© Danielle Badiano
Paul Hindemith, Sancta Susanna, op. 21
Opéra en
un acte (1922)
Livret d’August Stramm
Opéra de Paris - Bastille, 6 décembre 2016
Susanna :
Anna Caterina Antonacci
Klementia :
Renée Morloc
La vieille Nonne : Sylvie Brunet-Grupposo
La Servante : Katharina Crespo
Un valet : Jeff Esperanza
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Direction musicale : Carlo Rizzi
Mise en scène : Mario Martone
Décors :
Sergio Tramonti
Costumes :
Ursula Patzak
Lumières :
Pasquale Mari
Chorégraphie :
Raffaella Giordano
Texte de Caroline V.
Ce que l’on nous montre, ce
que j’en retiens
Une
petite cellule de religieuse enchâssée au centre d’un gigantesque mur de
pierre, paroi rocheuse grège et lisse, comme coupée en une tranche nette dans
un bloc minéral. Mais lézardée un peu partout. La cellule n’est qu’un vide au
milieu d’un plein dense forcément oppressant. Isolement. Une minuscule fenêtre
dans le haut du mur du fond, la silhouette à peine amorcée d’un jardin
éventuel. La religieuse est là. Une masse blanche sur un prie-dieu. Sans
visage, la tête complètement repliée sur elle-même, seules les mains sont
visibles, les poignets posés et croisés sur le prie-dieu ; ces mains
pendent inertes. Ce n’est pas là vraiment la position d’une religieuse en
prière. C’est une absence, un abandon de son être. Un non-corps. Et puis
quelques mouvements des doigts, brusques, selon la musique, comme un essai de
reprendre vie, avant un nouveau relâchement, l’abandon encore. Et puis rupture
musicale, tension, la religieuse se reprend, les coudes s’appuient sur le
prie-dieu, les mains se joignent et les doigts entrelacés se crispent, trop
fort. Position de prière cette fois, mais trop de ferveur subite, de volonté de
prier, correctement, comme on le doit. Le visage est enfin visible. Pâle. Que
l’on imagine aisément marqué par la fatigue et les privations. Un être épuisé,
fragile, innocent dans sa blancheur de novice ; écrasé, étouffé dans son
enfermement. C’est ainsi que Susanna nous apparaît, être égaré dès la première
seconde.
Klementia,
dans son habit noir, essaie à sa manière de prendre soin de Susanna, comme on
le ferait d’un être souffrant ou d’un faible d’esprit. Elle imagine sans doute
Susanna plus pure qu’elle, plus proche de Dieu. Une âme sainte peut-être ;
sans doute. Un exemple de renoncement.
Quand
l’odeur du lilas pénètre subrepticement dans la cellule, Klementia propose de
le faire couper. Elle peut penser que ce simple signe de la vie de l’extérieur
est trop à supporter pour Susanna. Pourtant… Pourtant comment douter que
Susanna ait soif de cette vie qu’elle ignore ? Regardez-la monter sur le
petit tabouret lui permettant à peine de porter les yeux jusqu’à la
fenêtre ! Regardez ses mains qui se plaquent, qui sentent, qui
touchent ! La vie est derrière le mur, cette vie dont elle ignore tout,
cette vie qu’on lui cache. Celle qui l’effraie, évidemment.
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris
Les
gémissements des ébats amoureux de la servante lui sont sans doute aussi
étranges qu’étrangers, inquiétants qu’incompréhensibles. Et pourtant elle veut
comprendre, à défaut de savoir ; elle veut se faire une idée. Une idée des
choses, une idée de la vie du dehors, une idée du monde. Susanna ne vit que dans
la cérébralité d’un monde autant fantasmé que fantasmagorique. Elle sait peu de
choses. Qu’y aurait-il à connaître en dehors de son amour pour le Christ ?
Susanna
fait donc venir la servante, la pécheresse.
Les
couleurs existent dans le monde de la pécheresse, elle en porte ! et le
visage n’est pas blême, les cheveux sont défaits, le corsage dégrafé. Susanna
écarte ce corsage pour bien regarder la poitrine qui se laissait deviner. C’est
donc ça que les hommes veulent ? que les femmes offrent ? que le jardinier
vient rechercher ? En découvrant ces seins, Susanna découvre une vérité
peut-être oubliée. Sous sa chemise, elle-même n’est-elle pas si semblable à
cette femme ?
Comme des
corps qui se répondent, Klementia repense aussi à un autre corps, une autre
nudité. Et elle raconte. Susanna est très attentive. A demi-allongée sur son
lit, toute tendue vers Klementia, elle écoute presque comme une enfant. Mais
l’histoire va permettre à Susanna de s’échapper, de faire tomber les murs de
pierre si rigides qui s’imposaient autour de son vide. Par quoi peut-elle les remplacer,
si ce n’est par ce qu’elle connaît ?
Oui, bien
sûr ! en-dessous, en bas, il y a l’Enfer. Cette femme qui jadis s’est mise
nue sur le Christ, Susanna l’imagine là, en bas, en dessous de sa cellule, nue
comme Eve aux longs cheveux. Elle écoute, elle veut l’entendre.
L’entend-elle ? Qu’importe puisqu’elle l’imagine ! voulant
s’échapper ? remonter vers sa cellule ? ou ramper
éternellement ? s’agiter, se frotter sans honte du corps, pour toujours et
à jamais enfermée avec le corps du Christ sur la croix. Pas le petit crucifix
qu’il y a dans la cellule de Susanna et qu’elle peut caresser en entier de sa
seule main posée. Mais un Christ à taille humaine, à sa taille à elle aussi.
Oui, Susanna voit tout cela et nous le donne à voir.
Si en bas
il y a l’Enfer, en haut il y a le Ciel. La lumière divine. La Toute-Puissance.
Gigantesque, monumentale, terrifiante. Le crucifié est si grand qu’il est hors
d’atteinte pour une pauvre Susanna.
Et oui,
Susanna aussi a un corps. Comme la servante, comme cette religieuse
d’autrefois. Son corps est là, dessous. Elle enlève son voile, qui ne cachait
pas les cheveux d’Eve, mais la coupe pleine d’épis, quasi sacrificielle,
qu’imposent les ordres. Elle s’extirpe de l’habit, défait avec exaltation sa
chemise pour montrer fièrement son corps. Des deux mains elle écarte sa chemise
pour faire passer ses épaules et surgit son busque tendu, puis les bras
toujours dans les manches, elle pousse symétriquement le tissu de chaque côté
de son corps par un geste lent de tension des mains et des bras s’arrêtant près
du pubis. Oui, Dieu l’a faite belle ! N’est-ce pas pour donner son corps à
son Fils ?
Entre le
haut et le bas, il y a la cellule de Susanna, mais sur le côté, une vision
dantesque sort aussi du Purgatoire. Et
de l’ombre arrive cette araignée à taille humaine qui porte le corps nu d’une
femme renversée sur le dos, comme dans la gravure de Gustave Doré. Ce n’est pas Arachné elle-même bien sûr, mais
la fantasmagorie s’invite et c’est une autre captive que l’araignée vient
déposer à l’avant-scène. Elle repart dans l’ombre, bientôt elle aura un autre
corps à emporter, une autre proie.
Susanna
descend, va s’enfermer en Enfer, c’est là qu’est sa place. Elle le comprend et
l’accepte. Elle a refermé sa chemise, elle est plus tranquille à présent,
presqu’apaisée. Elle a choisi de rejoindre le Christ à taille humaine, elle a choisi
de s’offrir à lui. Elle s’allonge sur le crucifix, son corps contre le Sien.
Les bras sur les Siens ; les bras en croix. Sans agitation, calmement.
Elle reste là immobile. N’a-t-elle pas là, au fond, la même position, la même
attitude que ses sœurs qui épousent le Christ en s’allongeant la face contre le
sol, sur la dalle glaciale de l’église, les bras en croix, lorsqu’elles
prononcent leurs vœux définitifs ?
Oui,
Susanna renonce définitivement au monde. Au monde d’ici et d’en-haut. Elle
offre son corps au Christ en un acte suicidaire. Les sœurs peuvent bien la
damner, remonter les murs de pierre sur elle, elle a choisi de mourir en
s’offrant au Christ. Geste logique pour son esprit malade enfin délivré. Geste
maudit, mais geste d’Amour.
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris
Un
travail formidable, une interprète d’exception
La
qualité du travail qui nous est proposé à Bastille – tant sur le plan de
la mise en scène, de la scénographie, des lumières (évidemment différentes et
signifiantes pour chaque espace), des décors, de la direction musicale, que de
l’investissement des interprètes – nous révèle une œuvre rare dont on ne
sort pas indemne. La puissance de cette représentation laisse des traces
longtemps après être sorti de la salle.
Tout
comme dans les deux autres productions (Cosi
fan tutte et Falstaff) que j’ai
pu voir de Mario Martone, sa mise en scène semble refuser ici encore le cadre
scénique habituel, au profit d’une redistribution de l’espace, d’un éclatement
des espaces de jeu. Cela fonctionne avec beaucoup d’intelligence et tout ce
dispositif – les murs qui tombent ou montent dans les cintres, pour dégager le bas maudit où se déroule la scène
racontée aussi bien que la fin de Susanna, ou le haut divin avec sa lumière en douche et l’apparition d’un plus que
monumental Christ en croix – n’est pas là que pour épater, il sert la
compréhension de l’œuvre par un travail remarquable.
L’espace
scénique principal est bien sûr redéfini par la cellule de Susanna. L’idée en
elle-même de cette sorte d’alcôve ou de vignette, si je puis dire, n’est pas
neuve, elle peut rappeler la chambre de Werther ici même ou encore la cellule
d’Oreste dans l’Iphigénie en Tauride
à Genève (2015) ; mais elle a bien des avantages qu’il a été très heureux
d’utiliser ici. Le tout premier, et non des moindres, est d’ainsi échapper à ce
grand hangar qu’est la scène de Bastille et de fournir un écrin de taille
adéquate à cette œuvre intimiste qu’est Sancta
Susanna. L’action n’est pas noyée dans une immensité, mais resserrée dans
un espace qui focalise l’attention. De plus les murs et le plafond inclinés
permettent de renvoyer les voix vers la salle, secondant la projection des
interprètes et la langue ciselée peut sonner nette et précise, dans ces phrases
souvent courtes et percutantes. Les lumières croisées permettent le jeu des
ombres sur les murs de la cellule de Susanna ; ces ombres outrancières
brisées et contradictoires si caractéristiques du cinéma expressionniste
allemand contemporain de l’œuvre.
Si l’expressionnisme
est là dans les ombres, il ne l’est pas moins dans les symboles. Mais la grande
sagesse de Mario Martone est de s’en être tenu au livret. Il n’y a pas de
détournement du propos par des éléments parasites qui n’ont rien à faire dans
l’histoire que l’on nous raconte, tous les éléments avec lesquels Martone a
construit sa mise en scène sont strictement dans le livret. C’est la manière de
les utiliser qui permet d’offrir sa propre vision de l’œuvre et crée
l’étonnement, voire bouscule un peu le spectateur. Mais n’est-ce pas
précisément le travail d’un metteur en scène et n’aimerait-on pas que certains
s’en souviennent plus souvent ?!
L’expressionnisme
se retrouve aussi dans une certaine mesure dans la gestuelle et les expressions
de Susanna, mais plutôt comme une référence subtile et l’on échappe à tout jeu
trop poussé vers le symbolique, mécanique et caricatural que l’on pratiquait
aussi dans les années 20. J’avoue avoir pensé l’espace d’un instant, d’une
image, à la Jeanne de Dreyer, Jeanne
aux cheveux très courts, debout en chemise s’agrippant à sa croix. Film muet
encore, sans plus l’être tout à fait. Mais laissons Jeanne et revenons à
Suzanne.
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris
Il est
évident que si le public est comme scotché à cette œuvre peu connue (mais
magnifique), c’est parce qu’il est rapté
dès le premier instant par Anna Caterina Antonacci. Susanna est incarnée ici
par une interprète d’exception. On le sait, on le dit, on le redit. Mais comment
ne pas rester baba devant tant d’intelligence et de justesse de jeu ? Et
puis, il y a ce truc en plus. Cette présence en scène, cette densité du dedans
qui aimante le spectateur. C’est aussi rare que fascinant et ça ne s’apprend
pas dans les cours d’art dramatique. Et ce soir, c’est Susanna qui en profite.
J’avais entendu l’œuvre (l’enregistrement avec Helen Donath) et visionné la production
de Lyon donnée il y a quatre ans, mais l’œuvre n’avait pas la même force que ce
que l’on découvre ce soir. Antonacci qui joue un nouveau type de personnage et
se lance un nouveau défi, ça met une claque. On est content de la
prendre !
On sait
le thème de l’œuvre plus que délicat, mais l’on ne trouvera dans cette
production aucune vulgarité, ni hystérie lubrique. Cependant on aborde de
front, sans fausses pudeurs, la revendication du corps, corps qui ne s’étale
pas, mais se découvre. Ce n’est pas provocation, mais l’acte osé tout empreint de
sensualité et de désir, qui trouble et saisit le public, mais ne l’outrage pas.
Cette
Susanna n’est pas possédée par un Démon, elle ne se donne pas au Diable, elle
ne renie pas sa foi, bien au contraire, et l’on ne doute jamais que sa
sincérité mystique la porte continuellement. C’est un être brisé, perdu, aliéné
peut-être, qui touche, trouble et sidère. Parce qu’une interprète nous la
montre ainsi…
Face à la
richesse d’un tel travail on ne peut dire que merci. Et encore !
© Souris Studio