Felix Mendelssohn, Elias, op.
70 (version révisée de 1847)
Elias :
Stéphane Degout, baryton
Soprano I /
la Veuve de Sarepta / un Ange / un Séraphin : Julia Kleiter, soprano
Alto I / la
Reine Jézabel / un Séraphin : Anaïk Morel, mezzo
Abdias /
Achab : Robin Tritschler, ténor
L’Enfant / un
Ange / un Séraphin : Judith Fa, soprano
Un Ange / un
Séraphin : Lucile Richardot, alto
Ensemble
Pygmalion
Direction :
Raphaël Pichon
Toulouse, Halle aux Grains, 3 décembre
2016
Que
penser ? Qu’à force d’être si rarement donnés en France les sommets de la
musique religieuse de Mendelssohn attirent moins le public ? Ou que son
seul nom, malgré ceux de Raphaël Pichon et de Stéphane Degout, fait vaciller la
constance des abonnés de la saison « Grands interprètes » qui
remplissent en majeure partie la salle ? La configuration circulaire de la
Halle aux Grains aura du moins ajouté une impression jouissive d’enveloppement
à un concert d’exception, disons même enthousiasmant, où les solistes prennent place
dans l’orchestre tandis que les quarante chanteurs du chœur, disposés sur deux
rangs, ferment de leur propre courbe le cercle des interprètes.
L’excellence
de l’interprétation, laquelle soutient la comparaison avec nombre de versions
discographiques, tient d’abord à son homogénéité. La distribution vocale est
sans la moindre faille : Judith Fa en Enfant donne remarquablement le
change avec tout le confort d’un soprano féminin, et le programme aurait pu
nommer les deux excellentes solistes sorties du chœur pour les ensembles
angéliques de la seconde partie, notamment Lucile Richardot, captivante de
phrasé comme de timbre. Mais la réussite tient d’abord à la cohésion si souple
de l’Ensemble Pygmalion (orchestre et chœur), à la manière si équilibrée du
chef, qui trouve la ferveur et la grandeur, y compris l’influx dramatique des
grands tableaux, tout en libérant cette respiration de tendresse, ces
colorations délicates mais « indélébiles » (comme disait Robert Schumann à propos du Paulus), qui caractérisent le langage de Mendelssohn.
Le
chœur démontre tout au long de la soirée qu’il peut à peu près tout. Témoins la
ductilité (avec juste ce qu’il faut d’onction) et la longue ligne amie de la
précision (« Wohl dem, der den Herrn
fürchtet »), la profondeur recueillie des deux derniers chœurs, le feu
croissant de la fresque des prêtres de Baal, la science dynamique du chœur des
trois éléments (« Der Herr ging
vorüber ») où éclatent en même temps la netteté du verbe, la plasticité
du ton et la ténacité des couleurs – on n’en finirait pas de célébrer ce talent
protéiforme au sein de l’unité, qui permet aussi sans dommage de confier à une
partie du chœur le double quatuor vocal ponctuant la première intervention de
l’Ange.
L’orchestre,
lui, réunit les avantages d’un effectif conséquent et vaillant, d’une précision
rythmique sans ostentation et enfin des timbres « à l’ancienne »,
dont profitent ici la beauté poignante des vents pour la Veuve de
Sarepta, le dialogue du soprano solo avec la flûte et le groupe des bois dans
« Höre, Israel ! », ce hautbois suspendu dans l’ultime arioso d’Élie, le
lyrisme parfaitement dosé du violoncelle dans « Es ist genug » – air de solitude conduit par le chef à un tempo tellement juste, sans surligner la pulsation des basses, avec une petite harmonie vigilante mais intégrée au propos. Car ces beautés de détail n’émiettent jamais la substance ni la conception d’ensemble.
Si Raphaël Pichon semble très heureusement concevoir sa direction à partir du
noyau choral, son geste tout d’attention et d’harmonie ne conduit pas moins à
bon port un ensemble instrumental qui ne rayonne pas moins que le quatuor des
solistes (d’un galbe splendide) dans « Wohlan,
alle die ihr durstig seid ». On songe même, plus d’une fois, que la
poésie spirituelle de Mendelssohn convient plus à l’esprit du chef que tel
Rameau qu’il a déjà dirigé.
Les
quatre chanteurs principaux, au-delà de leurs personnalités et de l’excellence
de leur élocution allemande (Elias a
beau avoir été créé en anglais, ses parties vocales sonnent quand même mieux
ainsi), enchantent par leur perfection musicale (intonation, soutien, dessin
des phrases). C’est à peine s’il manque à Robin Tritschler un je ne sais quoi de
timbre et de liberté pour la piété de « Dann werden die Gerechten leuchten » (l’orchestre s’y couvre
discrètement de gloire), mais sa clarté musicale, son émission haute avec ce
qu’il faut de résonance du medium, la suavité de son récit du sommeil d’Élie (« Siehe, er schläft »), l’à-propos de ses nuances n’appellent
que des louanges.
Remplaçant
Marianne Crebassa d’abord annoncée, Anaïk Morel (formée à Lyon puis à l’Opéra
de Bavière où elle fut en troupe plusieurs saisons) est pour moi une
révélation. Dans l’étrange arioso pour alto qui surgit avant la fin de la
sécheresse (Ière partie), elle ravit par sa couleur individuelle, la
fermeté d’un chant toujours articulé et parlant, mais dont la texture reste souple
et le ton mobile. Non contente de faire dignement l’ange en quatuor dans la IIe
partie, elle s’impose dans les appels haineux de Jézabel, saisissante sans
cesser d’être subtile (le détail du texte est magistralement senti et
rendu) : preuve une fois de plus que la force dramatique n’est pas une
question de décibels. Musicienne considérable.
La
participation de Julia Kleiter est une des bénédictions du concert : par
sa rondeur, son frémissement, sa tenue technique toujours résorbée en
naturel, plus encore peut-être par sa qualité de sentiment, indispensable à
cette musique. Sans doute l’air de la Veuve manque d’arêtes, sinon de mots,
dans l’expression du désespoir, mais sa réponse à Élie après le miracle
bouleverse par sa pureté musicale. Ce qu’elle réussit à l’ouverture de la IIe
partie est phénoménal : dévotion douloureuse sans dolorisme, sans rien de
déclamatoire, pénétrante cependant.
Et le récitatif par lequel l’Ange annonce que Dieu va paraître dans sa
gloire et qu’Élie doit voiler son visage (« Verhülle dein Antlitz ») manifeste une économie expressive du
silence, un contrôle de la montée vers l’aigu, qui suffiraient à signaler le
rang de cette artiste qu’il est également beau d’entendre à l’écoute de ses
partenaires dans les ensembles, mais aussi de voir, assise sur le côté, absorbée
dans l’écoute du chœur avec un sourire de reconnaissance.
Elias nécessite un baryton de
premier ordre, pour la qualité de chant, d’expression, pour la présence immédiate.
Les deux phrases du Prophète qui commencent l’oratorio, avant même l’Ouverture,
font deviner – toute la suite le confirme – que Stéphane Degout est à la
hauteur, vocalement bien sûr, mais aussi pour la qualité du discours. Son chant magnifiquement sain
et assis fait entendre d’emblée cette densité ombreuse qui impose l’autorité du
personnage, et son mystère. La puissance est là, mais autrement précieuse est
la possession du sens dynamique, de la construction, du coloris. L’affrontement
sublime avec les prêtres de Baal culmine certes dans l’appel au massacre puis
l’air véhément aux vocalises impeccables, mais le saisissement n’est pas
moindre avec l’invocation au feu céleste, attaquée piano, insinuante (« Der
du deine Diener machst zu Geistern »), tandis que la grande prière qui
précède, accompagnée par les bois, marie parfaitement l’onction et la majesté.
Cette majesté indemne de grandiloquence domine en fait ses interventions dans
toute la séquence, impériales en vérité, mais elle imprégnait déjà la douceur
compatissante du dialogue avec la Veuve de Sarepta, l’invocation avant le
miracle (« Herr, mein Gott, vernimm
mein Flehn ! ») comme les simples mots qui le signifient : « Siehe da, dein Sohn lebet » –
merveille en effet.
Alors
l’éloquence et la présence poétique d’Élie résultent à la fois d’un verbe franc,
exempt de surarticulations, et d’une imagination sonore qui ne s’exhibe jamais.
La IIe partie est particulièrement impressionnante encore, ainsi le
veut Mendelssohn, encore faut-il que l’interprète coopère. La réponse à Abdias exhortant
le Prophète à se cacher dans le désert a ceci de fascinant que Stéphane Degout
donne alors l’impression, par la coloration du timbre et la qualité de phrasé,
d’un homme plus âgé, ou plutôt accablé par son expérience – à partir de quoi le
grand monologue « Es ist genug »
va se déployer avec autant d’humanité, de dépouillement que de noblesse : la
répétition des premiers vers à la fin est poignante à proportion de tout ce
qu’elle contient. De même, l’arioso
final (« Ja, es sollen wohl Berge
weichen ») fait entendre simultanément l’austérité et la ferveur, en
balance superbe avec l’orchestre. Au terme de l’oratorio, dont une des beautés
est d’éluder les tableaux les plus spectaculaires diffusés par l’iconographie (l’ascension d’Élie dans son char de feu), on admire
combien la partition flatte les ressources et la maturité vocales qui sont aujourd’hui
celles de Stéphane Degout ; mais plus encore comment l’artiste, par sa rigueur sensible, a su entrer dans l’esprit de la musique. Vertu de
simplicité, en somme.
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