Egmond, [juin]
1645
Madame,
Je n’ai pu lire
la lettre que Votre Altesse m’a fait l’honneur de m’écrire sans avoir des
ressentiments extrêmes de voir qu’une vertu si rare et si accomplie ne soit pas
accompagnée de santé, ni des prospérités qu’elle mérite, et je conçois aisément
la multitude des déplaisirs qui se présentent continuellement à Elle, et qui
sont d’autant plus difficiles à surmonter, que souvent ils sont de telle nature
que la vraie raison n’ordonne pas qu’on s’oppose directement à eux et qu’on
tâche de les chasser. Ce sont des ennemis domestiques, avec lesquels étant
contraint de converser on est obligé de se tenir sans cesse sur ses gardes,
afin d’empêcher qu’ils ne nuisent ; et je ne trouve à cela qu’un seul
remède, qui est d’en divertir son imagination et ses sens le plus qu’il est
possible, et de n’employer que l’entendement seul à les considérer, lorsqu’on y
est obligé par la prudence.
On peut, ce me
semble, aisément remarquer ici la différence qui est entre l’entendement et
l’imagination ou le sens ; car elle est telle que je crois qu’une personne
qui aurait d’ailleurs toute sorte de sujet d’être contente, mais qui verrait
continuellement représenter devant soi des tragédies dont tous les actes
fussent funestes, et qui ne s’occuperait qu’à considérer des objets de
tristesse et de pitié qu’elle sût être feints et fabuleux, en sorte qu’ils ne
fissent que tirer des larmes de ses yeux, et émouvoir son imagination sans
toucher son entendement, je crois, dis-je, que cela seul suffirait pour
accoutumer son cœur à se resserrer et à jeter des soupirs ; ensuite de
quoi la circulation du sang étant retardée et ralentie, les plus grossières
parties de ce sang, s’attachant les unes aux autres, pourraient facilement lui
opiler la rate, en s’embarrassant et s’arrêtant dans ses pores ; et les
plus subtiles, retenant leur agitation, lui pourraient altérer le poumon, et
causer une toux qui à la longue serait fort à craindre. Et au contraire une
personne qui aurait une infinité de véritables sujets de déplaisir, mais qui
s’étudierait avec tant de soin à en détourner son imagination qu’elle ne pensât
jamais à eux que lorsque la nécessité des affaires l’y obligerait, et qu’elle
employât tout le reste de son temps à ne considérer que des objets qui lui pussent
apporter du contentement et de la joie, outre que cela lui serait grandement
utile pour juger plus sainement des choses qui lui importeraient, pour ce
qu’elle les regarderait sans passion, je ne doute point que cela seul ne fût
capable de la remettre en santé, bien que sa rate et ses poumons fussent déjà
fort mal disposés par le mauvais tempérament du sang qui cause des
obstructions ; à quoi je juge que les eaux de Spa sont très propres,
surtout si Votre Altesse observe en les prenant ce que les médecins ont coutume
de recommander, qui est qu’il se faut entièrement délivrer l’esprit de toutes
sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de médications
sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en
regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau,
et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne
pensent à rien. Ce qui n’est pas perdre le temps, mais le bien employer ;
car on peut cependant se satisfaire par l’espérance que, par ce moyen, on
recouvrera une parfaite santé, laquelle est le fondement de tous les autres
biens qu’on peut avoir en cette vie.
Je sais bien que
je n’écris rien ici que Votre Altesse ne sache mieux que moi, et que ce n’est
pas tant la théorie que la pratique qui est difficile en ceci ; mais la
faveur extrême qu’Elle me fait de témoigner qu’Elle n’a pas désagréable
d’entendre mes sentiments me fait prendre la liberté de les écrire tels qu’ils
sont, et me donne encore celle d’ajouter ici, que j’ai expérimenté en moi-même
qu’un mal presque semblable, et même plus dangereux, s’est guéri par le remède
que je viens de dire. Car étant né d’une mère qui mourut peu de jours après ma
naissance, d’un mal de poumon causé par quelques déplaisirs, j’avais hérité
d’elle une toux sèche, et une couleur pâle que j’ai gardée jusques à l’âge de
plus de vingt ans, et qui faisait que tous les médecins qui m’ont vu avant ce
temps-là me condamnaient à mourir jeune. Mais je crois que l’inclination que
j’ai toujours eue à regarder les choses qui se présentaient du biais qui me les
pouvaient rendre le plus agréables, et à faire que mon principal contentement
ne dépendît que de moi seul, est cause que cette indisposition, qui m’était
comme naturelle, s’est peu à peu entièrement passée.
[…]
La Haye, 22 juin
1645
Monsieur
Descartes,
Vos lettres me
servent toujours d’antidote contre la mélancolie, quand elles ne
m’enseigneraient pas, détournant mon esprit des objets désagréables qui lui
surviennent tous les jours pour lui faire contempler le bonheur que je possède
dans l’amitié d’une personne de votre mérite, au conseil duquel je puis
commettre la conduite de ma vie. Si je la pouvais encore conformer à vos
derniers préceptes, il n’y a point de doute que je me guérirais promptement des
maladies du corps et des faiblesses de l’esprit. Mais j’avoue que je trouve de
la difficulté à séparer des sens et de l’imagination des choses qui y sont
continuellement représentées par discours et par lettres, que je ne saurais
éviter sans pécher contre mon devoir. Je considère bien qu’en effaçant de
l’idée d’une affaire tout ce qui me la rend fâcheuse (que je crois m’être
seulement représenté par l’imagination), j’en jugerais tout aussi sainement et
y trouverais aussitôt les remèdes que l’affection que j’y apporte. Mais je ne
l’ai jamais su pratiquer qu’après que la passion avait joué son rôle. Il y a
quelque chose de surprenant dans les malheurs, quoique prévus, dont je ne suis
maîtresse qu’après un certain temps, auquel mon corps se désordonne si fort,
qu’il me faut plusieurs mois pour le remettre, qui ne se passent guère sans
quelque nouveau sujet de trouble. Outre que je suis contrainte de gouverner mon
esprit avec soin pour lui donner des objets agréables, la moindre fainéantise
le fait retomber sur les sujets qu’il a de s’affliger, et j’appréhende que, si
je ne l’emploie point pendant que je prends les eaux de Spa, il ne se rende
plus mélancolique. Si je pouvais profiter, comme vous faites, de toute ce qui
se présente à mes sens, je me divertirais sans le peiner. C’est à cette heure
que je sens l’incommodité d’être un peu raisonnable. Car si je ne l’étais point
du tout, je trouverais des plaisirs communs avec ceux entre lesquels il me faut
vivre, pour prendre cette médecine avec profit. Et au point que vous l’êtes, je
me guérirais, comme vous avez fait. Avec cela la malédiction de mon sexe
m’empêche le contentement que me donnerait un voyage vers Egmond, pour y
apprendre les vérités que vous tirez de votre nouveau jardin. Toutefois je me console
de la liberté que vous me donnez d’en demander quelquefois des nouvelles, en
qualité de
Votre très
affectionnée amie à vous servir,
Elisabeth
Le jardin est pour l'instant impraticable...
RépondreSupprimerCelui-ci est à Paris en ce moment (Pinacothèque), j'en ai profité en décembre: cure merveilleuse!
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