Helmut Deutsch, piano
Zurich, Opernhaus, 24 mai 2009
Franz Schubert
Die Bürgschaft (Schiller)
Robert Schumann
Dichterliebe op. 48
(Heine)
Richard Strauss
Schlichte Weisen op. 21 :
All’ meine Gedanken ; Du meines Herzens Krönelein ; Ach Lieb, ich muß nun scheiden ; Ach weh mir unglückhaften Mann ! ; Die Frauen sind oft fromm und still
All’ meine Gedanken ; Du meines Herzens Krönelein ; Ach Lieb, ich muß nun scheiden ; Ach weh mir unglückhaften Mann ! ; Die Frauen sind oft fromm und still
Sehnsucht op. 32 n° 2
Nachtgang op. 29 n° 3
Freundliche Vision op. 48 n° 1
Ich liebe dich op. 37
n° 2
4 Lieder op. 27 :
Heimliche Aufforderung ; Ruhe, meine Seele ! ; Morgen ; Cäcilie
Heimliche Aufforderung ; Ruhe, meine Seele ! ; Morgen ; Cäcilie
En bis :
3 lieder de R.
Strauss
Breit über mein Haupt ; Ich
trage meine Miene ; Nichts !
Après un Winterreise à l’Opéra
de Zurich en mars 2007, Kaufmann devait y proposer en mars 2009 un nouveau
programme centré sur le Schwanengesang
de Schubert. Annulé, ce récital a été finalement reporté au merveilleux mois de
mai, avec sauf erreur la première interprétation publique du cycle Dichterliebe
par Kaufmann. La veille, celui-ci chantait dans la Neuvième de Beethoven donnée
à Berlin pour le soixantième anniversaire de la République fédérale
allemande et retransmise à la télévision.
Les
circonstances m’ont placé au premier rang du parterre, assez à gauche pour
jouir aussi du spectacle offert par Deutsch au clavier. Je n’aime pas
d’ordinaire être si près des chanteurs, cette proximité me mettrait presque mal à l’aise, et il est certain que les éclats enthousiastes (dans Strauss) d’un ténor dans une
forme insolente doivent faire plus d’impression avec plus de recul dans la
salle ; mais il est vrai aussi que cette première ligne permet d’admirer
au vif deux phénomènes également beaux quoique d’un ordre différent. D’abord
l’harmonie exceptionnelle entre le chanteur et le pianiste qui l’accompagne.
Tout paraît unifié, disposé comme un seul homme, sans que
Kaufmann ait besoin de regarder Deutsch, et cette complicité paraît d’autant
plus profonde qu’elle prend les dehors de l’amitié fraternelle lors des saluts.
Le deuxième phénomène – qu’on me pardonne – engage aussi l’union des
deux artistes dans une sudation ruisselante. Il faisait une
chaleur estivale à Zurich dès le matin, et le théâtre n’était pas loin du
comble, mais le profil cramoisi, inondé du pianiste comme les gouttes qui
pleuvaient gracieusement des boucles du ténor sur sa face et jusque sur le
revers de sa veste manifestaient surtout cette part physique, physiologique de
la concentration dont procède à ce moment-là la grandeur esthétique.
Souveraine, la musique jaillit bien de deux corps dans l’effort. Nobile sudor, comme on chante dans je ne
sais plus quel oratorio. Après l’entracte qui suit Dichterliebe, les deux artistes ont d’ailleurs tombé la veste (et
changé de chemise). Kaufmann s’est adressé au public avec grâce pour qu’il
excuse cette « entorse à l’étiquette », l’invitant à faire de même si
besoin.
Cette
parole si communicative, naturelle et séduisante, c’était aussi celle d’un
chant qui, au-delà du charme individuel du timbre et de la phrase, captive en
permanence par la beauté de l’allemand. Il me semble que
l’ascendant de Jonas Kaufmann sur un public germanophone doit certes à la
séduction et au rayonnement d’une belle personne, mais bien davantage à cette
incarnation quasiment érotique du verbe. Kaufmann fait sonner comme bien peu,
et avec la force d’une évidence, le corps de la langue, son esprit. Là serait
peut-être ce qui le rattacherait le plus exactement à Fritz Wunderlich. Du
moins le choix inusité (et déjà avéré dans les récitals de Kaufmann en 2007)
d’ouvrir le récital par la longue ballade Die
Bürgschaft me semble symptomatique d’une manière de placer l’éloquence du
texte avant la séduction vocale. Un lied narratif et gradué permet certes de
chauffer la voix, mais se tourner vers ces ballades de Schubert négligées, sur
un poème de Schiller, et vers celle-ci, qui dramatise la force de l’amitié
fraternelle à partir de la légende de Damon et Pythias, n’est-ce pas ancrer
manifestement le chant dans la culture allemande classique ?
Toujours
est-il que Kaufmann livre de cette Caution
une interprétation royale. On reste stupéfait par la maîtrise de la narration,
que servent non seulement une diction parfaite mais un jeu de couleurs
exceptionnel. Dans ce récit de ce qui tourne vite à une course contre le temps,
et où justement l’interprète doit tenir la distance pour l’intensité
expressive, la véhémence est parfaitement dosée, donnant d’emblée au passage du
fleuve une force d’évocation rare. Les notations sur le déclin du soleil qui
scandent la ballade respirent la poésie, et l’ensemble est conduit de façon
haletante sans jamais altérer la noblesse du verbe ni du geste. Helmut Deutsch
confirme cette alliance de la ferveur dramatique et de
l’élégance du dessin.
Les
lieder de Strauss qui pourvoyaient à la seconde partie et aux bis sont
désormais bien connus par Jonas Kaufmann qui les a régulièrement chantés en
concert et enregistrés pour Harmonia Mundi. Une fois n’est pas coutume, ce
disque est sensiblement moins flatteur que ce qu’on entendait lors de ce
récital à Zurich. La chaleur, l’animation du texte, l’aisance générale,
l’enthousiasme des élans lyriques qui caractérisent souvent ces lieder, tout
était supérieur avec la liberté expressive et la vivacité des couleurs sur le
vif. Même Helmut Deutsch était plus aiguisé ici (Weh mir unglückhaften Mann !) ou plus pénétrant là. La beauté sans
détours du prélude de Morgen était
telle que la jeune fille assise à côté du pianiste pour tourner les pages s’est
mise à pleurer en silence, jusqu’à la fin. Dans ce lied, Kaufmann soutient la tension expressive de bout en bout, superbement, en union avec le piano ; de
même Ruhe, meine Seele déploie une
arche qui porte loin. Dans un tout autre registre, Weh mir unglückhaften Mann offre des trésors d’esprit, jusqu’à
l’ironie de celui qui va déplorant l’argent et les biens qu’il n’a pas. Si on
réentend des lieder familiers, dont l’inévitable Cäcilie pour conclure, l’émotion vient davantage de ceux qui sont
peu souvent chantés, par exemple ce Sehnsucht
si profondément suggestif. En longues lignes, Kaufmann libère une voix chaleureuse,
souple, mais on entend aussi ce matin-là des graves vacillants et des pianissimos
exposés au détrimbrage (Freundliche
Vision). Précieuse est cependant une
telle pénétration poétique dans des pièces si exposées à une emphase mal entendue.
Le cycle
Dichterliebe constituait à la fois la
nouveauté et la pierre de touche du récital. Helmut Deutsch n’y est pas pour
peu, qui accomplit des prodiges d’intensité expressive sans hausser le ton,
sans embarrasser le mouvement. Les moments où Schumann joue de la scansion
presque percussive du piano sont d’une netteté et d’un nerf stricts, mais la
plénitude des couleurs n’en pâtit jamais. Car c’est bien sur la couleur autant
que sur le rythme ou sur l’art des lignes que repose cette économie de la
musique. Dès le lied inaugural, le piano ouvre un espace onirique qui est aussi
celui de l’équilibre : un rubato imperceptible distille quelque chose de
douloureux, dans une lumière équivoque. Et on reste subjugué par cette façon
dont les notes et les hauteurs entreluisent dans le discours instrumental,
comme autant de présences fantomatiques : elle se retrouvera dans Hör ich das Liedchen klingen ou Am leuchtenden Sommermorgen. Un poète
est à l’œuvre, un ami du mystère, jusque dans le postlude final, qui
entraîne l’auditeur si loin. Aux antipodes de l’articulation formidable,
presque clinique, d’Aribert Reimann avec Fassbaender, Deutsch privilégie
l’allant, comme dans Es ist ein Flöten
und Geigen, où le malaise naît certes de la manière qu’a Schumann de
dissocier par glissements harmoniques le piano et la voix, mais aussi, dans
cette circonstance, de l’art de ne pas surexposer ces glissements. Quelque
chose se dérobe subrepticement alors même que le flux de la musique semble
égal, et cette sorte de soustraction insidieuse est d’autant plus étrange, et
forte.
L’inquiétude
est sans doute un des maîtres-mots de cette interprétation, qui ferait paraître
Wunderlich, dans certains lieder du cycle, presque inoffensif ou superficiel en
comparaison. On n’a guère l’habitude d’entendre dans Dichterliebe tant de finesses portées par une voix de ténor si
pleine et mâle. Pourtant Kaufmann ne s’abandonne jamais à une véhémence
univoque dans les passages les plus extravertis. En témoigne de façon
exemplaire Ich grolle nicht, d’une
tension inlassable mais qui ne verse jamais dans l’éclat agressif. Voir le
chanteur se préparer en quelque secondes à ce lied, par une mise en condition
psychique visible dans tout le corps, comme serait le frémissement soudain d’un
cheval immobile, est une de ces beautés qui rendent la scène irremplaçable. Dans ce
lied tel que le chante Kaufmann, l’affect dirigé vers l’autre est d’abord ce
qui affecte au plus profond le sujet : c’est comme si l’humeur hostile dont la
bien-aimée de diamant et de nuit est la cible se retournait contre celui qui la
signifie. C’est être magnifiquement fidèle au texte de Heine.
Dans cette interprétation règne en somme un lyrisme réprimé :
l’expansion ardente est là qui affleure, toujours prête à jaillir, mais
impossible à concrétiser, ne trouvant jamais à s’exprimer de façon naïve. Car
toute l’imagerie de l’idylle romantique est irrémédiablement corrompue. Le
jardin, les fleurs, les oiseaux sont autant de signes inquiétants ;
l’échappée dans le rêve est vaine, où ne se trouve qu’une vacance ; le
fleuve fait office d’horizon sinistre, où on voudrait plonger, mais même dans Ich will meine Seele tauchen, l’élan
demeure comme empêché. Kaufmann et Deutsch rendent tout cela sensible au plus
haut degré, maîtres dans l’art de la tension du dedans. Un téléphone mobile a beau
avoir obstinément sonné (ô crime !) dans le postlude de Am leuchtenden Sommermorgen, les
interprètes déploient aussitôt dans Ich
hab im Traum geweinet une intelligence de la progression et du silence qui laisse pantois. Kaufmann est loin d’un lyrisme expansif ou quintessencié. Il offre bien
mieux : car le voilà bien, ce poison de la souffrance et de la solitude qui s’est
répandu partout, et qui contamine tout abandon, toute réminiscence. Ce ténor photogénique est d’abord un fort poète ; un de
ceux qui font goûter à longs traits le chagrin.
Crédit photographique : Studio Julien am Utoquai
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