Mais on s'épargnera la peine d'écouter les rires coquets qui
peuplent les opéras du XIXe siècle. Comment exécuter un rire au théâtre lyrique
? Le plus confortable serait encore de le faire sans chanter ; non pas en le
rajoutant avec plus ou moins d'à propos – combien de rires forcés ou faux à la
fin de l'air dit du champagne dans Don Giovanni ? – mais en le
réalisant parce qu'il fait partie de la dramaturgie. Témoin le rire de
Klytemnestre dans Elektra, qui ouvre un boulevard à Brigitte Fassbaender
et Regina Resnik. Expressionnisme en vue, et en situation, même si le livret ne
prescrit pas expressément ce rire mais « une expression méchante de triomphe »,
chez la reine « gavée d'une joie sauvage », qui « menace Elektra en
tendant ses mains vers elle ». À l'opposé, le rire est noté en mesure dans la
ligne de chant, staccato, comme dans l'air « Wer hungrig
bei der Tafel sitzt » que chante Osmin dans Zaïde de
Mozart, ou mieux comme dans le quatuor enchaîné à l'ouverture du Sposo
deluso (Mozart toujours), qui ouvre justement la scène par le rire de
Pulcherio : « Ah, ah, ah, ah, che ridere » (ici dans la version dirigée par Colin Davis, avec Robert Tear et Ileana Cotrubas).
Dans ces exemples, le rire n'est pas l'expression du bonheur
d'être, de la puissance vitale, mais il indique soit la folie furieuse (le rire
sardonique d’Orlando chez Haendel ou encore, si difficile à bien réaliser,
celui d’Elettra « infuriata » dans Idomeneo), soit plus
généralement la raillerie, à des degrés divers, avec ou sans agressivité. Or
c'est un autre rire railleur, et violemment railleur, qui a été mis en musique
de manière superbe, dans un oratorio très grave et très beau, le Giob de
Dittersdorf créé à Vienne en 1786.
C'est
ici la femme qui rit, bien sûr : l'épouse de Job, qui dans la Bible tourne en
dérision la patience surhumaine de celui sur qui Dieu a permis que Satan
déchaîne la souffrance afin de l'éprouver.
« Le Seigneur
lui dit encore : N'as-tu point considéré mon serviteur Job qui n'a point d'égal
sur la terre, qui est un homme simple et droit de cœur, qui craint Dieu et fuit
le mal et qui se conserve encore dans l'innocence ? […]
Satan lui répondit :
L'homme donnera toujours peau pour peau, et il abandonnera tout pour sauver sa
vie ;
Mais étendez votre main, et frappez ses os et sa chair, et vous verrez
s'il ne vous maudira pas en face.
Le Seigneur dit à Satan : Va, il est en ta
main, mais ne touche point à sa vie.
Satan, étant sorti de devant le Seigneur,
frappa Job d'une effroyable plaie, depuis la plante des pieds jusqu'à la tête.
Et
Job, s'étant assis sur un fumier, ôtait avec un morceau d'un pot de terre la
pourriture qui sortait de ses ulcères.
Alors sa femme lui vint dire : Quoi !
vous demeurez encore dans votre simplicité ! Maudissez Dieu, et puis vous
mourrez.
Job lui répondit : Vous parlez comme une femme qui n'a point de sens.
Si nous avons reçu les biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en recevrions-nous
pas aussi les maux ? Dans toutes ces choses, Job ne pécha point par ses lèvres.
»
L'opposition
est déjà présente – que saint Paul développera – entre la fausse sagesse des
hommes et la folie de la croix, qui est la vertu à son comble. Dans la bouche
de la femme, la « simplicité » (simplicitas dans la Vulgate)
pourrait désigner, péjorativement, la crédulité de la dupe trop docile (thème
increvable des comédies), mais le sens du mot est-il différent de celui de «
simple » prononcé par Dieu, et qui associé à la droiture et à l'humilité désigne
bien une vertu judéo-chrétienne, la « sancta simplicitas » ?
La traduction œcuménique de la Bible (1976), qui a pour base le texte hébreu,
unifie de fait le sens dans les deux occurrences. Mais dans la mesure où le
sens dépréciatif de simplex (naïf) est attesté très tôt en
latin, on peut se demander si le beau mot de simplicité ne change précisément
pas de sens quand la femme de Job le prononce. Elle pourrait en somme ironiser
comme Don Alfonso : « Cara semplicità, quanto mi piace ! » Du
moins l'air de raillerie (n° 23) que le librettiste confie à la femme de Job
(nommée Zara dans l'oratorio) interprète clairement les paroles de Job dans ce
sens :
È follia d’un alma stolta
C'est
folie d’une âme imbécile
In quel nume aver speranza,
Que
d’espérer en un tel dieu,
Che inflessibil ed irato
Dont
la colère inflexible
A te niega il suo favor.
Te
refuse sa grâce.
Tue preghiere non ascolta
Tes
prières, il ne les écoute pas,
Lascia pur la tua costanza
Quitte
là ta constance,
Il tuo nume è troppo ingrato
Ton
dieu est trop ingrat,
T’abbandona nel dolor.
Il
t’abandonne à tes souffrances.
Comme de
juste, ménager le dialogue entre les époux supposait d'amplifier les éléments
lapidaires de la source biblique. L'air prend place au début de la seconde
partie de l’oratorio, laquelle commence par une plainte lancinante de Job, d'un
lyrisme très pur, ponctuée par des interventions très archaïsantes du chœur : «
cara semplicità » à coup sûr. Surgit alors la femme qui d'un ton
brusque humilie Job rongé de vermine et lui refuse un amour consolateur. «
Abandonne, lui dit-elle, cette patience qui t'avilit. » Et comme Job affirme
que cette patience est un don de Dieu, elle ironise âprement :
« Dono
sublime…
Pregievol
dono in ver ! Stolto ! e tu puoi
Esser grato a
colui che sordo a prieghi
Inflessibil,
irato, aggrava ognora
Sopra di te
la man ? Ah, troppo il veggio
È un nome
vano Iddio
E ingannata
fin' or fui teco anch'io. »
« Don sublime
en vérité ! Sot que tu es !
Et tu es
reconnaissant envers un dieu inexorable,
irrité, sourd
à tes prières, et qui t'accable encore
de sa main ?
Je ne vois que trop
que ce dieu
est un vain nom, et que comme toi j'y fus trompée. »
C'est alors que prend place un air dont le contenu aura été en fait déjà énoncé dans le récitatif, et qui dispense aisément d'une intelligibilité parfaite du texte, l'appui sur les mots-clés suffisant de fait à la musique pour déployer une moquerie tentatrice. De fait, il revient à la femme d'enfoncer le clou (si je puis dire) en frappant de vanité la vertu d'espérance autant que la patience. Air éclatant, virtuose, confié lors de la création à Caterina Cavalieri, créatrice quelques mois plus tôt de Konstanze dans L'Enlèvement au Sérail.
On peut écouter cet air ICI.
Justement,
cet air da capo fait coïncider le développement de la
virtuosité avec la matérialisation sonore de la raillerie, d'une raillerie
d'essence diabolique. Si le rire est le propre de l'homme, la culture chrétienne
célébrait encore la vertu de la tristesse. « Le Christ n'a jamais ri », et «
bienheureux ceux qui pleurent ». D'où les embarras divers pour ménager une
place strictement contrôlée aux expressions d'une joie qui cependant est revêtue
elle aussi d'une éminente dignité. N'y a-t-il de joie pour l’homme qu'à vouloir les
choses tristes que Dieu lui envoie, comme l'écrit un prélat au début du XVIIIe
siècle ? Du moins est-il clair que, dans cet univers religieux, le rire est
d'abord dédain de la créature souffrante, et ce rire empreint de malignité est
précisément requis par le musicien.
Là réside
sans doute, dans cette partition admirable, une des trouvailles de
Dittersdorf, qui sait tourner les effets vocaux en peinture d’un rire amer et
blessant. Dans la partie A, après les accents énergiques sur follia ou stolta (ce
dernier plus percutant, dentales obligent), la voix se déploie en traits
vocalisants parfaitement agaçants sur la première syllabe de niega,
combinant arpèges piqués et curieux effets de vrille sur deux notes obstinément
alternées, et soulignées par une marche harmonique. Le verbe nier est
assurément éloquent : l’épouse rappelle cruellement que Dieu refuse son secours
à celui qui souffre, et ce faisant elle nie elle-même la foi qu'on puisse avoir
en lui. La femme qui chante est un esprit qui nie. Le procédé est repris, plus
brièvement dans la partie B sur le mot abbandona : la déréliction
est faite, par ce chant offensif, blessure supplémentaire. Car rarement la
virtuosité aura été aussi pleinement rhétorique, c'est-à-dire dirigée vers
l'interlocuteur que lequel il s'agit d'agir, qu'il faut atteindre, et affecter.
Non pas une virtuosité de guirlandes décoratives mais une virtuosité adressée,
et mordante.
Pourtant un
autre procédé est encore plus frappant peut-être, qui fait partie au reste du
vocabulaire expressif de cette époque, et qu'on retrouve aussi bien chez Mozart
que chez Haydn : en particulier pour le rôle de Sarah dans Il Ritorno
di Tobia (air « Del caro sposo »), mais avec un caractère d'exaltation
très différent. Il
s'agit de larges intervalles qui distendent la voix entre aigu et grave sur des
notes en valeurs longues. Dans l'air de Dittersdorf, il s'agit plus précisément
du même intervalle obstinément répété, la note aiguë et la note grave étant
munies d'une appoggiature elle aussi en valeur longue.
Cette figure
répétitive du contraste combine certes fixité et dynamisme (de haut en bas), et
même elle s’approche d’un grotesque de l'écartèlement, s'il est vrai que la dérision
mise en musique dans cet air suggère une énergie amère, démoniaque, outre
l'ascendant vocal de la cantatrice. Surtout cette figuration de la raillerie
constitue une sorte particulière de geste expressif, qui dans le contexte de
l'air n'exhale pas seulement aigreur et mépris, mais laisse imaginer un
mouvement théâtral du corps, comme un index pointé. Vertu de l'interprète sans
doute (l'extraordinaire Romelia Lichtenstein dans l'intégrale CPO dirigée par
Hermann Max) et aussi de l'imagination de l'auditeur. À chaque fois que j'écoute
cet air, l'image me revient du geste que faisait en concert Leonie Rysanek dans
le rôle de Klytemnestre lorsqu'elle entrait en scène et que face à Elektra elle
commençait, avec moins de rage que de morgue : « Seht doch dort ! So
seht dich das », en tendant vers sa fille un bras impérieux, la tête
redressée, paume ouverte, mais qui disait le mépris. « Voyez donc ça là ! ».
Mais l'Électre de Hofmannsthal, sale, humiliée, immuable, n'est-elle pas justement,
en quelque manière, un Job vindicatif, qui ne croirait plus que le salut vînt
jamais d'un dieu ?
© Knut Talpa 2013. Tous droits réservés.
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Oui, j'ai fait le giob !
RépondreSupprimerMais j'étais déjà résiliente…