Stars der Wiener Oper, vol. I (1939-1945)
1 CD ORF (« Radio
Dokumente »), 1995
Wagner, Tannhäuser : entrée d’Elisabeth (acte II)
Hilde Konetzni, Wiener
Symphoniker / Leopold Ludwig
Weber, Euryanthe : romance d’Adolar (acte I)
Anton Dermota, Wiener
Symphoniker / Leopold Ludwig
Weber, Oberon : finale de l’acte I
Hilde Konetzni (Rezia), Elena
Nikolaidi (Fatime)
Chœur de l’Opéra de Vienne,
Wiener Symphoniker / Leopold Ludwig
Weber / Mahler, Les Trois Pintos : ariette
d’Ambrosio (acte III)
Herbert Alsen, Wiener
Symphoniker / Leopold Ludwig
Weber, Le Freischütz : monologue d’Agathe (acte II)
Irmgard Seefried, Wiener
Symphoniker / Leopold Ludwig
Cornelius, Le Barbier de Bagdad : air de Noureddin (acte I)
Anton Dermota, Wiener Symphoniker /
Leopold Ludwig
Smetana, La Fiancée vendue : monologue de Marie (acte III)
Maria Reining, Orchestre non
identifié / Hans Steinkopf
Pfitzner, Palestrina : fin de l’acte I
Julius Patzak (Palestrina), Emmy
Loose (un Ange), Elena Nikolaidi (le spectre de Lucrezia / Silla),
Elisabeth Rutgers (un Ange / Ighino), Maria Schober (un Ange)
Chœur de l’Opéra de Vienne,
Orchestre et chef non identifiés
Pfitzner, 2 lieder avec
orchestre : Immer leiser wird mein
Schlummer ; Verrat
Elisabeth Schwarzkopf, Wiener
Symphoniker / Leopold Ludwig
La Radio Autrichienne a publié il
y a presque vingt ans deux volumes d’archives de l’Opéra de Vienne des années
de guerre, regroupant des extraits d’opéras réalisés pour la radio d’alors et
pour une majeure partie inédits. Certains constituent même le seul témoignage
de tel chanteur dans telle musique. Le premier volume (la date des prises n’est
pas précisée) offre le gratin de la troupe d’alors. Les Viennois natifs
qu’étaient les sœurs Konetzni, Maria Reining, Herbert Alsen ou Julius Patzak
étaient les plus anciens, mais Anton Dermota (né en 1910) et la mezzo grecque
Elena Nikolaidi (née en 1909) les avaient rejoints dès les années 30. Les
benjamines sont ici Elisabeth Schwarzkopf, d’abord invitée en 1942 puis membre
de la troupe en 1944, précédée de sa cadette Irmgard Seefried, à qui le rôle
d’Eva dans Les Maîtres-Chanteurs
avait ouvert les portes de la maison en 1943. Le programme fait ici la part
belle aux opéras de Weber, alors de répertoire, mais aussi à Pfitzner. Dans le
second volume, on retrouve Seefried dans un air alternatif que Haydn composa
pour l’Alessandro nell’Indie de
Francesco Bianchi (« Chi vive
amante ») mais aussi Dermota pour des airs de Luisa Miller ou Turandot.
Hilde Konetzni, qui jouissait
d’une grande faveur auprès du public viennois, introduit d’emblée à une culture
du chant disparue. Elle chantait en effet Donna Elvira, la Maréchale ou
Sieglinde, Desdémone et Marenka aussi bien qu’Isolde. Le lied ne lui était pas
étranger non plus, et Orfeo vient de publier des lieder qu’elle enregistra
pendant la guerre avec Krips au piano. L’entrée d’Elisabeth dans Tannhäuser fait entendre un soprano
resplendissant, charnel, assis, rond de timbre, assez jeune, mais aussi une
voix assurément large. Si elle n’a pas le frémissement caractéristique de Maria
Reining (cette dernière plus déliée vocalement), l’expression est d’une grande
noblesse, imposante sans être pesante. Seule l’intonation souffre d’une
certaine approximation.
Dans le long extrait de Rezia,
difficile de ne pas admirer comment une voix aussi riche parvient à se plier à
l’écriture ornée de Weber, même si ce style hybride ne lui est sans doute pas
naturel. Elle ne donne sans doute pas une impression d’urgence enthousiaste
comme Lotte Lehmann (mais qui peut rivaliser avec Lehmann dans ce rôle ?)
cependant quel grand ton et quelle allure ! Et aussi quel esprit dans les
phrases ciselées que chante Rezia par-dessus le chœur des janissaires !
L’air de Rezia qui ouvre le finale de l’acte I est d’une majesté très
émouvante, en particulier dans la partie centrale, et le medium n’est pas moins
royal que l’aigu est impérieux. Elena Nikolaidi, somptueuse de couleur, lui
donne une réplique de grand relief en Fatime. Oberon a rarement joui de telles faveurs.
Entendre à la suite Maria
Reining, qui partageait une bonne partie du répertoire de Hilde Konetzni, c’est
retrouver cette féminité élégante, cette lumière et ce timbre flottant qui la
font aussitôt reconnaître. Sa Marenka ferait presque trop grande dame, malgré un
style d’une grande simplicité, et on est peut-être plus ému par l’expression
immédiate de Jurinac dans cet air, mais se plaindrait-on que la fiancée est trop belle ?
Herbert Alsen fut une des plus
grandes basses germaniques, et ce qu’on entend ici subjugue. Par la
qualité intrinséque de la voix bien sûr : une basse noire, concentrée,
mais chaleureuse, précise, vitale – on dirait presque, étincelante. Car
dans l’ariette bouffe où Ambrosio voltige en voix de fausset l’autorité vocale
d’Alsen se double d’un style et d’un esprit comique supérieurs. Là encore on se
défend mal de penser que cette espèce de chanteurs, qui ne se contentaient pas
d’être de somptueux organes mais rivalisaient de justesse dans l’esprit et
d’éloquence, est éteinte.
Anton Dermota a-t-il gravé
ailleurs la romance d’Adolar et l’air du Barbier
de Bagdad ? Il ne semble pas, et ce témoignage est d’autant plus
précieux, car ces deux extraits sont peut-être les sommets du disque. Que dire
de l’air d’Euryanthe ? Beauté
onirique, style, élégance mais aussi quelque chose de sourdement morbide dans
la poésie de ce chant : le mystère et l’évidence. Voilà bien les qualités
éminentes d’un grand interprète de Weber, que confirme un air de Max du Freischütz publié il y a peu d’années
dans un album Preiser en même temps qu’un extrait de Werther captivant. Weber, Massenet, même combat. Mais la révélation
vient surtout du monologue de Cornelius. D’abord en raison de l’inspiration
magnifique, intense même, de la musique : encore un chef-d’œuvre enseveli
dans les terres de l’opéra-comique. Dans le récitatif, Dermota est d’un
emportement distingué qui saisit dès le début, tandis que l’air ainsi chanté,
avec cette ardeur et cette noblesse de mélancolie, se hisse sur les cimes du lyrisme
romantique. Exemplaire.
Irmgard Seefried n’aura jamais
chanté le rôle d’Agathe à l’Opéra de Vienne, mais elle l’avait à son répertoire
dans ses premières saisons à Aix-la-Chapelle au tout début des années quarante
(c’est même la grande scène d’Agathe qu’elle avait chantée en audition devant
Karajan). L’enregistrement intégral qu’elle en fit en 1960 sous la direction de
Jochum (DG) ne la montre pas toujours sous un jour flatteur, vocalement
parlant, et on connaît la sentence de Tubeuf : « elle raccourcit
tout, elle pépie ». L’intérêt n’en est que plus grand d’entendre ce
qu’elle pouvait faire d’Agathe dans ses jeunes années. On remarque déjà la gêne
de Seefried face à la longueur de phrase qu’appelle le grand air nocturne de
l’acte II. Cette musique lui posait déjà des difficultés et l’obligeait à
fragmenter en effet. Est-ce par un effet de compensation ? L’expression
est assez appuyée (les mots aussi d’ailleurs), d’un pathos qui sonne excessif
dans un monologue aussi méditatif. Mais on peut aussi l’entendre comme
l’illustration du paradoxe proposé au sujet de Seefried par Sena Jurinac :
« Elle n’a jamais chanté, elle a toujours raconté. » Du reste,
Seefried sera bien plus sereine au studio en 1960.
Ici, Agathe semble possédée
d’emblée du démon de l’inquiétude. Là où Grümmer fond une vibration inquiète
dans son chant contemplatif, Seefried surexpose l’angoisse d’Agathe, de façon
peut-être trop systématique pour convaincre vraiment dans la partie centrale. « Leise, leise fromme Weise »
semble gagné par des larmes, et dans les parties récitatives l’interprète
surpointe les rythmes comme pouvaient faire Max Lorenz et d’autres
contemporains pour donner à la parole un relief inventé (« er hat den besten Schuß getan »). L’avantage reste
cependant d’entendre cette qualité de voix incroyablement colorée, cette
splendeur à la fois liquide et charnelle que Seefried perdra quelques années
plus tard. Et puis dans la péroraison de l’air, où la fièvre de l’interprète
est plus en situation, il se passe une chose inouïe, un de ces moments de génie
dont Seefried avait le secret. Non pas tant parce que cette Agathe
bouillonnante sonne presque comme une cadette de Senta, mais parce que soudain,
sur des paroles de célébration (« Himmel,
nimm des Dankes Zähren / für dies Pfand der Hoffnung an ! »),
Seefried chante avec l’intensité du sacrifice, comme si toute sa vie se jouait
dans ces quelques secondes d’invocation. Un tel instant vaut l’or et l’argent.
Palestrina reste un des plus
grands rôles de Julius Patzak, ténor atypique s’il en fut alors. On entend ici,
sous une baguette anonyme, un enregistrement antérieur au live de Munich sous
la direction de Robert Heger. Sommet de l’opéra, voici la scène nocturne au
cours de laquelle le compositeur compose la Messe
en état de transe, inspiré par des anges et par la voix de son épouse défunte,
avant que ses jeunes disciples ne le découvrent endormi au matin. Dès la
première note, c’est l’évidence d’une incarnation poétique, tellement chez
Patzak le timbre, le verbe forgé à l’art du lied, le génie de la modulation, le
ton fragile et douloureux semblent faits pour le rôle, à mille lieues des
emphases de théâtre. Ses ultimes « Frieden »
pourraient hanter longtemps votre oreille. Tout cela est enveloppé dans un
climat de vision, où brille la voix d’Emmy Loose. Cet extrait donne aussi le
sentiment d’un plain-pied des interprètes avec un univers musical qui a perdu
peut-être pour nous de son immédiateté.
Pfitzner enfin avec les deux
lieder chantés par Elisabeth Schwarzkopf rayonnante de jeunesse, flexible et
irisée, prestigieuse littéralement, comme rarement. Le second lied est une parodie de scène galante, simili-rococo, rendue avec une grande élégance, sans la préciosité qu’on pouvait
craindre, mais aussi sans vraiment l’ironie. Mais le premier, sur le même poème
qu’un des plus beaux lieder de Brahms, est chanté comme en songe. « Traum
großer Magie », pour parler comme Hofmannsthal, sauf que c’est ici une
mourante qui parle, comme dans un demi-sommeil. La voix semble en apesanteur,
fascinante de subtilité, tout en exhalant le malaise. Le déploiement sinueux
des colorations est extraordinaire, et l’amenuisement de la texture sur les
« Komme bald ! » conclusifs suggère une évanescence synonyme de fatalité.
Julius Patzak dans Palestrina (Opéra de Vienne)
N.B. Cet enregistrement précoce de l'air d'Agathe par Seefried ainsi que l'air de Haydn par la même sont inclus dans un récent coffret d'archives publié par Orfeo : voir ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire