Gluck,
Iphigénie en Tauride
Paris,
Palais Garnier, 8 juin 2008
Direction
musicale : Ivor Bolton
Mise
en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors
et costumes : Malgorzata Szczesniak
Lumières :
Felice Ross
Vidéo :
Denis Guéguin
Chorégraphie :
Saar Magal
Chanteurs
Iphigénie :
Mireille Delunsch
Oreste :
Stéphane Degout
Pylade :
Yann Beuron
Thoas :
Frank Ferrari
Diane :
Salomé Haller
Première
Prêtresse : Catherine Padaut
Deuxième
Prêtresse : Zulma Ramirez
Un
Scythe / un Ministre du sanctuaire : Jean-Louis Georgel
Une
Femme grecque : Dorothée Lorthiois
Figurants
Iphigénie
vieille : Renate Jett
Autres
pensionnaires de la maison de retraite :
Jacqueline
Piet-Lataudrie, Donatella Medina,
Mauricette Laurence, Agnès Aube, Ida Palomba,
Rolande Bazin, Liliane Cebrian, Danielle Roche
Clytemnestre :
Bogusia Schubert
Oreste
jeune : Antoine Bibiloni
Agamemnon :
Guy Chodey
Électre :
Élise Bertero
Chrysothémis :
Delphine Biard
Freiburger
Barockorchester
Chœur
Accentus (dir. Laurence Equilbey)
L’exécution
en concert d’Iphigénie en Tauride à
Lyon, un dimanche de printemps 1999, sous la direction de Marc Minkowski et
avec la distribution du disque qui a suivi (Delunsch, Keenlyside, Beuron,
Naouri, Cousin) fait partie de mes plus grands souvenirs, en particulier
parce qu’elle en faisait entendre de façon neuve la musique et le drame. Bien
qu’annoncée souffrante, Mireille Delunsch avait chargé toute la fin de l’acte
II, en particulier, d’une puissance poétique inouïe, dans une osmose rare avec
le chef, et la qualité du silence qui s’était alors emparé de la salle ne
trompait pas. J’ai longtemps hésité à aller voir le spectacle du Palais
Garnier, à la fois en raison du fantôme de ce souvenir lyonnais et par crainte
des égarements du metteur en scène, puisque le spectacle, créé en juin 2006
avec Maria Riccarda Wesseling et Susan Graham en alternance, avait été
abondamment commenté. Et puis j’ai reçu une inspiration céleste : Françoise
Sagan m’est apparue, et je me suis écrié : « Oh, et puis zut ! »
Musicalement,
la représentation est dans l’ensemble d’un très haut niveau. Il est heureux d’y entendre des instruments anciens, s’il est vrai que la musique de
Gluck sollicite une expression par le rythme et les timbres qu’un orchestre
moderne est moins enclin à procurer. La qualité de l’Orchestre Baroque de
Fribourg est bien connue, ses couleurs et sa mobilité sont remarquables, Ivor Bolton le dirige avec un grand sens du style et
de l’économie dramatique. Simplement, quand on a entendu Minkowski et son
ensemble, on se trouve frustré de toute une dimension de l’œuvre,
qui appelle plus d’imagination poétique, avec autant de sensualité que de nerf.
Ainsi, sous la direction de Bolton, le prélude de l’acte II est parfaitement
rigoureux et fonctionnel, mais un peu court de mystère et de climat. De même,
on aura entendu un orchestre plus éloquent dans « Je t’implore et je
tremble ». Réserves mineures.
Mireille
Delunsch était annoncée souffrante. Je ne suis pas certain que sa voix aujourd’hui
aurait beaucoup mieux passé l’orchestre en meilleure santé : certaines
zones de la voix manquent objectivement de chair pour une salle comme Garnier – c’est
patent dans l’air qui ouvre l’acte IV. Mais même amoindrie et inégale comme
elle peut l’être, l’interprète présente deux qualités exceptionnelles dans ce répertoire :
un ton tragique de toute beauté, avec une manière d’allier naturel et gravité
qui est à peu près sans concurrence, et une intelligence constante dans le jeu
des couleurs et des nuances. Pour preuve, les accents qu’elle trouve dans « Un
pouvoir inconnu, puisssant, irrésistible / Sur l’autel des dieux mêmes arrêterait
mon bras », ou ce qu’elle réussit dans « Ô malheureuse Iphigénie » et tout le thrène qui suit, et qui
est le sommet de la représentation. Décidément, c’est (si je puis dire) sa
musique ! Par chance, c’est aussi le seul moment, ou peu s’en faut, où la
régie convainc.
Issu
de l’équipe Minkowski lui aussi, Yann Beuron est vocalement exceptionnel, avec
une voix devenue plus dense de texture et d’un coloris plus ample mais sans
avoir perdu la souplesse ni la science de l’allègement. Projection parfaite,
diction d’une clarté absolue. Un modèle de chant français classique, vraiment.
L’air « Unis dès la plus tendre
enfance » m’a néanmoins paru caractérisé par une tendance à se perdre
dans le détail expressif au détriment de la ligne, qui doit primer en l’occurrence.
Pour
sa prise de rôle en Oreste, Stéphane Degout impressionne lui aussi par une
somme de qualités rares qui produisent l’évidence du rôle. Le timbre est
profond, presque noir parfois, comme il sied à un mélancolique, mais jamais la
ligne n’est alourdie ni le chant forcé. Une des choses qui séduisent le plus
dans cet Oreste est que la voix, d’une richesse de timbre remarquable et qui
rend sensible, objectivement, ce poids de passé qui caractérise le personnage,
reste toujours juvénile et souple. L’alliance de noblesse, de naturel et de
relief est atteinte avec un sens parfait de l’équilibre qui est ici la clé
assurément. Élocution et éloquence remarquables, projection royale, d’où un
couple magnifique avec Beuron. Il est permis de préférer une interprétation
plus inquiète, plus déchirée, plus névrotique même du rôle, comme était celle
de Keenlyside. Mais le sentiment de l’évidence vocale et linguistique et la
noblesse sont telles qu’on aurait mauvaise grâce à désirer autre chose, en l’occurrence.
La seule chose qu’on doit regretter, c’est que la régie impose à l’acteur qu’est
Degout le port permanent de grosses lunettes noires qui le privent des
ressources du regard.
Thoas
est un barbare. Ça tombe bien, c’est Frank Ferrari qui en est chargé. Le matériau
vocal est pourtant remarquable, mais pour la culture du chant… Son entrée est
plutôt flatteuse pourtant, avec son autorité et son mordant, et un caractère un
peu fruste ne va pas mal aux Scythes, après tout. Mais à son irruption à l’acte
IV, c’est la débandade : la voix part dans tous les sens, la vocifération
s’installe à mesure que la précision disparaît. Le passage est redoutable, il
est vrai. Une fois de plus, Salomé Haller excelle en déesse, dont elle possède
l’ascendant et la majesté. Dommage qu’elle soit contrainte à des sortes de
caresses mystiques, reléguée dans la fosse en même temps que le chœur,
excellent, parqué dans la fosse côté cour, comme les petits rôles qui en sont
issus (bravo à Jean-Louis Georgel).
Car
là réside la première absurdité de ce spectacle, qui en ruine la dramaturgie. Alors que Gluck s’est ingénié à incorporer le chœur au dialogue
dramatique, en l’extirpant de l’enclave du divertissement, voilà
que Warlikowski l’envoie en colonie pénitentiaire avec les musiciens de l’orchestre.
Il n’y aura donc pas d’Euménides sur scène (on a eu d’autres idées de toute façon…),
ni d’interaction entre Iphigénie et les prêtresses. Ce choix idiot rend évidemment laborieuse au suprême degré la scène du sacrifice d’Oreste, ratée d’un bout à l’autre,
et d’autant plus qu’elle est outrageusement psychologisée au détriment de l’esthétique
quasi liturgique de cet opéra de Gluck.
Car
le « travail » de Warlikowski, qu’assez de gens ont porté aux nues
pour son génie du théâtre, consiste précisément à escamoter la tragédie écrite
en lui substituant un freudisme de pacotille. Providentiellement, la tragédie
antique est dans le fond une histoire de famille, surtout avec les Atrides :
aussi nous sert-on une sorte de drame domestique et bourgeois à la sauce
psychopsycha, où Oreste est évidemment obsédé sexuellement par sa mère (je te
tue parce que je te désire ou parce que tu me désires, turlututu chapeau
pointu), où Oreste embrasse Iphigénie sur la bouche pour la persuader de le
sacrifier (Eros et Thanatos sont dans un batos), où surtout on nous exhibe la
famille au complet : Clytemnestre, Agamemnon, Electre, Chrysothémis, le
petit Oreste avant son œdipe, tout le monde est là, soit comme figurants témoins
des affres des protagonistes, sagement installés dans leur canapé des familles,
soit dans le ballet. Car les Furies qui viennent tourmenter Oreste dans son
sommeil deviennent ici un Oreste en forme d’éphèbe nu, harcelé dans son lit par
une mère démultipliée : elle le provoque dépoitraillée, il la pénètre, il
la frappe, elle s’effondre, mais elle se relève, car la bougresse en veut encore.
Y a-t-il un psy dans la salle ? L’image est extrêmement forte d’ailleurs,
la chorégraphie magnifiquement réalisée, mais elle trahit surtout qu’après
avoir évidé Iphigénie en Tauride de
sa dimension sacrée et sotériologique, et décidé de réduire la catharsis à
celle du divan, il faut bien remplir
avec quelque chose.
Alors
on remplit. Et on tire Iphigénie en
Tauride du côté des Damnés de
Visconti : c’est précisément la scène du dîner orageux chez les Essenbeck
qui passe sur la TV du salon de la maison de retraite. Iphigénie remue de
vieilles photos de famille comme Ingrid Thulin après que son fils l’a violée,
et c’est justement ce que montre la chorégraphie déjà évoquée. Gluck a tenu le
pari d’une épure tragique concentrée sur trois personnages ? Qu’à cela ne
tienne, voici vingt (!!) figurants, et pour qu’Iphigénie ne se sente pas trop
seule, on en met une deuxième –pas très causante d’ailleurs –, et puis des
pensionnaires d’une maison de retraite, puisque tout commence dans le décor
unique d’une sorte de dortoir pour dames âgées, vaguement chic mais un peu
glauque aussi (on est post-etwas ou
on ne l’est pas).
Mireille Delunsch, méconnaissable en bourge passée mode bling-bling (on pense à la vieille harpagone des Feux de l’amour), entonne le début orageux de l’opéra dans une crise de réminiscence :
une infirmière lui donne des cachets, mais ça ne suffit pas, alors elle chante « Ô toi qui prolongeas mes jours »
devant un lavabo et puis, hop, elle tombe inanimée. C’est alors que, tel Zorro
surgi hors de la nuit, Iphigénie jeune apparaît, mais en robe rouge, du genre
de celles que portent les pouffes qui vont en boîte le samedi en bordure de rocade. Flash-back, et tout le tintouin. Thoas est un gros beauf en marcel et
survet, qui roule en fauteuil électrique. Bzzzzzzzzz. Oreste est amené par les
méchants Scythes (mais c’était peut-être des infirmières, je ne sais plus, vu
que la Danse des Scythes est une farandole de carnaval organisée par des
infirmières pour les vieilles pensionnaires) ; et pour montrer qu’il a déjà
beaucoup souffert, il a une chemise déchirée de baroudeur, maculée de sang, un bandage
autour de la tête et bien sûr de grosses lunettes noires. Plus tard, pour
montrer que Pylade est trop désespéré, il vide une bouteille de whisky en
chantant « Divinité des grandes âmes ».
Le public ne reprend pas en chœur : « et glou et glou et glou » – l’ingrat ! C’est mal de se moquer, mais voyez-vous, chère madame, l’héroïque,
c’est un article que nous ne faisons plus du tout. Les héros sont d’ailleurs
tellement fatigués que Pylade s’échoue contre Oreste qui s’était déjà endormi.
Des journées comme ça, on n’en souhaite à personne… Où est la cellule de soutien psychologique ?
Si
vous croyez que c’est facile de meubler ! Forcément, on racle un peu les
fonds de tiroir. Et comme Iphigénie n’est plus prêtresse, qu’elle n’invoque
plus Diane (n’écoutez pas ce qu’elle chante), il faut bien l’occuper à un
stress plus lisible. Donc, elle serre très fort un gros coussin dans la scène où
elle doit choisir lequel des deux Grecs elle va épargner. C’est ce qui s’appelle
progresser dans le régressif. « Je t’implore
et je tremble, ô déesse implacable » : elle caresse un peu Oreste
puis un peu Pylade (à votre service !) avant de s’évanouir. Trop de
stress, vraiment. Trêve de persiflage. Il faut bien se rendre à l’évidence :
la plupart du temps, dans ce spectacle, la « relecture » audacieuse d’Iphigénie en Tauride dissimule à peine
les vieilles ficelles du mélodrame bourgeois (eh oui), relookées avec les accessoires de
saison qu’a plébiscités la scène actuelle. J’ai omis de préciser
(mais est-ce nécessaire ?) qu’il y a évidemment un écran vidéo, avec
Clytemnestre qu’on égorge en gros plan, au cas où le message ne serait pas bien
passé. Biiiiip !
Griefs à la mesure de l’agacement devant ce remplissage fécond en puérilités, devant ce refus de ce qu’est l’œuvre, non pas son anecdote mais sa fantasmatique de théâtre. Les critiques paresseux disent dans ce cas que le régisseur « a un univers bien à lui ». Il n’empêche, Warlikowski est un homme
de théâtre considérable, malgré les conventions nouvelles qu’il traîne après
soi. Même absurde, la scène se caractérise par un climat étrange (superbes éclairages !),
le prosaïsme hasardeux de ce que j’ai détaillé se trouvant plus d’une fois pris
dans une forme paradoxale d’onirisme. La scène de reconnaissance d’Oreste est
magnifiquement mise en scène : et l’image de Mireille Delunsch assise aux
pieds d’Oreste, tous deux face au public, elle tenant les bras levés vers lui
sans le voir, ne s’oublie pas. Il est vrai que la fin heureuse se trouve esquivée, « comme de bien entendu » : Oreste et Pylade chantent leurs derniers vers depuis le
parterre, laissant Iphigénie en rade à Tauris. Voilà le malheur qui guette les filles
à pédé ! Dans l’antique tragédie, le chœur en ferait son beurre, peut-être.
Sérieusement : la cérémonie funèbre qui clôt l’acte II (« Contemplez ces tristes apprêts »)
et qui donne lieu ici à la mastication collective des vieilles pensionnaires
assises à l’avant-scène, impassibles, face au public, peut bien avoir déchaîné
les foudres d’une partie du public à la création du spectacle : elle s’impose
par quelque chose d’étrangement émouvant, sans doute aussi parce que, pour le
coup, Warlikowski restitue dans son idiolecte ce qui fait le fond de la
dramaturgie de Guillard et Gluck : le rituel, la méditation sur la mort.
Mais l'on m'avait caché ça!
RépondreSupprimerC'est bon de rire dès le matin ;-)
Que de souvenirs!
C'est bien la première fois que je te vois louer Bolton! Je comprends que tu aies mis des années à publier cet article, une telle remise en cause prends du temps. #déni #freud #encoreunverreSigmund!
RépondreSupprimerC'est bien pour ça que je demandais une cellule de soutien psychologique. En tant que personne vulnérable. Alors oui, un remontant, bitte !
SupprimerCela dit, je n'ai pas le souvenir de m'être beaucoup exprimé sur Bolton, que j'ai finalement peu entendu. Ou alors c'était durant mes crises à la clinique.
(Désolé pour la lenteur, mais comme j'ai les bras attachés derrière le dos, je tape avec le nez)