musicale. Mais c’est tout le rôle qui produit ici une leçon de générosité autant que d’économie dans l’art de flamber.
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