Composée par Goldoni pour le
carnaval 1756, la comédie Il Campiello
(littéralement La Petite place, mais
une traduction traditionnelle en français était Le Carrefour, avant qu’on opte pour Le Campiello) fait partie de celles du même auteur que le compositeur
Ermanno Wolf-Ferrari – lui-même natif de Venise et formé à Munich – a
décidé d’adapter pour le théâtre lyrique : Le donne curiose (Les Curieuses, 1903, Munich), I quattro
rusteghi (Les Rustres, 1906,
Munich), La Vedova scaltra (La veuve rusée, 1931, Rome). C’est en
février 1936, à la Scala de Milan, que ce Campiello
nouveau fut créé, Mario Ghisalberti ayant adapté le texte de Goldoni. Parmi les
créateurs, la basse bouffe Salvatore Baccaloni (Leporello illustre) et Mafalda
Favero dans le rôle de Gasparina. La Fenice doit en donner une nouvelle
production en février 2014.
Ces opéras goldoniens, produits dès
les années 1900 mais aussi au-delà de la Première guerre mondiale, sont
typiques d’une réaction au post-romantisme wagnérisant, au pathos du vérisme ou
aux saturations fin-de-siècle, se tournent vers la comédie des Lumières et
tacitement vers le modèle mozartien, ou bien encore vers Molière :
Wolf-Ferrari a composé aussi un Amour
médecin (1913, Dresde). « Luft !
Luft ! » : en un sens Isolde avait donné le ton – « de
l’air ! » Retour donc au grand air (mais non dans la forme opéra), à l’air vif et léger de l’âge classique et rococo, à sa poésie, à ses
conventions non réalistes également. Dans Il
Campiello, Wolf-Ferrari confie même deux rôles de femme mûre (Donna Cate et Donna Pasqua) à des ténors, comme dans les opéras du XVIIe siècle. Le compositeur et son librettiste
ont conservé d’ailleurs la composante dialectale de la comédie originelle – ce
qui posera plus tard des difficultés pour l’adaptation allemande d’Il Campiello : par exemple, quand
le Volksoper de Vienne représentera l’opéra en 1967 dans une mise en scène
d’Otto Schenk (avec Renate Holm et Peter Klein en tête de distribution), Marcel
Prawy adaptera le livret en allemand sans chercher à conserver les éléments
dialectaux. Les particularités linguistiques font pourtant partie du jeu réglé
par Goldoni. Ainsi Gasparina est-elle définie d’emblée comme « une jeune
fille pleine d’affectation [caricata],
qui parle en employant le z au lieu du s ».
Or la « franche
gaieté » de la comédie – qu’un auteur plus ancien (Beaumarchais)
opposait déjà aux excès « fin de siècle » du raffinement intellectuel
et de la violence pathétique – se résout aussi, dans la dernière scène, en
élégie furtive :
Cavaliere
Animo
allegramente,
Andiam
tutti in locanda,
Che
si passi la notte in festa in brio ;
Poi diremo diman : Venezia addio.
Gasparina
Cara
la mia Venezia,
Me
dezpiazerà certo de lazzarla ;
Ma
prima de andar via vòi zaludarla.
Bondì
Venezia cara,
Bondì
Venezia mia,
Venezziani
zioria.
Bondì,
caro Campielo,
No
dirò, che ti zii bruto, né belo.
Ze
bruto ti zè ztà, mi me dezpiaze :
No zè bel quel, che è bel, ma quel che piaze.
Le
Chevalier
Allons, rentrons
tous joyeux à l’auberge.
Que la nuit se
passe à festoyer avec entrain ;
Et puis demain
nous dirons : adieu Venise.
Gasparina
Chère Venise à
moi,
Oui, j’aurai de la
peine en te quittant ;
Mais avant de
partir je veux te saluer.
Adieu, chère
Venise,
Adieu, ma Venise à
moi,
Gens de Venise, au
revoir.
Adieu, cher
Campiello,
Je ne dirai pas
que tu es laid, ni beau.
Si tu passes pour
laid, moi j’en suis au regret :
N’est pas beau ce
qui est beau, mais ce qui plaît.
Peu de traces enregistrées de ce Campiello.
On peut cependant goûter l’interprétation congéniale de Daniela Mazzucato, qui
chanta aussi magistralement Felice des Quattro rusteghi ; il s’agit d’un live de Trieste en 1992, publié en
cd par Fonit Cetra. L'adieu de Gasparina est à 1h 03 du début :
Mais ce que réussissait Renate Holm au Wiener
Volksoper en 1967, sous la direction d’Argeo Quadri, ne mérite pas moins d’être
écouté et contemplé, dans un trop court extrait diffusé lors d’un entretien
télévisé par August Everding (c’est à 19 min 30) :
Selon Ekkehard Klemm, la musique fait alors tomber « un voile de mélancolie » sur l’ensemble de la pièce, aussi sur un monde en train de disparaître. Nous sommes en 1935, et il est tentant d’entendre dans le chant ultime de Gasparina quittant Venise un adieu sans éclats à tout un continent radieux de la culture. On peut aussi se demander si Wolf-Ferrari pouvait clore autrement son opéra, contraint par le canevas et le texte de Goldoni. Dans la comédie parlée, les dernières paroles de Gasparina font entendre un adieu rapide : comme avec celles de Giacinta à la fin de la Villégiature, la beauté de ce moment théâtral tient précisément à son caractère fugitif, non développé. Conclure un opéra impose de donner à ces paroles une autre densité, plus lyrique, un surcroît d’étendue, en conjuguant à la voix de Gasparina celle du chœur. Ainsi, cette accentuation élégiaque est sans doute aussi une nécessité de structure.
L’ambiguïté délectable de cette fin réside cependant dans ce paradoxe : le style néo-mozartien de Wolf-Ferrari confirme en fait la vocation crépusculaire de ces opéras fatalement « fin de partie ». Mais l’ambiguïté était déjà cultivée par Goldoni, ne serait-ce qu’avec ce personnage de Gasparina. Voici ce qu’en disait Giorgio Strehler quand il mit en scène Il Campiello d’origine, en 1975 :
L’ambiguïté délectable de cette fin réside cependant dans ce paradoxe : le style néo-mozartien de Wolf-Ferrari confirme en fait la vocation crépusculaire de ces opéras fatalement « fin de partie ». Mais l’ambiguïté était déjà cultivée par Goldoni, ne serait-ce qu’avec ce personnage de Gasparina. Voici ce qu’en disait Giorgio Strehler quand il mit en scène Il Campiello d’origine, en 1975 :
« À la fin, le Chevalier – qui une fois
le Carnaval terminé “doit” s’en aller – ne peut que s’en aller avec
Gasparina, qui depuis toujours veut s’en aller. Mais pas avant d’avoir
découvert que Gasparina aussi est à moitié noble, fille d’un noble et d’une
chiffonnière, exactement comme le noble est fils de noble et d’une femme du
peuple. […] De toutes les façons, il faudra que le Chevalier cède un peu de sa
sympathie populaire et Gasparina de son incapacité d’accepter ”-“le
peuple” : “ces saletés-là”. Et Goldoni le fait comprendre sur un ton très
évident : par l’attendrissement soudain du personnage antipathique à la
fin du cinquième acte, au moment de dire adieu à Venise, à la place. Au moment
de la quitter, Gasparina “sent” qu’il s’agit d’un moment sérieux, et elle
découvre en quelques mots la “douceur” de ce monde qu’elle refusait :
maintenant qu’elle le voit avec une certaine distance, maintenant que sa manie
de noblesse (psychanalyse comprise, de complexes d’infériorité et de solitude y
compris) est un peu assouvie, maintenant qu’elle est presque dehors, presque
d’ailleurs : “Chère Venise, Venise à moi”, adieu à tout le monde, adieu à
la place, aux choses et aux personnes, laissant très justement en suspens un
jugement qui, s’il avait été positif, aurait vraiment été trop soudain et
conventionnel : “Je te dirai ni que tu es laid ni que tu es beau…” »
« La fille, de naissance à moitié noble et
populaire, est sans aucun doute fille du peuple et vénitienne, mais pas tout à
fait. Elle veut fuir sa classe et son langage. Elle a une curiosité vive mais
superficielle pour les choses, pour l’art, pour la classe dominante. Son côté
négatif a quelque chose de positif. Je dirais qu’elle ne se résigne pas. Elle
est inquiète, même pour de mauvaises raisons, elle veut être plus, elle veut en
savoir plus.
Le positif-négatif de Gasparina est un des
caractères les plus complexes chez Goldoni : le populaire renié. […] La
Gasparina superficielle, moitié napolitaine, moitié fille du peuple sans
vouloir l’être, est un personnage non seulement “ridicule”, mais parfois
presque déchirant, sûrement émouvant. Son “vice” est plein d’ombres, de
réticences et de courage, d’incertitudes et de stupidités, mais aussi d’élans
retenus, de rêves légitimes, de capacités d’excès. »
Et quand le spectacle fut repris à l’Odéon à
l’automne 1992, Strehler rédigea une « Lettre aux acteurs » où on
lit :
« Que tout soit vivant, doux, âpre, léger et triste. »
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