Mozart, Le Nozze di Figaro
Direction : Ferenc Fricsay
Le Comte Almaviva : Dietrich Fischer-Dieskau
La Comtesse Almaviva : Maria Stader
Susanna : Irmgard Seefried
Figaro : Renato Capecchi
Cherubino : Hertha Töpper
Marcellina : Lilian Benningsen
Bartolo : Ivan Sardi
Basilio : Paul Kuen
Don Curzio : Friedrich Lenz
Antonio : Georg Wieter
Barbarina : Rosl Schwaiger
Deux paysannes : Rosl Schwaiger et Hertha Töpper
RIAS Kammerchor
Radio-Symphonie-Orchester Berlin
Enregistré en septembre 1960 (Berlin, Jesus-Christus-Kirche)
3 CD Deutsche Grammophon (coll. Dokumente), 1993
Ou comment un grand chef d’orchestre gomme les défauts d’une distribution
bien inégale. Cette version des Noces présente de fait des lacunes vocales,
qu’on pourra même juger rédhibitoires, mais ce que réussit Ferenc Fricsay est
tel et ce qu’on y entendra est tellement incomparable qu’on revient
inlassablement à ces disques. Cette intégrale enregistrée en septembre 1960 n’a
pas bonne presse, c’est le mois qu’on puisse dire : « maquillé au fusain », tel
avait été le verdict d’un critique français vers 1980. Contrairement au Don Giovanni de Fricsay gravé deux ans
plus tôt et couronné par un Grand Prix du Disque en 1960, ces Noces ont fait long feu en CD, si piètre
est leur réputation. Aujourd’hui encore, contrairement aux autres opéras de
Mozart gravés par Fricsay, elles n’ont pas été rééditées dans la collection
« DG – The Originals ».
Ce devait être
le dernier opéra enregistré par Fricsay, dont la maladie puis la mort le 20
février 1963 laissa un Così fan tutte
à l’état de projet. Malade, il l’était déjà en 1960, puisque sa santé s’était
dégradée dès 1957, entraînant deux opérations successives en novembre 1958 puis
en janvier 1959, et peut-être doit-on imputer à ce paramètre le fait que sa
direction n’ait pas ici la fluidité vitale ou même aérienne qui rendent sa Flûte enchantée et son Enlèvement au sérail invulnérables (DG).
L’année 1960 correspond du reste à la fin du mandat de Fricsay à l’Opéra d’État
de Bavière dont il avait été nommé Generalmusikdirektor
en 1956, à la suite de Rudolf Kempe, et où il avait justement dirigé Les Noces pour la réouverture du Théâtre
Cuvilliés le 14 juin 1958, dans une mise en scène de Rudolf Hartmann, avec
Erika Köth, Karl Christian Kohn, Hertha Töpper (mais en Marcellina, flanquant le Bartholo de Josef Metternich), et en
couple aristocratique les deux jeunes Américains implantés à Munich, Kieth
Engen et Claire Watson.
Un signe ne
trompe pas, sans doute : nombreux sont les moments où on se surprend à
écouter l’orchestre autant ou même plus que les chanteurs. C’est évident dans
l’air de Bartholo, où une basse prosaïque, terne, laisse la
vedette à un accompagnement qui, lui, est pertinent, élégant, éloquent
pour deux. Pour autant, nulle part on ne sentira chez le chef le désir de se
mettre en avant, et en bon chef de théâtre Fricsay ne mettra pas les chanteurs
en péril : le chant syllabique de ce Bartholo bénéficie d’un tempo modéré
qui n’est peut-être pas idéal mais qui est le bon avec ce chanteur-là. Dès le
duo « Se a casa Madama », et malgré le relief que peuvent avoir
Seefried et Capecchi, l’oreille jouit du discours d’un orchestre qui parle et colore avec les chanteurs. Avec eux, toujours – c’est-à-dire, en
respirant avec eux. Car la vertu première de cette direction est de respirer
avec un naturel véritablement absolu, évident, tout le temps. Le duo de la
lettre est même bouleversant sous ce seul rapport. Bien fin qui dira si c’est
le chef qui respire avec les solistes ou si ces derniers se coulent dans la
respiration profonde dont le chef est l’âme pour fondre ensemble le théâtre et
la poésie.
L’ouverture
(notée Presto) paraîtra d’abord retenue, pas très « Folle journée »
si l’on songe à l’énergie fulgurante de Karajan dans sa première version, mais
elle installe un tempo giusto par ce
sens de la respiration, avec une coda qui prouve que l’art de l’articulation ne
fait pas regretter une allure échevelée. On retrouve bien sûr le caractère
immédiatement reconnaissable de l’Orchestre du RIAS, modelé par Fricsay durant
toutes ces années, avec cette texture légère des cordes, ces bois détaillés
mais fluides, cette manière d’être nerveux sans jamais perdre en souplesse et
sans verser dans l’agressivité. Ces bois, parlons-en : extraordinairement
timbrés et toujours doux-coulants. Plus loin, juste avant que Suzanne entonne
son « Così al mattino il caro Contino », comme le hautbois chante
merveilleusement ! Et ce rire fin des bois, paré de la subtilité des
cordes dans « Se vuol ballare », où pourtant Figaro chante trop en
dehors… Et que dire de l’articulation rythmique dans « Non più
andrai » sinon qu’elle est fantastique ? « Porgi Amor » est
gratifié d’un tempo méditatif mais qui toujours avance, évident là encore, et
ces bois toujours… Il s’ensuit un caractère de haute poésie, libéré d’une
solennité excessive. De même, « Dove sono », et ce dès le récitatif,
fera corps avec la Comtesse pour libérer le discours théâtral dans un modèle de
lyrisme, fluide et articulé, d’autant
plus pénétrant que rien n’est appuyé. Ici on parle le Mozart couramment, et
sans accent disgracieux.
Les scènes
chorales sont d’autres moments extraordinaires. La manière dont le petit chœur
de l’acte I est conduit constitue à soi seule une leçon de théâtre en musique.
Ferme de structure, il ne cesse jamais de chanter, et à la reprise, quand les
gens du château repartent dupés par le Comte, tout exprime la déception :
on croit voir les choristes quitter la scène en traînant les pieds, lassés, et
pourtant le tempo n’a pas ralenti, c’est la sonorité et l’articulation qui sont
modifiées, c’est le caractère théâtral, et sans adultérer la musique. Voilà Ferenc Fricsay. Quant au finale chorégraphique de l’acte III, il célèbre les noces
de la construction et de la souplesse ; car d’emblée la Marche est souple
dans sa pulsation, et sa progression sonore installe à elle seule une
scéographie. Comme dans l’Idomeneo
que Fricsay dirigera peu après à Salzbourg, l’orchestre laisse imaginer la
scène. Sans poses, sans maniérismes, une pensée théâtrale est à l’œuvre. Et
dans le Fandango qui suit, il offre un équilibre suggestif entre les pupitres
qu’on ne trouvera peut-être pas dans les autres versions. Et revoilà les
flûtes, les hautbois et les bassons, discrètement narquois mais non moins
mystérieux : le climat de Così
est déjà là, et là où on ne l’attendait pas forcément.
Car à l’acte IV,
où on l’attend, il ne manquera pas. Aura-t-on mieux entendu que dans cette
version les bois de l’orchestre dialoguer de la sorte avec les voix, ajoutant à
l’action dramatique comme un niveau supplémentaire de jeu et de mélancolie tout
à la fois ? Le passage « Tutto è tranquillo e placido »,
caressant, est d’une expression insondable, mais le ravissement ne naît pas
moins des échanges de la fausse Suzanne avec le Comte ou du moment comique où
Suzanne révèle à Figaro que le Comte courtise sa propre épouse. En fait, c’est
tout ce finale de l’acte IV qui se hisse au sommet de la discographie des
opéras de Mozart. Tout y est, drame, poésie, mouvement et équilibre, et plus
que tout je ne sais quelle façon d’installer le mouvement vital du théâtre en
même temps qu’une sorte de regard contemplatif. C’est prodigieux. Même Hertha
Töpper semble gagnée par le climat général au point de paraître soudain avoir
le plus bel esprit du monde. Mais déjà l’acte II avait fait entendre un finale
qu’on suit captivé, fasciné, tant les rebonds de la surprise sont coulés dans
la continuité, et tant les détails du discours sont intégrés dans un équilibre
sensible et mobile. Et sur l’art de ménager les transitions, dans le vaste
finale du II comme à l’échelle réduite du sextuor, on n’en finirait pas.
Les rôles
secondaires n’ont pas grand chose à offrir de réjouissant. Quand on pense que
Lilian Benningsen chantait aussi du Bach, on frémit, car être à ce point sonore
et vide… Impotente, voilà finalement ce qui définirait le mieux cette
Marcelline – hélas pour le duo du persiflage, où Seefried renouvelle,
inépuisable, les inflexions de « No, no, tocca lei ». Ivan Sardi ne
laisse aucun souvenir, sinon d’un récitatif à peu près aussi flasque que chez
sa comparse. Rosl Schwaiger, abonnée à Barberine, s’acquitte honorablement du
contrat. Antonio est mieux qu’honorable dans le jeu comique. C’est finalement
des ténors que vient quelque satisfaction, bien qu’ils n’aient pas le verbe
moins teuton que leurs camarades. Troupier de Munich s’il en fut, titulaire
fameux de Pedrillo ou Monostatos, Friedrich Lenz a le bon goût de bégayer avec
une sorte de poésie, sans grimacer. Quant à Paul Kuen, qui fut le Mime de
Bayreuth après la guerre, et accessoirement le professeur de Christian
Gerhaher, il sait être odieux avec légèreté, sans en faire trop ; et si
son débit n’a pas l’aisance de celui de Seefried, il maîtrise la
caractérisation de telle sorte qu’on croit lui voir un intéressant sourire de
malignité à l’acte I. Inutile de dire qu’il n’a pas son air, pas plus que
Marcelline (Dieu merci !).
Hertha Töpper
est malheureusement disqualifiée pour Chérubin, et la richesse de son timbre
n’en pourra mais. Un mezzo bien doté ne fait pas toujours bien tout ce qu’il
fait. Constamment gênée dans le récitatif, elle semble embarrassée de sa propre
voix, même si sa discipline vocale est réelle. Mais dès l’acte I, adieu élan,
adieu fluidité. C’est trop vibré, trop mûr, trop lourd. Plus exactement, la
lourdeur de l’élocution plombe presque mécaniquement le chant. Dans « Non
so più », le divorce avec Fricsay est consommé. Pour le frémissement
érotique et l’équivoque, veuillez trouver quelqu’un d’autre, ou vous entretenir
avec vous-même, qui sait ?
Lourdeur aussi,
et pas des moindres, avec Renato Capecchi, qui n’était plus alors le Don
Giovanni insolent et jouisseur qui à Aix avait frappé François Mauriac et
quelques autres. Seul Italien dans cette phalange allemande, il n’est pas
beaucoup meilleur que Töpper, infirmant de façon assez cocasse l’idée reçue que
l’italianità dans Mozart est toujours
désirable. On parlait de fusain : l’aurait-il accaparé ? Car d’entrée
tout est surjoué, surligné mais au premier degré, au point de paraître
particulièrement faux d’esprit. Ce sera mieux à l’acte II, mais manquera le
sourire et l’ironie. L’air du dernier acte, mordant, noir, est son meilleur
moment, malgré un récitatif grandiloquent où une fois de plus il fait douter de
l’avantage d’avoir un Italien dans la distribution. Tout le monde n’est pas
Sesto Bruscantini. La voix est noire, sanguine, mais le chant est appuyé au
point de faire grimacer le valet (« Susanna, pian pian »), et de
priver « Se vuol ballare » de son effet. « Non più andrai »
est mieux négocié, sauf que l’interprète y rajoute des rires avant de rendre la
scansion syllabique (« di bombardi, di canoni ») caricaturale et la
« gloria militar » moins sarcastique que triviale. On a l’impression
d’entendre les gesticulations d’un rossinien dévoyé.
Un qu’on a
souvent accusé de surligner, c’est bien Dietrich Fischer-Dieskau. Son art de la
caractérisation procède certes d’un culte du détail, mais s’il faut juger du
résultat, on tient là un des Comtes les plus accomplis, avec là encore des
paroles et des inflexions, un visage, qui semblent jaillir dans l’instant. De
quoi éclipser d’ailleurs sa gravure ultérieure avec Böhm, et d’abord
par la jeunesse sensible de l’interprète, on dirait même la sveltesse, qui
exalte encore une manière d’incarner le tempérament sanguin du personnage qui
comprend aussi bien la raideur agressive que le penchant à la volupté. C’est la
pulsation de la vie même, contrairement au cliché d’un interprète abusivement
réflexif. L’interprétation est pensée dans le moindre détail, ô combien, mais
au bénéfice du relief musical et théâtral, d’un effet d’évidence, et d’une
unité complexe. Sur le versant aristocratique, voici la morgue (superbe),
l’autoritarisme un peu vain, mais aussi l’élégance supérieure, l’insinuation
ironique et le tapinois : écoutez la façon dont il phrase et colore
« Conoscete, signor Figaro, questo foglio chi vergò ? ». Et
voilà un Comte qui n’oublie pas de rire (« inaspettato
colpo ! »). Pour l’aspect domestique et privé, les caresses vocales,
frémissantes, face à Suzanne (« Non mancherai ? »), et
l’humiliation autrement caressante devant la Comtesse. Le grand air de l’acte
III, en sympathie avec l’énergie délicate du chef, est enthousiasmant de
mobilité et d’allègement dans la véhémence. Mais le visage du Comte ne s’impose
pas moins à l’auditeur dans les ensembles, où l’individualité du timbre et du
phrasé le rendent admirablement présent (les apartés dans « Deh signor,
non contrastate »). Comme le Comte Dietrich est beau ce soir !
C’est du reste
dans le dialogue avec Irmgard Seefried que Fischer-Dieskau s’affirme le mieux,
à cause des situations certes, mais plus profondément parce qu’ils parlent la
même langue, d’autant mieux qu’ils avaient souvent chanté ces rôles ensemble
sur scène, partenaires d’ailleurs dans les lieder de Wolf au concert. Quelques
semaines auparavant, Seefried et Fischer-Dieskau avaient encore tenu ces rôles
à Salzbourg sous la direction de Böhm, avec la Comtesse de Della Casa (les deux
femmes avaient débuté ensemble au Met en 1953 dans ces mêmes rôles). On trouve
tout naturellement ici un degré rare de complicité et une qualité de répondant
qui fait des récitatifs des moments magiques. Dès leur rencontre en catimini à
l’acte I, on croirait les voir, et si leur italien ne peut masquer leur
naissance, la parole entre eux semble inventée dans le mouvement de sa
profération. L’interaction du dialogue les caractérise d’emblée chacun comme
elle rend sensible et même ambiguë les rapports des personnages.
Précisément,
Irmgard Seefried a non seulement souligné souvent l’importance de l’art du
récitatif pour faire un grand mozartien mais exprimé son admiration pour… les
Italiens :
« Les
chanteurs italiens excellent dans le récitatif : il y a chez eux comme un
sourire, un je ne sais quoi… une fantaisie,
voilà ! Ils m’ont beaucoup appris. Mais pour arriver à posséder leur don
de… jongleur, oui, c’est exactement l’image, il faut des années »
(entretien avec Sophie Lannes, reproduit dans le livret du coffret «
Portrait » consacré à Seefried par DG au début des années 80).
Nous y voilà. En
ce sens, et singulièrement en comparaison du Figaro de Capecchi, cette Suzanne
est une grande chanteuse italienne ! Son accent ou ses voyelles ne sont
pas forcément idiomatiques, et pourtant elle parle juste.
Elle force
parfois le trait cependant, comme quand elle tente de congédier Basile à l’acte
I, mais ce qui domine dans les récitatifs de cette Suzanne est un sentiment
d’énergie, de présence et de variété sans limite. Comme elle en était
coutumière, Seefried ose des moments de stupeur, presque parlés : « A
Cherubino ? », blême, la fait imaginer en alerte mais toisant Basile,
et le « Per me ? » au début de l’acte III installe une équivoque
expressive vertigineuse, qui rappelle le « Voi ? » de cette
Zerline séduite par Fischer-Dieskau dans la version Fricsay déjà évoquée.
Ailleurs, on entend une façon inouïe d’alentir temporairement le débit dans le
récitatif, qui à chaque fois renouvelle l’expression et la perception que nous
pouvons avoir du texte : « Oime, che fate ? » juste avant
l’entrée de Basile suggère vingt affects différents, et dans la chambre de la
Comtesse, lorsque Suzanne se montre fascinée par la blancheur du bras de
Chérubin, qui pourrait expliciter tout ce qui passe dans « qualche
ragazza… » ? Inversement, et c’est là une marque plus évidente du
style de Seefried, la parole semble à d’autres moments saisie d’une sorte
d’enthousiasme, le souffle presque coupé. C’est le cas dès « Ella
stessa ! » à la fin du duo initial, ou dans « Mirate il
briconcello etc. » à la fin de cet air d’action où Suzanne travestit
Chérubin, et où le génie théâtral de Seefried, la sensibilité de ses accents et de ses inflexions se
déploient au point de faire complètement oublier ses tensions vocales. Et dans
le finale du II encore, favorisée par le fait qu’elle chante la partie
supérieure à celle de la Comtesse, elle donne le ton en libérant la plasticité
infinie de la parole : « Che testa ! che ingegno ! »
Il faut y
insister : aucun paradoxe dans le fait d’évoquer cette interprétation en
commençant par les récitatifs ou les ensembles, puisque le personnage ne s’y
trouve pas moins, et même qu’il se trouve d’abord là. Mais vous savez comment
est le public d’opéra… Alors parlons du chant dans les airs ou les duos. En
1960, la voix avait perdu de cette aura poétique qu’elle eut entre 1942 et 1955
environ, et de sa souplesse, et bien sûr de cette juvénilité presque sacrée. La
fêlure du timbre est là, et bien là, certaines notes sont difficiles et
grincent presque (fa et sol du haut de la portée). Dans le duo de la lettre,
une curieuse réverbération vient semble-t-il à la rescousse de l’élévation dans
l’aigu. Bref, cette Suzanne ne sera pas une jeunesse pin-up, mais une femme
faite, comme le dit fort bien Francesco, appariée à une Comtesse
inhabituellement jeune et claire, et pour le coup le duo de la lettre marie les
couleurs de façon singulière, avec une Comtesse plus jeune fille et une Suzanne
plus mûre. Perche no ? C’est
d’un certain point de vue renverser une tradition encore vivace qui flanque une
Comtesse imposante et large d’une Suzanne plus légère : voir par exemple Margaret Price et Kathleen Battle dans la
version Muti. Qui cherche le charme de Suzanne comme un érotisme vocal en sera
pour ses frais (Anna Moffo est là pour y pourvoir), mais qui veut entendre la
combattivité et l’humanité de Suzanne la trouvera ici à foison.
Le sextuor de la
réconciliation l’offre tout entière, colère et souffrante avant de rejoindre la
joie collective. Mais c’est le faux monologue de l’acte IV, sous les arbres du
jardin, qui est le sommet attendu, soutenu par l’orchestre poétique de Fricsay.
Dans un entretien à la radio il y a 25 ans, Sena Jurinac avait mis en parallèle
l’effet d’incarnation indescriptible de Ljuba Welitsch quand elle entrait en
scène et l’ascendant qu’exerçait le chant fragile de Seefried dans cet
air : « Elle commençait à chanter, et soudain tout était là, les
arbres, la nuit, la fraîcheur de l’air, et on y était avec elle. Comment
oublier ça ? » En studio en 1960, les tensions du timbre ont beau
être douloureuses parfois, il règne un ton inimitable en effet, dès le
récitatif, qui est celui de la gravité. La situation est ironique pourtant,
délicieusement comique, avec ces paroles à double entente par lesquelles
Suzanne exprime son amour pour Figaro en sachant qu’il les écoute en
interprétant comme autant de preuves d’infidélité cette appel au « ben
mio ». Le monde qui se tait, le murmure du ruisseau ne sont pas évoqués
dans un sourire, mais avec une sorte de mystère, comme si Suzanne était
dépassée par ce qu’elle chante, ou plutôt comme si l’interprète savait faire
entendre par-delà l’imbroglio de la comédie une autre dimension qui s’ouvre
comme dans le trio des adieux dans Così
fan tutte.
J’ai gardé pour
la fin la Comtesse de Maria Stader, qui reste pour moi la découverte la plus
surprenante de cet enregistrement. Sa Donna Elvira avec Fricsay (lequel l'aurait voulue plutôt en Donna Anna) n’était guère convaincante, plus
furie d’oratorio que figure complexe, et cette Comtesse traîne
après elle une sentence têtue dans la critique : « elle se croit à
l’église ». Et pourtant le rôle est ici tenu avec une présence d’autant
plus admirable que Stader ne l’avait jamais chanté, et bien sûr pas sur scène,
disqualifiée pour le théâtre par sa taille minuscule. Sans doute on entend des
défauts dans cette Comtesse : un italien parfois hasardeux (« o
tchiel ! »), des A pas toujours heureux (« provanda ella si
stà » est aigre plus que de raison), une certaine maladresse dans la façon
de jouer la gêne quand le Comte fait irruption dans la chambre. Il manque
peut-être aussi, outre de la rondeur çà et là, le petit surplus d’ampleur qui
magnifierait « Dove sono ». Mais c’est aussi que cette Comtesse,
concentrée, raide parfois, est délibérément de gabarit léger, vive et mobile.
Le personnage frappe par sa lumière et sa jeunesse, et fait assez bien entendre
cette « sensibilité réprimée » qui caractérise la Comtesse de
Beaumarchais : sensible, vulnérable, fragile sans doute, mais qui sait se
tenir et tenir. Elle n’est pas de ces Comtesses mélancoliques et aristocratiques
qui semblent flotter à part de l’action : elle s’y campe entière. Dès le
récitatif après « Porgi Amor », elle ne languit pas dans l’indolence
de l’après-midi, comme tant d’autres, mais se montre aussitôt vive, présente à
ce qu’elle chante. Stader excelle dans la véhémence du conflit à l’acte II,
alors que la sensualité diffuse du dialogue avec Chérubin la trouve assez
neutre. Et si certaines inflexions sonnent convenu ou même bourgeois, la
composition d’ensemble reste d’une grande tension, d’une tenue qui est d’abord
celle du discours.
Car Stader a un
atout-maître, qu’on cherchera en vain chez une Janowitz : elle parle
clair, elle parle net, et cette parole est dirigée, avec une imagination dans le récitatif qu’on ne soupçonnerait pas forcément. Le retour du
Comte avec la Comtesse dans la chambre en est un splendide exemple, mais on
remarque aussi combien Stader évite de se montrer outrée dans « Ebben, or tocca
voi » à l’acte III, chanté avec retenue, et où elle est d’une grande
classe. On mesure au passage le travail de préparation sans expérience de la
scène et de collaboration entre le chef et elle, s’il est vrai que Stader a
rapporté elle-même combien Fricsay astreignait les chanteurs comme les
musiciens à des répétitions inlassables.
Dans
« Porgi Amor », le registre de la prière est sensible (c’en est bien
une, après tout), mais d’une prière parcourue du frémissement de la jeunesse et
même d’une véhémence latente. Après tout, Stader chantait la musique sacrée de
Mozart avec cette tension et cette ardeur : Gabriel Dussurget a pu
témoigner de la surprise du public au festival d’Aix quand elle chanta à la
cathédrale Saint-Sauveur, habitué qu’il était à un Mozart miniature et
désincarné. La tenue instrumentale est là de bout en bout, mais la liberté expressive
aussi, en profonde harmonie avec le tempo de Fricsay. Le grand monologue de
l’acte III lui est moins favorable (il faudrait plus d’abandon, d’érotisme),
mais là encore la façon de conduire la progression et de compenser une certaine
étroitesse vocale par l’engagement sonore et la clarté de l’élocution emporte
la mise. Ce qui suivra suscite une admiration constante : le sourire noble
dans la dictée de la lettre, la verve inattendue mise dans l’imitation du ton
de Seefried quand la Comtesse est travestie, et bien sûr le moment où la
Comtesse se révèle. « Almeno io per loro perdono otterrò » est chanté
avec mieux que de la douceur : de plain-pied, simplement, humblement. Plus
fait douceur que violence. « Più dolce son io, e dico di si » est
magnifiquement articulé, noble mais encore humble, paradoxalement. Est-ce sa
science de la musique d’église ? Elle semble en tout cas avoir compris
bien des choses du personnage dans ce dépouillement à ce moment-là.
L’enchaînement n’a plus qu’à se faire avec la stase collective « A che
tutti », pénétrée d’une grandeur simple, et conduite par le ton
extraordinairement religieux de Stader. Se croit-elle à l’église ?
Non : elle rend le caractère du moment théâtral à son juste éclairage.
C’est tout simple — « e il mondo tace ».