lundi 21 août 2017

Jeanne Moreau


Georges Millandy, Quand l’amour meurt




« Les coudes appuyés sur la table, le visage entre les poings, elle demeura silencieuse pendant un moment. Lorsqu’elle reprit son récit, sa voix était toute transformée. C’était un murmure, un chuchotement psalmodié, on aurait dit que quelqu’un d’autre parlait à sa place :

L’homme ne vaut pas cher, et sa mémoire est pleine de trous qu’il ne pourra plus jamais raccommoder. Il faut cependant faire bien des choses que l’on oublie à tout jamais, pour qu’elles servent de support au petit nombre de choses dont on se souvient toujours. Chacun oublie son travail journalier. Chez moi c’étaient tous les meubles que j’ai époussetés jour après jour, et les nombreuses assiettes qu’il a fallu essuyer. Comme tout être humain, je me suis assise tous les jours pour prendre mon repas, mais c’était comme chez tous les êtres, un savoir qui n’est pas vraiment imprimé dans le souvenir, comme si tout se passait sans atmosphère, en dehors du beau ou du mauvais temps. Même la jouissance est devenue pour moi un espace sans climat, et bien que j’aie gardé de la reconnaissance pour cet élément de la vie, les noms et les traits de visage qui ont signifié pour moi le plaisir et même l’amour s’éloignent de moi toujours davantage et disparaissent, et ma reconnaissance devient d’une transparence de verre et n’a plus aucun contenu. Des verres, des verres vides. Et malgré tout, s’il n’y avait pas ce vide et cet oubli, l’inoubliable ne pourrait pas croître. L’oublié porte l’inoubliable entre ses mains vides, et nous sommes nous-mêmes portés par l’inoubliable. Nous nourrissons le temps, nous nourrissons la mort avec tout ce qui a été oublié. Mais l’inoubliable est un cadeau que nous fait la mort, et à l’instant où nous le recevons, nous sommes encore présents ici même, mais en même temps nous sommes déjà là-bas, là où le monde se précipite dans l’obscurité. L’inoubliable est un morceau d’avenir, c’est un morceau d’intemporel dont on nous a gratifiés par anticipation. Il nous porte, adoucit notre chute dans les ténèbres, et nous donne l’illusion de planer. Ce qui s’est passé entre M. von Juna et moi, c’était un cadeau de la mort, un présent sombre, doux et intemporel, et il me servira un jour à m’emporter doucement, soutenue par la plénitude de mes souvenirs. Chacun dira que c’était de l’amour, l’amour qui va jusqu’à la mort. Non, cela n’avait rien à faire avec l’amour, et encore moins avec le brouhaha sentimental. L’inoubliable peut se composer de bien des éléments qui nous portent et nous accompagnent, nous accompagnent et nous portent, sans voir jamais été de l’amour, sans pouvoir jamais le devenir. L’inoubliable est un moment arrivé à maturité, issu d’instants qui le précèdent et d’anticipations semblables infiniment nombreuses, et porté par eux. C’est l’instant où nous sentons que nous sommes en voie de formation, que nous venons d’être formés, que nous allons l’être. Il est dangereux de confondre cela avec de l’amour.

C’est ce qu’avait entendu A., et il n’est pas exclu que Zerline eût parlé ainsi. Beaucoup de vieillards se mettent quelquefois à psalmodier leurs paroles, et il est facile d’y mêler le produit de son imagination, surtout par une chaude après-midi d’été, toutes persiennes closes. »

Hermann  Broch, « Récit de la servante Zerline »
dans Les Irresponsables (Die Schuldlosen)
Trad. Andrée R. Picard, Gallimard, 1961



Cyrus Bassiak, L’Amour flou

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