Diana Damrau dans le rôle de Philine (Grand-Théâtre de Genève)
Diana Damrau : Arie di bravura (Virgin Classics, 2007)
Le Cercle de l’Harmonie
Patrick Beaugiraud, hautbois
Peter Whelen & Jani Sunnarborg, bassons
Dir. Jérémie Rhorer
Antonio Salieri
La Finta Scema (Vienne,
1775) : « Se spiegar potessi » (Vanesia)
Europa riconosciuta (Milan,
1778) : « Numi, respiro — Ah, lo sento » (Europa) ;
« Quando più irato freme » (Semele)
Der Rauchfangkehrer (Vienne,
1781) : « Basta, vincesti — Ah, non lasciarmi »
Semiramide (Munich,
1782) : « Sento l’amica speme » (Semiramide)
Cublai, gran Khan dei Tartari
(1788) : « Fra i barbari sospetti » (Alzima) ; « D’un
insultante orgoglio » (Alzima)
Wolfgang Amadeus Mozart
Lucio Silla (Milan,
1772) : « In un istante — Parto, m’affretto »
Air de concert « Basta, vincesti — Ah, non lasciarmi »
K. 295a (Mannheim, 1778)
Die Zauberflöte (Vienne,
1791) : airs de la Reine de la Nuit
Vincenzo Righini
Il Natale
d’Apollo (Vienne, 1789) : « Ove son ? Qual’aure io
spiro » (Erifile) ; « Ombra dolente » (Alceo)
Enreg. à Paris
(Notre-Dame-du-Liban), 17-24 déc. 2006
Diana Damrau est brave. Non pas certes au sens en vigueur
chez Pagnol, mais comme on disait au Grand Siècle pour vanter un cavalier
expert « qui fait toutes choses d’une manière noble et honnête » ou
encore d’une dame qui brille par l’éclat et l’élégance du port. On pourrait
pourtant se demander si Diana Damrau n’est pas également brave dans le sens
péjoratif du terme : « se dit d’un bretteur, d’un assassin, d’un
homme qu’on emploie à toutes sortes de mauvaises actions », précise
l’ancien dictionnaire de Furetière. Car du propre aveu de la cantatrice, ce
disque a été conçu dès longtemps en l’honneur de Salieri, dont elle a,
affirme-t-elle, « la musique dans la peau ». Espérons que celle-ci en
abrite d’autres. De fait, Damrau ne comptait que trois années de carrière quand
elle participa à la recréation du Cublai
de Salieri en 1998 à Würzburg. Composé en 1788, la représentation en fut alors
empêchée par la censure viennoise. On en trouve ici deux airs d’Alzima, mais
aussi deux tirés de l’Europa riconosciuta,
cet opera seria dont elle a chanté le
rôle-titre à la Scala en décembre 2004 : on l’entend donc non seulement
dans le fameux air suraigu d’Europe mais aussi dans la virtuosité de l’air de
tempête confié à Sémélé. À une exception près (l’air de La Fausse idiote qui clôt le disque), ce programme Salieri illustre
le versant sérieux et orné, et par conséquent complète judicieusement le disque
de Cecilia Bartoli. Dans les deux cas, c’est le musicologue Claudio Osele qui a
préparé les partitions ; on regrette juste qu’on ne lui ait pas confié
comme pour le récital de Bartoli la notice de présentation, car celle du disque
Virgin, outre un style approximatif, est avare de renseignements. On aimerait
savoir par exemple comment la scène de la Didon de Métastase s’insère, en v.o.,
dans le singspiel du Ramoneur.
Les compléments permettent
évidemment d’insérer du Mozart à la fois virtuose et théâtral (les airs de la
Reine de la Nuit, le grand monologue de Giunia dont le méchant Nikolaus a privé
Gruberova au disque comme au concert) mais aussi de pousser la curiosité
jusqu’à deux airs d’une cantate scénique de Vincenzo Righini, créée lors du
même concert que le Quintette avec
clarinette de Mozart. Righini était né en 1756 comme lui mais eut le
privilège de durer jusqu’en 1812. On n’a qu’un désir, c’est d’entendre le reste
de cette Naissance d’Apollon ou
d’autres œuvres de lui, tant cette musique est séduisante. Le plus grand
intérêt de ce programme ingénieux (et généreux) est de contribuer à mettre en
regard Mozart et ses contemporains en ce qui concerne l’intégration de la
virtuosité à l’écriture vocale. Il n’est pas certain que Salieri en sorte carco di gloria.
L’air de Salieri qui ouvre le
disque (« Fra i barbari
sospetti ») affirme d’emblée les qualités exceptionnelles de
Damrau : beauté d’un timbre brillant, qui peut se faire aussi caressant
qu’éclatant (et sans nasalité gênante comme chez d’autres), voix agile mais
capable de trouver le poids et la concentration nécessaires, musicalité
constante du phrasé, souffle et vocalisation exemplaires, discipline et liberté
idéalement accordées, investissement expressif de chaque instant, avec un sens
manifeste de l’animation et de la variété. On remarque aussi l’art avec lequel
le vibrato est dosé pour graduer l’expression, l’aisance dans les sauts de
registre (constants dans ces airs de Salieri comme chez Mozart). L’italien, mis
à part quelques k à l’allemande, me semble très scrupuleux, attentif par exemple aux doubles consonnes. La suite du disque confirme cependant que l’aigu est parfois
un peu serré, surtout par rapport à des témoignages antérieurs de Damrau, mais
peu importe : la seule chose qui gêne vraiment, c’est le flou avec lequel les trilles sont exécutés.
À la tension – expressive et non
pas vocale – qui parcourt de bout en bout cet air voltigeant d’Alzima répond
aussitôt le cantabile onirique et voluptueux de l’air « Ove son ? » de Righini. La plasticité vocale de
Damrau est délectable, sans complaisance ni maniérisme indiscret ; et on
se dit que dans un tel répertoire bien peu peuvent faire valoir des talents
aussi complets et dominés. Car ce qui étonne plus encore que les qualités de la
virtuose, c’est le souci permanent du texte et des mots, sensible jusque dans
l’écriture décorative de Salieri. Aaaaah,
lo sento : une intelligence de la chose vocale mais aussi du théâtre
est à l’œuvre.
De ce point de vue, Damrau a
trouvé un partenaire adéquat en Jérémie Rhorer, attentif à la pulsation de la
musique et à l’articulation du phrasé. Mieux vaut ne pas réécouter l’air
d’Europe dirigé par Muti à la Scala après ça. Le climat poétique est assuré
dans les airs de Righini, si suggestifs. L’inconvénient est parfois un discours
trop haché (dans l’air de Giunia) ou une densité insuffisante ou une raideur qui
gêne la respiration de la musique. Ce dernier défaut est net dans l’air de
concert de Mozart ; c’est justement (à mon sens) le moment faible du
récital pour Damrau. Il est dommage aussi qu’un orchestre si nombreux (11
violons, 3 altos, 4 violoncelles, 2 contrebasses, 2 flûtes, 3 hautbois, 3
bassons, plus 3 cors, 2 trompettes) ait parfois cette sonorité si étroite, en
particulier pour les cordes auxquelles on peut trouver quelque chose de rêche.
Est-ce un problème de prise de son ? je n’y entends rien (et d’ailleurs je
suis sourd). Les bois sont en revanche très beaux, vraiment. Cependant le
discours est toujours relancé au bénéfice de l’expression.
Les extraits de Salieri m’ont
semblé bien inégaux – ou trop uniformes. L’air d’Alzima déjà évoqué fait
entendre une écriture d’une ardeur élégante (le style évoque certains airs de
concert de Mozart) et bénéficie d’une forme concentrée (3 minutes et demie).
Cependant quand plus loin dans le programme Damrau entame le second air
d’Alzima, on jurerait entendre exactement la même musique : heureusement
que vient s’y opposer une seconde partie élégiaque, où Damrau fait valoir une
ligne ductile et expressive, en dialogue avec le hautbois. On est plus
impressionné par l’air de Sémiramis, où le trio de vents concertants (flûte,
hautbois, basson), présent dès la longue introduction, évoque aussitôt le grand
air de Konstanze dans L’Enlèvement au
sérail, créé la même année. Il s’agit en tout cas d’un air d’apparat, dont
la magnificence conquérante tient encore au baroque tardif. Le fait que cet
opéra ait été créé à Munich quelques mois après Idomeneo, et pour la créatrice d’Elettra, donne d’ailleurs à
penser. C’est très beau, Damrau est royale, mais on n’est jamais surpris ou
enlevé comme avec le Mozart virtuose des années 80. J’entends irrémédiablement
chez ce Salieri une sorte de fadeur (il n’aimait guère les épices, apparemment)
ou plutôt une apothéose du convenu.
Les airs d’Europe riconosciuta en sont le meilleur exemple. « Ah, lo sento » est certes
interprété avec fluidité et grâce (l’orchestre y excelle, laissant enfin
entendre la subtilité des figures rythmiques aux cordes graves, noyées à la
Scala) et le tempo plus allant permet à Damrau d’être moins figée et plus
intéressante. Mais comme la virtuosité, toujours attendue dans ses formules,
paraît plaquée ! Pourquoi ces contre-notes stratosphériques dans un air
qui chante le soulagement des pleurs de tendresse ? Suraigu, que me
veux-tu ? On voit se profiler la facilité du passe-partout qui traite la
situation affective du personnage comme un prétexte à virtuosité, tandis que
l’orchestre se contente vite de battues de cordes sans imagination.
Il me semble qu’un pas est encore
franchi dans ce sens avec l’air de Sémélé, où l’autonomisation des voltiges
vocales point paradoxalement dans un air de tempête. Heureusement qu’il y a un
hautbois solo pour faire un peu diversion… car on mesure là combien les images
figurées de la tempête qui nourrissaient auparavant la poésie de ces sortes
d’air sont appauvries. Cette mer est bien plate. Il est vrai que dans les vers
de Sémélé la tempête est évoquée in absentia,
comme déjà écartée. Ne reste qu’une vocalisation à perte de vue sur le mot tornar. « Tourne, tourne, petit
moulin… » Damrau chante ces choses avec une classe exceptionnelle. Mais
quelle n’est pas la surprise d’entendre, dans la plage suivante, à peu près les
mêmes tournures (en moins aigu) dans un air de comédie, où Vanesia chante les
paroles suivantes : « Si je pouvais vous révéler l’ardeur qui
enflamme mon âme, je ferais naître dans votre sein une tendre pitié ». Et
elle vocalise guillerette sur destar
ou pietà, de la façon la plus
conventionnellement brillante, là encore.
Au moins la différence avec les
airs de Mozart est d’autant plus éclatante que ceux ici retenus sont extraordinairement
pleins de passion. Quoi de plus opposé aux escalades milanaises de Salieri que
la tourmente fébrile de Giunia, où la virtuosité semble la trépidation même
d’une âme qui veut et ne veut pas, quand l’orchestre semble à la fois refléter
et nourrir ce tourment ? « E
smanio e gelo / e piango e peno » : Damrau rend admirablement
cette mobilité d’affect en variant l’accent et la couleur. Sa virtuosité est
éclatante (sauf ce trille escamoté, décidément) mais le chant reste à mon gré
trop clair, comme la montée sur « pietosa
in questo dì ». Curieusement le passage sur « Fra tanti spasimi » (avec la vocalise en staccato) fait
entendre un timbre et une manière proches de ceux de Sandrine Piau, en plus
solide sans doute. Pour le coup, le talent de Damrau la laisse trop à la
surface de ce monologue tragique. Le récitatif, habité, manque un peu de
majesté, mais c’est surtout la dimension suicidaire de l’air qui manque, ce
caractère presque névrotique du désarroi que Leila Cuberli rendait comme nulle
autre avec une voix plus sombre et plus charnelle, justement. Ce que font
Damrau et Rhorer est très beau mais sonne presque, en un sens, trop sain.
Il manque peut-être aussi quelque
chose de fondamental à la supplication de Didon à Énée (air de concert
« Basta vincesti ») empruntée à la Didone abbandonata de Métastase et dont Mozart a fait un air de
concert à la demande de Dorothea Wendling, future créatrice d’Ilia. Difficile
de dire d’ailleurs exactement ce qui manque. Après un récitatif remarquable, le
chant de Damrau paraît cette fois trop calculé, au détriment de l’émotion
intime qui s’approfondit au fil de cet air si magnifiquement conçu, sans
virtuosité justement et dans un ambitus limité. L’orchestre est trop raide, et
Damrau manque peut-être de sensualité (question de timbre) mais surtout
d’abandon. Lucia Popp avait magnifiquement rencontré cette désolation
caressante, mélange de noblesse, d’abandon, de détresse et de retenue. Damrau
le trouvera peut-être un jour, mais ici, à l’image du chant entrecoupé avant la
reprise (« Ah no… non lasciarmi… ah, no… »), elle demeure trop
extérieure.
Pour le coup, elle est plus
convaincante dans la version que Salieri donne du même texte (avec un récitatif
secco cette fois). Damrau affirme
qu’elle trouve cet air inséré dans Le
Ramoneur « aussi beau que celui de Mozart » ; il est permis
d’y entendre surtout leur différence radicale. Alors que d’emblée Mozart jouait
sur la brièveté du discours, sur les silences, Salieri dispose de longues
phrases élégiaques, particulièrement enveloppantes, sur lesquelles viennent se
greffer des fioritures généreuses jusqu’au suraigu. Cette ostentation vocale
est-elle parodique dans le contexte de ce singspiel ? Possible, mais faute
d’en savoir plus…
On s’attend à ce que
l’expressivité et l’éloquence de Damrau s’illustrent particulièrement dans sa
Reine de la Nuit, brillante mais surtout d’une grande acuité théâtrale, et déjà
connue par l’extraordinaire vidéo du Covent Garden avec Colin Davis. Même si,
en termes purement vocaux, l’enregistrement londonien la fait entendre
peut-être plus insolente, sa caractérisation est extraordinaire. L’air de la
vengeance est d’une véhémence égale à la discipline de la chanteuse. Le texte
est magnifiquement détaillé et mis en valeur (quel rythme de la langue, quelle
diction de théâtre ! ces h, ces dentales…), le passage en triolets est
doté d’une force expressive peu commune, et l’apostrophe finale aux dieux
vengeurs étonne pour une voix qui n’est pas celle d’un soprano dramatique.
Dommage que les cuivres…
Mais c’est l’air d’entrée de la
Reine qui constitue assurément un des sommets du disque. Nulle part comme ici
on ne mesure à quel point Damrau possède cette science phénoménale de
subordonner la virtuosité au texte dramatique, pensé et fouillé dans le détail
au bénéfice d’une caractérisation très personnelle. Cette scène constitue comme
on sait une entreprise de séduction, suivant un parfait modèle
rhétorique :
1)
Récitatif (exorde) : la Reine capte la confiance de Tamino et
sollicite sa pitié en s’installant d’emblée dans la posture de la mère éplorée.
2) Première partie de l’air
(narration) : représentation pathétique de l’enlèvement de Pamina, destiné
à exciter la sympathie et l’indignation de Tamino.
3) Seconde partie
rapide (péroraison) : appel à la résolution et à l’action (« tu
vas maintenant la sauver, mon cher enfant »).
La Reine de la Nuit doit-elle
apparaître d’emblée comme une séductrice trouble, ou cantonnée à un rôle de
victime désemparée qui volera en éclat à l’acte suivant ? Damrau a manifestement
choisi la première voie, et elle s’y couvre de gloire – on pourra trouver
un excès d’intentions çà et là, mais on ne va pas non plus se plaindre
d’entendre un soprano aigu incarner le personnage de façon aussi pertinente et
dense.
Dans le récitatif, elle passe du
sourire rassurant, presque enjôleur (et ce sourire, on l’entend), à
l’assombrissement sur « tief
betrübtes Mutterherz », rendu avec quelque chose de factice. Le
glissement est d’autant plus frappant que le groupe « unschuldig, weise, fromm » a été distillé avec une
différenciation étonnante du ton, mobile, insinuant, et d’autant plus marquant
que la netteté d’élocution est totale. Voilà bien une grande chanteuse, mais
qui pense toujours au théâtre. Mobilité encore dans le récit qui suit, très
animé, presque haletant (le tempo est assez vif). Rhorer fait adroitement
ressortir la ligne reptilienne, inquiétante, des cordes graves. Comme à la fin
du récitatif, les derniers mots (« denn
meine Hilfe war zu schwach ») sonnent avec un vrai génie de
l’équivoque. On croirait voir la Reine en larmes observant Tamino du coin de
l’œil, comme un serpent sa proie. La péroraison est moins convaincante à mon
goût, dans la mesure où Damrau opte pour un ton un peu trop nerveux. La
vocalise finale est du reste approximative juste avant la montée au suraigu
(superbe, lui). Là je préfère un ton plus solennel, avec une
vocalise qui donne moins l’impression de s’emballer, mais après tout c’est
cohérent avec cette manière de cultiver l’équivoque. Il y a au moins un passage
génialement fait, un détail certes, mais qui confirme l’envergure de
l’interprète. Sur « als Sieger
sehen », où la Reine redevient enjôleuse, Damrau ménage un rubato
délicat pour mettre en relief les trois sifflantes. Les a-t-on jamais
entendus exécutés de la sorte ?
Les deux airs de Righini sont chantés eux aussi con giudizio. Le premier (« Ove son ? ») est composé sur un texte qui est un peu la version euphorique du monologue « Misera, dove son ? » de Fulvia dans l’Ezio de Métastase. Ériphile se demande dans quel lieu elle se trouve, quelle harmonie insolite elle entend, etc. Air mystérieux, hypnotique, déroulé sur des arpèges aux cordes et soutenu par des tenues aux vents qui évoquent Gluck. La partie rapide qui s’enchaîne est plus conventionnelle, avec une série de vocalises en écho à celles de Mlle Silberklang dans Le Directeur de théâtre de Mozart (air « Bester Jüngling »). En tout cas, l’air combine une délicatesse méditative, et même onirique, avec une énergie expressive dans la ligne de Gluck. C’est encore à Gluck qu’on songe avec la « scène d’ombre » chantée par Alcée, et qui à elle seule donnerait son prix au récital. Texte stéréotypé, analogue à l’air de Giunia devant le tombeau de son père ou à l’air d’Andromède dans l’air de concert de Mozart K. 272 (Ah, lo previdi). Mais on entend ici une qualité troublante, dans le jeu du hautbois et des bassons auxquels vient s’entrelacer la voix, dans le jeu des suspensions et des silences aussi, et quelle fin, en deux mesures… De ce point de vue l’air diffère sensiblement de celui de Lucio Silla. L’écriture de Righini joue davantage sur la surprise harmonique, et sur ce gémissement des bois si typique de Gluck. Libérée des contraintes de la vélocité, Damrau dispense un chant d'au-delà.
Les deux airs de Righini sont chantés eux aussi con giudizio. Le premier (« Ove son ? ») est composé sur un texte qui est un peu la version euphorique du monologue « Misera, dove son ? » de Fulvia dans l’Ezio de Métastase. Ériphile se demande dans quel lieu elle se trouve, quelle harmonie insolite elle entend, etc. Air mystérieux, hypnotique, déroulé sur des arpèges aux cordes et soutenu par des tenues aux vents qui évoquent Gluck. La partie rapide qui s’enchaîne est plus conventionnelle, avec une série de vocalises en écho à celles de Mlle Silberklang dans Le Directeur de théâtre de Mozart (air « Bester Jüngling »). En tout cas, l’air combine une délicatesse méditative, et même onirique, avec une énergie expressive dans la ligne de Gluck. C’est encore à Gluck qu’on songe avec la « scène d’ombre » chantée par Alcée, et qui à elle seule donnerait son prix au récital. Texte stéréotypé, analogue à l’air de Giunia devant le tombeau de son père ou à l’air d’Andromède dans l’air de concert de Mozart K. 272 (Ah, lo previdi). Mais on entend ici une qualité troublante, dans le jeu du hautbois et des bassons auxquels vient s’entrelacer la voix, dans le jeu des suspensions et des silences aussi, et quelle fin, en deux mesures… De ce point de vue l’air diffère sensiblement de celui de Lucio Silla. L’écriture de Righini joue davantage sur la surprise harmonique, et sur ce gémissement des bois si typique de Gluck. Libérée des contraintes de la vélocité, Damrau dispense un chant d'au-delà.
Diana Damrau dans le rôle de Barbarina (Würzburg, 1995)
Diana Damrau
Le Cercle de l’Harmonie
Direction : Jérémie Rhorer
Toulouse, Théâtre du Capitole, 13
mars 2007
Première partie :
Mozart, Symphonie n° 26 en mi bémol majeur K. 184
Salieri, Cublai, gran Khan dei Tartari : air « D’un insultante
orgoglio »
Mozart, Thamos : n° 2 (Entracte)
Mozart, La Flûte enchantée : air de Pamina « Ach, ich
fühl’s »
Mozart, Thamos : n° 5 (Entracte)
Salieri, Cublai, gran Khan dei Tartari : air « Fra i barbari
sospetti »
Deuxième partie :
Rigel, Symphonie op. 21 n° 2
Salieri, Semiramide : air « Sento l’amica speme »
Gluck, Orphée et Eurydice : Ballet des Ombres heureuses
Mozart, Les Noces de Figaro : récitatif et air de Suzanne « Deh
vieni non tardar »
Gluck, Orphée et Eurydice : Chaconne
Mozart, Lucio Silla : récitatif et air de Giunia « Parto,
m’affretto »
En bis :
Salieri, La Finta Scema : « Se spiegar potessi »
Salieri, Cublai, gran Khan dei Tartari : « Fra i barbari
sospetti »
Le concert reflète en grande
partie le disque Aria di bravura, mais
la Reine de la Nuit brille cette fois par son absence : Damrau a abandonné le
rôle au profit de Pamina, qui avec Susanna fournit deux incursions dans
le Mozart tardif. Point non plus d’Hypermnestre des Danaïdes (un temps annoncée), ni d’air extatique de Righini.
Cependant il faut souligner la belle cohérence du programme,
qui entrelace au Salieri seria des
pages de Mozart marquées par un emportement Sturm
und Drang. Rhorer et son orchestre avaient déjà défendu la symphonie de
Henri Joseph Rigel, Allemand actif à Paris sous Louis XVI : musique non
seulement très séduisante mais forte, qui constitue un pendant d’autant plus heureux
à la symphonie de Mozart que celle-ci commence par le même motif nerveux que le
presto conclusif (et étourdissant) de celle de Rigel. Dans chacune des parties, la virtuosité seria contraste avec
le lyrisme, celui funèbre de Pamina ou celui plus équivoque de Suzanne, le
premier serti par la noirceur dramatique de Thamos,
le second par la musique de ballet de l’Orphée
parisien, de l’élégie contemplative des Champs Élysées au faste euphorique de
la chaconne finale. C’est enfin la virtuosité affolée de Giunia qui creuse un
abîme expressif avec celle de la Sémiramis ou de l’Alzima de Salieri. Tout cela
est judicieusement pensé et construit, et de tels rapprochements donnent à mieux sentir et à mieux
comprendre.
L’orchestre, riche d’une
trentaine de musiciens, aura porté la continuité du concert avec éclat et
profondeur. L’andante de la symphonie de Mozart est galbé
avec finesse, attentif à la ligne comme à la couleur. La chaconne de Gluck est
enlevée avec ce qu’il faut de noblesse et de ferveur, tandis que les Ombres
heureuses s’imposent par un climat de recueillement et d’équilibre,
avec une tristesse ambiguë dont les deux flûtistes (Georges Barthel et Tami
Krausz) se font les serviteurs, soutenant la comparaison
avec l’enregistrement de l’opéra par Marc Minkowski. L’aîné garde l’apanage
d’une respiration plus profonde de la musique, et d’un orchestre plus charnu et
plus plein. Les violons de Rhorer sont parfois bien secs et pas toujours
parfaitement ensemble, mais l’engagement physique d’un jeu qui se garde pour
autant du piège de l’hystérie fait oublier ce défaut : le presto de Rigel
ou les entractes de Thamos étaient
sur ce point remarquables. On n’aura garde d’oublier l’accompagnement de l’air
de Suzanne, dans un tempo juste, et une respiration commune avec la
cantatrice : un modèle. La complicité de Damrau avec le chef est du reste constante, et il est réjouissant de voir sur scène une telle
communion amicale des musiciens, qui préfère l’esprit de la musique de chambre
aux préséances du récital d’opéra.
Entendre Diana Damrau sur scène,
c’est jouir aussi de ce que le disque ne rendait pas, ou peu. D’abord une
voix plus ronde et épanouie, d’un contrôle et d’une imagination dynamiques sans
guère de rivaux, et dont la résonance généreuse s’apprécie dans l’espace du
théâtre. On retrouve là, en gloire, les qualités à la fois musicales et poétiques
de Damrau, illustrées autant dans la virtuosité du XVIIIe siècle finissant que
dans le lied – et au premier chef une variété expressive inlassable, qui
ne nuit jamais à la fluidité ni au naturel du chant. La différence, sur ce
point comme sur d’autres, est patente avec Gruberova ou Dessay. L’aisance technique est confondante (pour la flexibilité, la
précision, pour le souffle phénoménal) mais s’incarne dans un chant communicatif, paradoxalement immédiat : Diana Damrau semble chanter
comme elle parle et phraser comme elle respire, sans marque d’effort ou de
tension. L’impression est celle d’une discipline absolue, profondément
incorporée. L’interprète, dont le sourire rayonnant est à la
mesure d’un caractère qu’on devine généreux et sans détours, affirme une
présence constante à ce qu’elle chante, incarnant même la situation théâtrale
ou le climat poétique dès les premières notes de l’orchestre, sans ouvrir la
bouche. Ce que Damrau fait ainsi dans l’air de Pamina, sans presque bouger, est
d’une actrice considérable. Et cet œil dans le récitatif de Suzanne, quand elle
évoque la nuit (« Oh, come par… »),
soudain profond, presque noir, comme si elle voyait loin autour d’elle, semble
évoquer, ou plutôt susciter l’espace même du jardin solitaire.
L’approfondissement expressif est
également notable par rapport au disque : autant le grand monologue de
Giunia m’avait paru un peu contraint au disque, autant sur scène il était
magnifiquement habité, avec un grand sens de la vocalise expressive, qui
fait de Damrau une des interprètes éminentes de ce répertoire. L’air non
seulement éblouissant mais étonnant de La
Finta Scema, donné en bis, manifeste de même un degré d’incarnation
supérieur, s’il est vrai que l’esprit du chant se trouve amplifié par
la présence physique, avec une classe et un naturel dans la finesse comique qu’on trouve
chez peu de contemporaines.
Dans l’air de Pamina, ce brio fait place à la nudité périlleuse du chant. Wonnestunden semble un rien appuyé, et l’accent véhément sur Tode peut déconcerter, et pourtant il
s’intègre à une conception plus éloquente et dramatique (la nature de la scène
le permet, Pamina s’adresse à Tamino présent) que ce qu’a imposé une certaine
tradition d’icône élégiaque dans l’interprétation de cet air. On admire du
reste comment Damrau tend et déploie les phrases du morceau, jusqu’aux ultimes « im Tode sein », où la voix
prend des couleurs surprenantes, livides au moment où la texture semble se
densifier. L’ensemble est à la fois grave et profondément juvénile, avec une
domination du souffle si parfaite qu’on oublie la vertu agissante de celui-ci.
Quant à l’air de Suzanne, le
début du récitatif fait un peu regretter une voix plus charnelle, plus assise,
mais les réserves tombent vite, et dès ce récitatif. J’ai parlé de cet œil
perçant : il est à l’image du climat expressif que Damrau installe,
soulignant l’intensité érotique du moment comme du jeu ironique avec Figaro
provisoirement leurré, dont procède l’ensemble de l’air. Là encore, l’économie des nuances et des gradations disent l’intelligence de l’interprète, qui plie le raffinement de l’expression à un
tempo allant. Or Damrau se garde
de chanter l’air de façon souriante – elle dont le chant sait si bien
sourire, justement – afin de communiquer quelque chose d’assez indécis dans ce moment théâtral, comme la voix de Suzanne était gagnée par quelque chose de plus grand qu’elle, quelque chose de la nuit, de sa fausse paix. Et comme dans son interprétation de la Reine de la
Nuit, on admire décidément comment, avec la rigueur qui est la sienne, elle parvient à
rendre de façon personnelle une musique si connue, et à lui rendre, sans
bruit, sa singularité.
Bonne idée que cette résurgence des articles sur Damrau! Merci.
RépondreSupprimerJe l'avais entendue dans un concert tout Mozart, en 2009, aussi avec Rohrer.
Et puis, j'ai regardé Arte samedi soir. "Une pluie de fleurs" lui est tombée dessus aux saluts.
Mais il semblerait que les Milanais n'aiment pas les tartes aux légumes...