« Mon Dieu… mais c’est qui,
cette vieille ? » Catherine venait d’arriver, alors que j’écoutais
plein pot L’Enlèvement au Sérail de
Jochum avec Wunderlich (DG, 1965). Autant celui-ci était solaire, plein, autant
elle trémulait gentiment en effet, le timbre grelotant, un peu passé. J’étais
moi-même décontenancé, habitué à écouter dans le rôle Christiane Eda-Pierre.
Rémy Stricker, dans la discographie succincte qui accompagnait le Mozart de Hocquard, la citait pourtant
comme référence, en concédant, sans doute par euphémisme, qu’elle
« n’avait plus alors tout l’éclat impertinent de la jeunesse ».
J’avais des doutes, quand même, tant l’ensemble, à mes oreilles, sonnait
vieillot, un peu étriqué.
Longtemps Köth n’avait été pour
moi qu’un nom dans les catalogues que donnaient les disquaires au siècle
dernier, et dans les discographies. Je ne saurais pas bien dire pourquoi, mais
ce nom tout en occlusives me fascinait. Je remarquais aussi qu’elle faisait
partie de la cohorte de ces coloratures allemandes monosyllabes : Köth,
Lipp, Streich, Pütz, Holm… Quelques mois plus tard, je découvrais le Così fan tutte de Jochum, toujours chez
DG, où elle fait Despina. Pour le coup, le grelot et le côté parfois scabreux
de la voix étaient parfaitement intégrés à la caractérisation drolatique de sa
partie. Ce n’est que peu à peu que j’ai entendu Erika Köth dans d’autres
choses : de l’opérette bien sûr (Adele dans La Chauve-souris de Karajan à Vienne) ou l’air de Norina diffusé un
soir à la radio par Henri Goraïeb. Et puis, il y a quinze ans, j’avais été très
frappé par un concert de Salzbourg, partagé avec Clara Haskil, où elle chante
le vertigineux air de concert « Sperai
vicino il lido » d’une voix légère certes, mais consistante à
l’épreuve, bien timbrée, avec un emportement étonnant et une technique d’une
précision rarement entendue, si bien que l’esprit du morceau est supérieurement réalisé.
Née en 1927 à Darmstadt, Erika
Köth fut frappée par la poliomyélite à l’âge de huit ans. Elle rêvait déjà,
dit-on, de devenir chanteuse, et ce n’est qu’à force d’acharnement à se plier à
des exercices de gymnastique qu’elle parvint à se rétablir. En 1944, elle a
dix-sept ans, vient de perdre sa mère ; la ville de Darmstadt lui octroie
une bourse pour étudier le chant, mais la guerre totale est alors
décrétée : ouvrière, puis sténodactylo, elle gagnera sa vie pendant
l’occupation américaine en travaillant aux cuisines de la caserne et en
chantant des rengaines dans des boîtes de nuit (sa robe de soirée était
bricolée à partir d’un vieux rideau). Elle devait souligner plus tard le profit
de cet apprentissage, qui fut aussi celui de Wunderlich ou Prey : savoir
improviser tout en gardant la fermeté rythmique.
En 1947 Köth se présente à un
concours de chant organisé par la Radio de Hesse à Francfort : nerveuse en
coulisses, elle va et vient et va et vient en réitérant ses exercices vocaux, tandis qu’une autre
candidate est assise à tricoter paisiblement… et finit par la prier de cesser
de s’agiter ainsi. Cette autre candidate, c’était Christa Ludwig, qui fut récompensée,
mais c’est Erika Köth qui remporta le premier prix grâce à la Reine de la Nuit.
Elle obtient alors ses premiers engagements dans de petits théâtres, à commencer par Kaiserslauten. En 1950,
Otto Matzerath l’engage dans la troupe de Karlsruhe. Köth déclarera plus tard
tout lui devoir, comme à la discipline forgée dans ce théâtre.
En 1953 c’est l’envol. Après une
Gilda au Prinzregententheater, elle est engagée par Rudolf Kempe dans la troupe
de l'Opéra de Bavière, qui sera avec Berlin son port d’attache. C’est là
qu’elle chantera sa première Zerbinetta, sous la direction de Böhm, lequel
refusa qu’on la remplace sous prétexte qu’elle ne pouvait gambader en scène à
cause des séquelles de sa polio. Commence également une carrière
internationale, parallèlement à des enregistrements discographiques :
moins pour HMV, où c’est Rita Streich qui tient alors les parties de son
répertoire (Walter Legge confie à Köth quelques opérettes avec Schwarzkopf ou
une des Walkyries avec Furtwängler), que pour EMI-Electrola, la branche allemande,
en contrat avec laquelle elle réalisera toute une série d’enregistrements
(Mozart, opéras-comiques allemands, opérettes, opéra italien) qui assureront sa
réputation auprès du public allemand avant qu’elle ne se produise à la
télévision. Mais dès 1958 un film musical, Mein
ganzes Herz ist voll Musik, avait déjà prolongé son succès au théâtre. Elle
ne négligea pas le lied, pas même au disque mais rien ou à peu près n’est
disponible en cd de ce qu’elle a gravé. En 1961, elle donne une série de Liederabende en URSS : elle est
après la guerre la première cantatrice allemande à s’y produire, et la première
à y donner des lieder de Wolf.
Munich sera pour ainsi dire son
foyer : 704 représentations pour 34 rôles, de 1953 à 1978. Mozart bien sûr (63 fois
Konstanze, 54 Susanna, 51 la Reine de la Nuit) mais surtout, bien avant Zerbinetta
(40 fois), Sophie du Rosenkavalier
(76 fois) dont elle fut la grande titulaire munichoise avant Lucia Popp. À
quarante ans passés, comme elle s’inquiétait de sa légitimité à incarner le
personnage, Joseph Keilberth lui répliqua : « Pour bien incarner une
jeune fille, il faut avoir la maturité nécessaire ». C’est pourtant dans Lucia de Lammermoor qu’elle s’est le
plus souvent produite à Munich : 90 fois, dont les représentations dirigées par
Fricsay lui vaudront ses plus
grands triomphes – ce fut aussi l’occasion du retour de cet opéra au répertoire
des théâtres allemands. Il existe un témoignage d’un Barbier de Munich en allemand, diffusé en direct à la tv le jour de
Noël, où Köth est entourée des jeunes Prey et Wunderlich, et de Hotter en
Basile.
D’autre part, Köth participa à la
réouverture de l’Opéra Allemand de Berlin (Deutsche
Oper) reconstruit en 1961 dans le rôle de Zerline sous la direction de
Fricsay, avec Fischer-Dieskau, Grümmer, Lorengar, Berry, Grobe, Greindl (publié
par Melodram et aussi en dvd). Elle resta un pilier de la troupe, avec 250
représentations, dans les mêmes rôles à peu près. Elle y chante d’ailleurs des
emplois plus lourds : non plus Musetta mais Mimi, Antonia des Contes d’Hoffmann, de même qu’à Munich
elle s’était risquée à Pamina (avec Werner Hollweg en Tamino et Edda Moser en
Reine), à Traviata ou même à Donna Elvira. Avant de se retirer de la scène pour
se consacrer à l’enseignement et aux soins de sa vigne (à Königsbach, en
Rhénanie-Palatinat), elle chanta une dernière fois le rôle de Mimi, en 1978 à
Munich.
Par là s’affirme sans doute une
singularité de Köth. D’un côté, elle pouvait pâtir de la comparaison avec
d’autres coloratures germaniques, plus soyeuses (Rita Streich bien sûr, mais
aussi la Viennoise Wilma Lipp), plus scintillantes et fluides sans doute, plus
ouvertement charmeuses ; mais de l’autre, la voix de Köth avait
audiblement plus de solidité – mais Lipp chanta dans les années 60 la fille de
Cardillac, Marguerite de Faust, ou
Donna Elvira. Publié dans la défunte collection Studio chez EMI, un
« Portrait » permet justement de se faire une bonne idée des vertus
exactes d’une interprète dont l’individualité excède de beaucoup une réputation
unidimensionnelle de colorature (la Reine de la Nuit près de 300 fois) ou de
spécialiste inspirée de l’opérette. Car cet assemblage de gravures de studio
des années 50 (récitals ou « sélections » d’opéras italiens chantés
en allemand) illustre judicieusement les facettes en grand partie méconnues de
ce talent.
Erika Köth : Portrait
1 CD EMI-Studio (1989)
Weber, Le Freischütz :
Polonaise d’Ännchen (dir. Keilberth, 1958)
Mozart, L’Enlèvement au
Sérail : air d’entrée de Konstanze (dir. Schüchter, 1955)
Mozart, Don Giovanni :
« Batti, batti, o bel Masetto » (dir. Schüchter, 1955)
Mozart, Les Noces de Figaro
(en allemand) : air de Suzanne (acte IV) et romance de Chérubin (dir.
Klobucar, 1959)
Mozart, La Flûte enchantée :
« Der Hölle Rache » (dir. Schüchter, 1955)
Donizetti, Don Pasquale (en
allemand) : air d’entrée de Norina et duo de l’acte III, avec Josef Traxel
(1956)
Rossini, Le Barbier de Séville (en allemand) : duo
Rosine-Figaro, avec Hermann Prey (1957)
Donizetti, Lucia di Lammermoor
(en allemand) : récitatif et air d’entrée, avec Hertha Töpper (dir.
Schüchter, 1957)
Verdi, Un ballo in
maschera : les deux airs d’Oscar (dir. Schüchter, 1958)
R. Strauss, Ariadne auf
Naxos : récitatif et air de Zerbinette (dir. Matzerath, 1956)
Gounod, Faust (en
allemand) : récitatif et ballade de Marguerite (dir. Klobucar, 1959)
Volkslieder : « Verstohlen
geht der Mond auf » ; « Z’Lauterbach heb i mein Strumpf
verloren » (au piano O. Matzerath, 1956)
Lehar, Friederike : « Kleine
Blumen, kleine Blätter » ; « Warum hast du mich wach
geküßt »
Le programme s’ouvre par la
polonaise du Freischütz, presque dix
ans avant l’intégrale Electrola dirigée par Heger, où Köth chante Ännchen face à Nilsson (!) et Gedda. En 1958, la voix était sans doute plus stable. Le chant est
tenu, vivant, assez terrien (c’est dans le caractère du morceau) mais on trouve
plus d’esprit ou de charme chez Rita Streich ou chez la Berlinoise Lisa Otto,
parfaite interprète du rôle dans l’intégrale de studio avec Grümmer. Difficile
alors de ne pas penser à la sentence d’André Tubeuf : « Köth, qui ne
fut jamais qu’une sous-Streich, et même une sous-Otto »… La matière même
de la voix est dépourvue de charme immédiat, avec cette couleur rétive à la
juvénilité – ou plutôt, pour un peu, on songerait aux petites vieilles de
Baudelaire qui ont paradoxalement gardé des caractères de l’enfance.
Mais là réside également ce qui
rend cette voix émouvante : cette qualité d’ingénuité, de franchise aussi,
qui n’est moins dans la fraîcheur vocale que dans l’esprit musical de
l’interprète, et qui fera oublier les grelottements du timbre. Il faut dire
aussi que la musicienne est d’une discipline admirable, avec une précision
technique qui proprement étonne. Son air de Konstanze, dix ans avant
l’intégrale Jochum, la montre impeccable d’exécution mais aussi d’une timidité
mélancolique aussitôt prenante. Manque sans doute une dimension du rôle,
héroïque, et la voix, malgré sa liberté, présente un je ne sais quoi d’étriqué.
On entend cependant la beauté extraordinaire du suraigu, épanoui, éloquent,
qu’on retrouve tel dans la Reine de la Nuit. Ce n’est pas exactement ce qu’on
peut souhaiter idéalement en Konstanze, pourtant l’humanité de Köth est
évidente, et on se dit que là réside sans doute une clé de son succès :
cette faculté de communication ou de sympathie familière, de respiration en
somme, qui se réalise dans un chant sans détours et sans façons.
L’anti-Gruberova, en somme.
L’air de fureur de la Reine de la
Nuit déçoit. On ne parle même pas du caractère de véhémence, absent chez Köth
comme chez tant d’autres alors. Mais c’est si prudent, sans imagination, un peu
popote, très terre-à-terre, sans rien de stellaire comme chez Streich (version
Fricsay) ou chez Lipp (les deux airs gravés avec Furtwängler). Au demeurant,
c’est impeccable techniquement, et la qualité du suraigu, bien plus plein que
le medium, est impressionnante, avec une résonance irradiante superbe. En fait,
on jugerait mieux de son interprétation d’après un enregistrement sur le
vif : car en entendant La Flûte
captée sur le vif à Salzbourg sous la direction de Szell en 1959, avec Della
Casa et Simoneau (bande radio éditée par Orfeo), la Reine de Köth révèle, avec
ce chef, un rayonnement très physique, surprenant, mêlant un caractère sinistre
à la frappe implacable de la virtuosité. Il faut se méfier des sopranos aigus,
vous le savez. Pour le coup, on ne se demande plus si la voix est trop petite
ou pas : un personnage s’impose, et quelque chose d’un souffle surnaturel
que le studio a éteint. De même l’air de Zerline, qui sonne bien plus bourgeois
et corseté ici qu’à la scène en 1961 avec Fricsay, où elle touche bien plus, et
plus justement.
Alors on en vient à se demander
si la renommée de Köth comme Reine de la Nuit ne cache pas ses vraies qualités.
Car à côté d’un Chérubin hors sujet, voici une Susanna (récitatif et air du
dernier acte) surprenante : le tempo est lent, le chant se déploie avec
une discipline sans faille, des diminuendo
magnifiques, un souffle et une ligne parfaitement contrôlés, mais surtout Köth
exhale une mélancolie délicate, grave, troublante. Le frémissement de Seefried
ou de Popp n’y est pas, non plus que leur poésie charnelle, mais Köth impose
là, contre toute attente, un climat presque triste et parfaitement tenu.
Assurément désuet, le duo du Barbier n’en est pas moins séduisant,
d’une espièglerie bien dosée, assez enfantine, et la réplique du jeune Prey est
superbe. Dans l’air de la fontaine de Lucia,
on est sans doute gêné par le caractère de la voix, et pourtant… Si on compare
à ce que fait la jeune Maria Stader avec Fricsay (Walhall), Köth se signale par
une technique, une dynamique et un style bien plus soignés (même si le trille
est aux abonnés absents : défaut courant), et aussi par une expression
sensible, quoique bridée ici par les limites du timbre. Pour prendre une
meilleure mesure de sa Lucia, et faute de disposer d’un live avec Fricsay,
mieux vaut écouter l’ensemble des extraits alors gravés (Josef Metternich y
joue son frère) : on les trouve assemblés dans un récent coffret Köth (Membran,
2012) . En fait, ce sont les deux extraits de Don Pasquale qui charment
sans faute. L’air de Norina est rendu avec un esprit qui vaut pour une
physionomie, et un jeu de nuances fort beau. La ruse du personnage n’offusque
pas l’humanité rayonnante de l’interprétation. Suraigu splendide, as usual. Vive Donizetti en
allemand – quel dommage que Mödl… Plus réussi encore peut-être, le
duo avec en Ernesto l’inestimable Josef Traxel, à la fois corsé et
velouté : tous deux respirent à l’unisson la suavité du souci.
Passons sur les airs d’Oscar (pan !)
et nous arrivons à Zerbinetta, dont il n’existe pas à ma connaissance d’autre
témoignage par Köth (mais une photo magnifique de Salzbourg). Comme on s’y
attend, c’est ultra-probe, délicat, émouvant aussi, mais cela manque
singulièrement de manière : plus munichois que viennois, en un sens. On
est loin de la splendeur ironique de Rita Streich, de sa tendresse frémissante. C’est finalement dans la ballade de Thulé du Faust de Gounod qu’on retrouve la grande
Erika Köth, avec ce mélange d’enfance et de tristesse qui fait merveille ici :
en plein dans le mille. Autre figure poignante particulièrement éloquente, la
Friederike de Lehar (abandonnée par Goethe) et son air du baiser, auquel Edda
Moser donnait une dimension quasiment tragique quand elle le donnait en bis
dans ses récitals. Ce qu’on entend ici est d’une affliction plus douce – charme pur d’élégie.
Pourtant, le sommet de ce disque me
semble consister dans les deux Volkslieder
accompagnés au piano, où Köth se hisse à un degré rare de beauté et d’évidence,
de suspension aussi. « So muß es sein », comme disent les Allemands.
L’un (« Z’Lauterbach »),
sur un rythme de valse énigmatique, ni vraiment charmeur ni résolument sérieux,
est chanté avec une poésie qui fascine, et la voix sonne magnifiquement, l’aigu
étant solllicité en longues phrases dans le refrain. Au reste, cet air
populaire fait fortement songer à Schubert, dont Köth grava plusieurs lieder
avec Gerald Moore (il y avait aussi des Wolf). Mais l’autre chanson bouleverse,
qui évoque des roses sous la lune. « Rosen
im Tal, Mädchen im Saal… » Le jeune Johannes Brahms l’a incorporé à
l’une de ses sonates pour piano, et plus tard adapté pour ensemble choral. Köth chante comme en apesanteur, en profondeur
pourtant, avec une intériorité, un dépouillement admirables. Digne en tout cas
de figurer aux côtés de Das verlassene
Mägdelein de Wolf par Irmgard Seefried. Retrouvera-t-on un jour l’intégralité
du programme de ces Volkslieder par
Köth, qui remplissait tout un disque microsillon ? On ne s’étonne pas que
ce disque inaccessible ait été celui qu’elle préférait d’elle. Là se confirme aussi
le paradoxe : cette petite dame bien coiffée, si typique de l’Allemagne
d’après-guerre, était une grande chanteuse mélancolique. Ses gravures de lieder
le disent autrement — Geduld !
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