Saint-Jean-de-Luz, 6 septembre 2011
Henri Duparc : L’Invitation au voyage
Ernest Chausson : Poème de l’amour et de la mer
Anna Caterina Antonacci, soprano
Orchestre de Bordeaux-Aquitaine
Direction : Peter Schrottner
Dans
l’église de Saint-Jean-de-Luz fut célébré le mariage de Louis XIV et de
Marie-Thérèse. On mura la porte après leur passage. Servit-on des petits pois
lors du festin ? Sur le port, à deux pas, la Maison de l’Infante est assez
digne dans sa simplicité pour ignorer que son rez-de-chaussée est occupé par un
magasin prétentieux. Plus haut, en faisant à pied le tour de la
baie depuis le quai Jacques Thibaud, on arrive jusqu’au promontoire de
Sainte-Barbe, aménagé en jardin qui descend vers la plage, mais qui de l’autre
côté donne sur les falaises, sur le large. Les oiseaux passent, l’aile ouverte,
sur l’abîme, presque joyeux – plus sans doute que les surfeurs qui marinent
dans l’écume brume, puisque désormais, même dans cette baie si préservée, la
qualité de l’eau laisse à désirer. Océan, tu es un monstre. Et le soir encore,
dans l’église Saint-Jean-Baptiste,
Les oiseaux passent, l’aile ouverte,
Sur l’abîme, presque joyeux.
Anna
Caterina Antonacci chantait pour la première fois le Poème de l’amour et de la mer de Chausson, composé sur des vers de
Maurice Bouchor, au lieu de Sophie Koch annoncée d’abord. Sur la vaste estrade
installée dans le chœur, l’orchestre de Bordeaux est au grand complet, et plus
encore. Il se dresse en masse sur ce plateau dont l’accès raide, étroit, est
malaisé pour la soliste, qui souffre aussi sur scène d’un éclairage mal
disposé. Du balcon latéral où nous sommes, on distingue à peine son visage dans
un clair-obscur bizarre. Demeure le regard étincelant de la femme en robe
noire. Ces balcons de bois sont typiques des églises basques, et destinés
traditionnellement aux hommes, séparés des femmes pendant l’office. Mais le
bois de Saint-Jean-Baptiste ne fait pas de miracle : dans la nef grande et
haute, l’acoustique manque de précision, noyant parfois les lignes, et la voix
paraîtra un peu lointaine. Le déséquilibre entre la cantatrice et cet orchestre
pléthorique est surtout accentué par l’emphase volontiers tonitruante de la
direction (c’était encore pire, dit-on, avec la Shéhérazade de Rimski en seconde partie). Pour Chausson, plus que
dans la mélodie de Duparc, la jouissance de l’interprétation vocale est mitigée
par le sentiment d’un divorce esthétique entre l’orchestre et la cantatrice.
Ce qu’on
entend dès le début de L’Invitation au
voyage, c’est l’exactitude d’Antonacci, et sa majesté. Majesté dans un port
de la phrase si discipliné, si naturel, avec ce qu’il faut de lointains. La
voix, avec sa densité particulière, entre dans le poème en s’y coulant mystérieusement,
mais c’est pour tendre une arche, du murmure vocatif (« Mon enfant, ma sœur »)
à l’appel immense du « là-bas ».
Le chant est ciselé comme une coupe précieuse, mais pour que triomphe une
grande ligne. Ici tout n’est qu’ordre et dessin, et rayonnement des mots. On
retrouve intact l’art de la cantatrice, qui sait penser la phrase lyrique comme
structure – courbes et angles – et comme effleurement. « Ne saisissez pas ma
main », dit doucement Arabella au comte Elemer, « sentez juste le contact fugitif
de mes doigts ».
Sur
l’estrade officie une architecte qui maîtrise la caresse aussi bien que le
compas. Elle-même, sans gestes, hiératique dans cette robe noire comme ses
cheveux, paraît de loin comme une forme basaltique. Une idole serait trop dire
: non, mais un oracle au moins. Comme tout est tenu, et pourtant comme tout
s’ouvre pour l’auditeur ! Ce que la nostalgie fait entendre de poignant ne
vient pas des accents ni de l’onction : ce sont la couleur affectée aux mots,
l’articulation à la fois nette et imaginante, qui soutiennent l’expression –
une certaine façon de suspendre « du bout
du monde », de cerner « la ville
entière ». Un grand chant classique mais inapaisé, et la langue de
Baudelaire, frémissante et solide.
Pour le Poème de Chausson, le défi est d’une
autre ampleur : complexité des longues phrases et des gradations, durée,
endurance (il faut surmonter les expansions de l’orchestre). En vérité,
Antonacci tient fort bien dans les grands éclats, le tranchant et les couleurs
s’imposent sans peine, au point qu’on désire alors la réentendre dans un emploi
héroïque. Dans ces éclats, c’est plutôt l’intelligibilité du texte qui est
menacée. Surtout on sent trop, tout au long de l’œuvre, deux perspectives
inconciliables : quand le chef, qui ne semble guère s’occuper de la soliste (au
moins au début), opte pour le grand lyrisme onctueux et torrentiel, au risque
de charrier un peu de banalité, Antonacci s’écarte encore des voies ordinaires
du pathos pour privilégier une grandeur qui soit de dignité et de retenue, et
de subtilité.
Ce qui
rend cette interprétation – disons même cette vision – extraordinaire, c’est
que la cantatrice ne cherche pas à toute force à animer le discours par des
élargissements vocaux (qu’elle n’aurait guère, de toute façon) ou par la
dramatisation du temps musical, comme ont pu le faire Waltraud Meier ou d’une
manière tout autre Janet Baker. La personnalité de l’artiste de théâtre qu’est
Antonacci se retrouve ici, comme lorsque dans la tragédie elle donne le
sentiment d’être à la fois au cœur des passions du personnage et au-dessus de
lui. Il ne s’agira donc pas de narrer des états amoureux (extase, souffrance,
deuil) mais avant toute chose de construire et de donner vie à un geste
plastique, émanant de la langue du poème.
Au début
du Poème se retrouvent ces qualités. La grande phrase initiale, ardue, fait ainsi passer des courbes
caressantes (« L’air est plein d’une odeur exquise de lilas… ») à une
densification du discours qui joue pleinement de la substance des voyelles, au
moins autant que du glissement dans un grave minéral (« … embaument les cheveux
des femmes »). Sur l’ensemble flotte un érotisme contenu, qui se nourrit de
tout ce qui, sciemment, n’est pas exhibé ou exposé. Nul paradoxe en cause, pour
une voix qui d’ailleurs est jugée souvent froide : l’érotisme du chant est cosa mentale, il est dans l’économie de
la phrase et de l’offrande – ce n’est pas la même chose que d’avoir le sexe
placardé au milieu du timbre.
Dans cette
construction fluide, la progression n’est pas moins admirable vers l’intensité
de l’invocation : « Faites-moi voir ma bien-aimée ! » Baker est plus
impérieuse, Antonacci l’est sans doute, mais avec un ton plus distant, un grand
ton de tragédienne. Là surgit un monde de désir. Là encore, l’énergie
expressive ne résulte pas d’une psychologisation des accents, mais tient à une
condensation du verbe lyrique : apostrophe, appel, vision. Ce faisant,
Antonacci rend au texte si souvent décrié de Bouchor sa capacité de grandeur,
quelque chose d’archétypal également, au-delà de l’appareil fin-de-siècle.
L’émotion
naît d’une beauté (de chant, de verbe) qui ignore les surlignements. « Quel son
lamentable et sauvage / A sonné l’heure de l’adieu… » Dans ce moment
particulier, l’expression sollicite moins les consonnes qu’elle ne magnifie la
résonance des voyelles et leur disposition dans la phrase. Rien de théâtral
dans « ce nom fatal », il suffit de
laisser le texte parler. Et quand Felicity Lott (en concert avec Armin Jordan à
Bordeaux) étirait étonnamment « l’oubli »
en éliminant le vibrato pour mieux donner à la voyelle aiguë une intensité
inexorable, Antonacci s’abstient de tout effet pour faire entendre un coloris
plein, comme patiné – comme si, dans ces paroles au passé simple, l’événement
douloureux était envisagé à distance, non pas froidement, mais avec la force du
détachement. Majesté toujours.
L’œuvre finit. «
Le temps des lilas et le temps des roses / Ne reviendra plus. » Le violoncelle
solo qui la commence trémule, semblant s’épuiser à vibrer sur chaque note. Si
l’instrument était une chanteuse, elle chevroterait, le souffle court et la
main sur le cœur. Un pathos si complaisant augurait mal de l’élégie. Le
contraste est étrange avec le chant d’Antonacci, qui semble chanter, elle,
depuis un au-delà, tranquille comme une énigme. Le chant se déploie, étale et
dessiné avec précision, étrangement serein. L’élégie en effet, dans sa grandeur
: retrait, simplicité, délicatesse. Pleurez, doux alcyons – sauf qu’ici on ne
pleurera pas. Pas davantage de tremblement pathétique sur « Et toi, que fais-tu ? ». Les élans de la marine initiale (« La
mer chante ») se sont effacés devant cet enchantement discret, celui de l’amour
mort, des floraisons absentes. Antonacci est cette interprète.
Le 'Poème' sera parisien en février prochain. Louis Langrée sera au pupitre...
RépondreSupprimerhttp://2016.theatrechampselysees.fr/la-saison/orchestre/orchestres-residents/orchestre-des-champs-elysees#
Je le note, merci, donna C. Il me semble qu'Antonacci souhaitait refaire le Poème avec un chef comme Gardiner. Là au moins, ce sera très intéressant d'entendre l'œuvre par elle avec un orchestre d'instruments anciens, puisque c'est le cas de l'Orchestre des Champs-Elysées, si je ne m'abuse. Le couplage avec La Mer de Debussy (c'était celui du disque de Waltraud Meier avec Riccardo Muti) est d'autant plus intéressant dans ces conditions.
RépondreSupprimerTrès très beau "Poème" jeudi soir à l'auditorium du musée d'Orsay.
RépondreSupprimerC'était une transcription pour quatuor à cordes et piano. Vous vouliez des instruments anciens? Nous en avons eus! puisque c'étaient "Le concert de la Loge" (qui n'est plus olympique) et Julien Chauvin qui officiaient. Et le piano n'était pas à cadre métallique (pianoforte). :-)
Donc évidemment pas de sur-puissance à l'orchestre, pas de pathos, mais de la subtilité et de la tenue, un très bel équilibre avec la voix. C'était simplement beau.
De la tragédie, la dame nous en a donnée!
En première partie du Gluck, un peu d' "Iphigénie" ("Cette nuit... Ô toi qui prolongeas mes jours") et d' "Alceste" ("Divinités du Styx"). Et elles étaient bien envoyées ces "Divinités du Styx"!
Une petite douzaine de musiciens (je crois en avoir comptés 11), instruments anciens (pas les mêmes que pour le Chausson), une belle coquille de bois derrière la scène, une salle intimiste... le bonheur, quoi!
;-)
Ne pleurez pas trop fort, France Musique (aïe!) a enregistré le concert, la diffusion est prévue début mai.
Bonjour!