Christoph Willibald
Gluck, Armide (1777)
Armide : Gaëlle
Arquez, mezzo-soprano
Renaud :
Stanislas de Barbeyrac, ténor
Hidraot : Florian
Sempey, baryton
La Haine :
Aurélia Legay, soprano
Phénice / Mélisse / un
Plaisir : Harmonie Deschamps, soprano
Sidonie / une Bergère
héroïque / Lucinde / un Plaisir : Olivia Doray, soprano
Aronte / Ubalde :
Thomas Dolié, baryton
Artémidore / le
Chevalier danois : Enguerrand de Hys, ténor
La Naïade /
Coryphée : Constance Malta-Bey, soprano
Coryphées : Luc
Seignette, Jean-Philippe Fourcade, Jean-Paul Bonnevalle
Chœur de l’Opéra de
Bordeaux
Les Musiciens du
Louvre
Direction : Marc
Minkowski
Bordeaux, Auditorium
Dutilleux, 6 novembre 2016
C’était le 4 octobre
1996 et la mémoire n’en pâlit pas. Le concert était inclus dans le programme de
je ne sais plus quel festival du Périgord, mais avait lieu au Grand-Théâtre de
Bordeaux, qu’on inaugura sous Louis XVI avec du Gluck justement (Iphigénie en Tauride). C’était la
première fois que j’entendais sur scène cet opéra si souvent écouté dans
l’enregistrement de Richard Hickox, avec Felicity Palmer en Grande Sorcière.
Marc Minkowski et Mireille Delunsch parlaient la langue de Gluck comme je ne
l’imaginais pas, le plateau était beau comme en rêve (Yann Beuron en
silhouette, excusez du peu), le surgissement d’Ewa Podles dans l’acte de la
Haine saisissait la salle entière, mais c’est ce théâtre musical qui ne vous
lâchait pas, se déroulant sans trêve comme un flux de passions et de fascination.
Une révélation, mais d’abord une expérience,
qui faisait enfin comprendre comment cette musique d’opéra, avec son idiome hardi,
avait pu rendre fou, ou furieux, ou fanatique, quand elle parut.
Marc Minkowski n’a pas
achevé au disque le cycle des Gluck parisiens qui s’annonçait : Iphigénie en Aulide est décidément
l’éternelle sacrifiée des programmations, et la compression de la partition
dans le spectacle affligeant de Pierre Audi à Amsterdam (les deux Iphigénie écourtées pour être données
dans la même soirée ont eu le triste honneur du dvd) ne compense évidemment
pas. Or le chef revenait à Armide cet
automne pour une production scénique à l’Opéra de Vienne, dans une mise en
scène d’Ivan Alexandre, avec pour le couple protagoniste les deux mêmes
interprètes que lors des concerts à Bordeaux puis à Paris qui s’en sont suivis
– on suppose que la mise en espace particulièrement soignée lors du concert en
découle aussi. C’est à peu près la seule justification du choix de cet Auditorium
sans âme, dont l’acoustique est inférieure, en l’occurrence, à celle du
Grand-Théâtre.
Mais il suffit que
l’orchestre attaque l’Ouverture, et vous voilà empoigné par cette sonorité à la
fois opulente et nerveuse, à trois dimensions, magnifique exactement, qui vous embarque
comme par un portique dans un monde d’inquiétudes autant que d’éclat. La
manière du chef n’a guère changé depuis 1996 et l’enregistrement issu des
concerts d’alors, sinon que le geste à la fois plus libre et plus impérieux,
plus sûr peut-être des richesses de son royal orchestre. Le tempo semble ainsi
plus large qu’autrefois dans l’ultime confrontation d’Armide et de Renaud, la
séquence chorale de l’acte I plus martiale. Enflammée (chœur compris), la
séquence de la Haine laisse pantois, avec des écarts dynamiques
presqu’effrayants, mais l’ostinato des cordes qui accompagne les derniers vers
d’Armide à la fin de cet acte III (ajoutés au livret original de Quinault)
paraît souligné avec un rien de complaisance, tandis que la réplique d’Armide à
Hidraot au I (« La chaîne de l’Hymen m’étonne ») donne une impression
bien peu probante d’alanguissement, d’étirement artificiel. Les danses, elles,
témoignent d’un superbe approfondissement poétique (jeux de timbres et
respiration plus ample dans le Moderato
du Songe) à l’exception cependant de la Chaconne de l’acte V, bizarrement
précipitée, comme en apnée, indansable de fait. Tout le contraire de l’onirisme
élargi de l’acte II, qui donne encore mieux corps au fantasme de toute cette
partie, et la flûte solo d’Annie Laflamme (gloire à elle) dépasse encore en
mystère l’excellente Kate Clark de 1996.
D’un certain point de vue, et sans
éroder cette pulsation intime sans laquelle Armide
ne vit pas, Minkowski et son orchestre illustrent un Gluck plus berliozien
qu’avant, assumant plus manifestement un poids, une intensité de coloris qui
fait aussi partie de cette musique, sans jamais que le sentiment affleure d’un
embourgeoisement. Personne, à la vérité, ne comprend et ne rassemble aussi bien
le langage de Gluck, jusqu’à la transe collective qu’il ambitionne. Même
l’interprétation très vive et théâtrale d’Ivor Bolton dans une Armide donnée à l’Opéra d’Amsterdam
(automne 2013, mise en scène de Barrie Kosky) n’atteignait pas cette puissance
fantasmatique.
Pareille magnificence
de l’orchestre suppose aussi des chanteurs capables d’en soutenir la beauté. La
distribution vocale est sans défaut notable dans la cuirasse, même si
l’interprète de Phénice, soprano timide et parfois incertain, est loin de
valoir Françoise Masset. On est plus séduit par la Coryphée soprano, Constance
Malta-Bey, sortie du chœur bordelais, à la fois gracieuse et consistante,
musicalité rare. Comme le plus souvent avec Marc Minkowski les rôles
secondaires ne sont pas simplement remplis mais font entendre des personnalités
intéressantes. L’étroitesse du ténor d’Enguerrand de Hys est amplement
revanchée par son élégance, une réelle présence et une élocution absolument
parfaite. L’irruption d’Aronte à la fin du I fait tout l’effet qu’elle doit
faire grâce à l’autorité vocale et dramatique de Thomas Dolié, et ses couleurs,
son imagination exacte portent aussi la mésaventure des chevaliers à l’acte IV
– lequel même raboté est toujours suspect d’intermède, à plus forte raison sans
les effets scénographiques qui lui donnent son sens.
Florian Sempey a tout
le poids et le mordant d’Hidraot, son chant expansif et volontiers emphatique
rencontrant le caractère du personnage. Aurélia Legay ne saurait rivaliser avec
une Ewa Podles gigantesque, mais son expérience des opéras français antérieurs
(Rameau au premier chef), son grain abrasif et son intelligence d’artiste
rendent sa composition de la Haine inquiétante à un degré remarquable – et pas
seulement parce qu’elle a l’air de s’être fait la tête de la jeune Rita Gorr.
Le fiel, l’insinuation, la coloration insidieuse des phrases (l’invocation
lente à l’Amour !), tout cela produit un personnage étonnant,
merveilleusement adéquat au propos théâtral.
Que dire de Stanislas
de Barbeyrac, sinon qu’il donne de Renaud une incarnation à peu près sans
exemple ? Je ne l’avais plus entendu depuis quelques années, et j’ai
d’abord été frappé par son caractère héroïque, très différent de la finesse un
peu gourmée de Charles Workman. Le chant n’a pourtant rien de forcé, mais on
entend rayonner dans ce timbre si riche, dans ce geste généreux, un véritable
érotisme vocal, avec un verbe altier. Voici réunis l’homme de guerre et l’amant
voluptueux, s’il est vrai que les lignes du Sommeil sont admirablement
déployées, jusqu’à des nuances phénoménales (« Des charmes du sommeil j’ai
peine à me défendre »). Frédéric Antoun à Amsterdam était déjà exceptionnel, mais on jouit ici d’une
incarnation plus complexe, pour un personnage en somme intermittent, et ingrat
(en un sens) à défendre. Barbeyrac réussit en outre la plus belle scène de
séparation qui soit, si ce n’est que sa partenaire ne procure pas toutes les
satisfactions qu’elle promettait.
Gaëlle Arquez a
plusieurs fois fait preuve dans Rameau (Iphise, Phébé) de qualités éminentes
qui semblaient la prédisposer à Gluck : tenue et relief dans le chant
comme dans ce port d’altesse, intelligence et audace expressive, une noble
fierté colorait son organe. Voilà de quoi penser qu’elle serait comme à la
maison dans Armide. Laissons de côté
la sensualité impérieuse de la personne, qui en impose en effet quand elle paraît en scène – et
ce n’est pas un mince mérite pour jouer le personnage. Dès l’acte I, un parti
pris de legato constant déconcerte dans la mesure où la diction est étrangement
négligée : multiplication des hiatus faute de liaisons (« un dépit
extrême »), pas de redoublement des consonnes nasales (d’où un
« étonne » assez flasque), suppression surtout
dommageable des H aspirés : « Que je le hais ! » y perd les
deux tiers de son expression. À quoi s’ajoute une réalisation déplaisante des E
atones, systématiquement trop ouverts.
Il en résulte une
déclamation qui trop souvent semble glisser à la surface de ce texte admirable.
Paradoxalement, cette voix dense, au métal si beau, plus puissante et fauve que
celle de Mireille Delunsch il y a vingt ans (celle-ci trouvait sa limite dans
les fureurs du monologue final), n’offre pas, loin s’en faut, un théâtre aussi
congruent à la langue ou même au caractère. Là où Delunsch traduisait les
moindres tours, retours et conflits internes du personnage, et bouleversait à
mesure qu’elle semblait construire une incarnation dramatique à partir du cœur
poétique des mots (« Que s’il se peut, je le haïsse », exemple entre
trente), la déclamation de Gaëlle Arquez trahit un manque de précision mais
aussi de liberté dans l’intégration du détail, gênant la coagulation (si l’on
peut dire) de la figure.
Ainsi de l’air
inaugural de l’acte III (« Ah, si la liberté me doit être ravie »),
que l’Armide du moment chante avec la même douceur élégiaque, un peu dénervée,
que « La chaîne de l’Hymen m’étonne » (I, 2), mais sans
l’éloquence triste, plus tragique au fond, qu’inventait Delunsch. Dans la scène
suivante au contraire, Arquez joue sur le métal terrible de la voix pour
« L’Enfer n’a pas encor rempli mon espérance », avec un effet
saisissant de compacité : l’airain après le velours. Est-ce par conception
très polarisée du personnage ? Mais le grand monologue devant Renaud
endormi ne trace qu’en partie les méandres psychologiques, comme si le paysage
en était simplifié au profit d’une conception plus ouvertement vocale. La
déception vient surtout de la fuite de Renaud, où la dimension cyclothymique du
personnage, la ruse inhérente à la passion, ce tissu d’involutions, se
transforme en peinture trop univoque de la femme souffrante, et là encore par
le choix apparemment de surexposer un registre élégiaque, de pair avec un
alentissement lyrique du discours. Triomphe pour la cantatrice, certes, mais il
n’est pas bien sûr que Gluck (et Quinault !) en sortent vainqueurs comme
il y a vingt ans.
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