samedi 12 janvier 2013

Détour par le jardin





Egmond, [juin] 1645

Madame,

Je n’ai pu lire la lettre que Votre Altesse m’a fait l’honneur de m’écrire sans avoir des ressentiments extrêmes de voir qu’une vertu si rare et si accomplie ne soit pas accompagnée de santé, ni des prospérités qu’elle mérite, et je conçois aisément la multitude des déplaisirs qui se présentent continuellement à Elle, et qui sont d’autant plus difficiles à surmonter, que souvent ils sont de telle nature que la vraie raison n’ordonne pas qu’on s’oppose directement à eux et qu’on tâche de les chasser. Ce sont des ennemis domestiques, avec lesquels étant contraint de converser on est obligé de se tenir sans cesse sur ses gardes, afin d’empêcher qu’ils ne nuisent ; et je ne trouve à cela qu’un seul remède, qui est d’en divertir son imagination et ses sens le plus qu’il est possible, et de n’employer que l’entendement seul à les considérer, lorsqu’on y est obligé par la prudence.

On peut, ce me semble, aisément remarquer ici la différence qui est entre l’entendement et l’imagination ou le sens ; car elle est telle que je crois qu’une personne qui aurait d’ailleurs toute sorte de sujet d’être contente, mais qui verrait continuellement représenter devant soi des tragédies dont tous les actes fussent funestes, et qui ne s’occuperait qu’à considérer des objets de tristesse et de pitié qu’elle sût être feints et fabuleux, en sorte qu’ils ne fissent que tirer des larmes de ses yeux, et émouvoir son imagination sans toucher son entendement, je crois, dis-je, que cela seul suffirait pour accoutumer son cœur à se resserrer et à jeter des soupirs ; ensuite de quoi la circulation du sang étant retardée et ralentie, les plus grossières parties de ce sang, s’attachant les unes aux autres, pourraient facilement lui opiler la rate, en s’embarrassant et s’arrêtant dans ses pores ; et les plus subtiles, retenant leur agitation, lui pourraient altérer le poumon, et causer une toux qui à la longue serait fort à craindre. Et au contraire une personne qui aurait une infinité de véritables sujets de déplaisir, mais qui s’étudierait avec tant de soin à en détourner son imagination qu’elle ne pensât jamais à eux que lorsque la nécessité des affaires l’y obligerait, et qu’elle employât tout le reste de son temps à ne considérer que des objets qui lui pussent apporter du contentement et de la joie, outre que cela lui serait grandement utile pour juger plus sainement des choses qui lui importeraient, pour ce qu’elle les regarderait sans passion, je ne doute point que cela seul ne fût capable de la remettre en santé, bien que sa rate et ses poumons fussent déjà fort mal disposés par le mauvais tempérament du sang qui cause des obstructions ; à quoi je juge que les eaux de Spa sont très propres, surtout si Votre Altesse observe en les prenant ce que les médecins ont coutume de recommander, qui est qu’il se faut entièrement délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de médications sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien. Ce qui n’est pas perdre le temps, mais le bien employer ; car on peut cependant se satisfaire par l’espérance que, par ce moyen, on recouvrera une parfaite santé, laquelle est le fondement de tous les autres biens qu’on peut avoir en cette vie.

Je sais bien que je n’écris rien ici que Votre Altesse ne sache mieux que moi, et que ce n’est pas tant la théorie que la pratique qui est difficile en ceci ; mais la faveur extrême qu’Elle me fait de témoigner qu’Elle n’a pas désagréable d’entendre mes sentiments me fait prendre la liberté de les écrire tels qu’ils sont, et me donne encore celle d’ajouter ici, que j’ai expérimenté en moi-même qu’un mal presque semblable, et même plus dangereux, s’est guéri par le remède que je viens de dire. Car étant né d’une mère qui mourut peu de jours après ma naissance, d’un mal de poumon causé par quelques déplaisirs, j’avais hérité d’elle une toux sèche, et une couleur pâle que j’ai gardée jusques à l’âge de plus de vingt ans, et qui faisait que tous les médecins qui m’ont vu avant ce temps-là me condamnaient à mourir jeune. Mais je crois que l’inclination que j’ai toujours eue à regarder les choses qui se présentaient du biais qui me les pouvaient rendre le plus agréables, et à faire que mon principal contentement ne dépendît que de moi seul, est cause que cette indisposition, qui m’était comme naturelle, s’est peu à peu entièrement passée.
[…]




La Haye, 22 juin 1645

Monsieur Descartes,

Vos lettres me servent toujours d’antidote contre la mélancolie, quand elles ne m’enseigneraient pas, détournant mon esprit des objets désagréables qui lui surviennent tous les jours pour lui faire contempler le bonheur que je possède dans l’amitié d’une personne de votre mérite, au conseil duquel je puis commettre la conduite de ma vie. Si je la pouvais encore conformer à vos derniers préceptes, il n’y a point de doute que je me guérirais promptement des maladies du corps et des faiblesses de l’esprit. Mais j’avoue que je trouve de la difficulté à séparer des sens et de l’imagination des choses qui y sont continuellement représentées par discours et par lettres, que je ne saurais éviter sans pécher contre mon devoir. Je considère bien qu’en effaçant de l’idée d’une affaire tout ce qui me la rend fâcheuse (que je crois m’être seulement représenté par l’imagination), j’en jugerais tout aussi sainement et y trouverais aussitôt les remèdes que l’affection que j’y apporte. Mais je ne l’ai jamais su pratiquer qu’après que la passion avait joué son rôle. Il y a quelque chose de surprenant dans les malheurs, quoique prévus, dont je ne suis maîtresse qu’après un certain temps, auquel mon corps se désordonne si fort, qu’il me faut plusieurs mois pour le remettre, qui ne se passent guère sans quelque nouveau sujet de trouble. Outre que je suis contrainte de gouverner mon esprit avec soin pour lui donner des objets agréables, la moindre fainéantise le fait retomber sur les sujets qu’il a de s’affliger, et j’appréhende que, si je ne l’emploie point pendant que je prends les eaux de Spa, il ne se rende plus mélancolique. Si je pouvais profiter, comme vous faites, de toute ce qui se présente à mes sens, je me divertirais sans le peiner. C’est à cette heure que je sens l’incommodité d’être un peu raisonnable. Car si je ne l’étais point du tout, je trouverais des plaisirs communs avec ceux entre lesquels il me faut vivre, pour prendre cette médecine avec profit. Et au point que vous l’êtes, je me guérirais, comme vous avez fait. Avec cela la malédiction de mon sexe m’empêche le contentement que me donnerait un voyage vers Egmond, pour y apprendre les vérités que vous tirez de votre nouveau jardin. Toutefois je me console de la liberté que vous me donnez d’en demander quelquefois des nouvelles, en qualité de

Votre très affectionnée amie à vous servir,
Elisabeth




1 commentaire:

  1. Souris qui passe16 janvier 2013 à 09:38

    Le jardin est pour l'instant impraticable...
    Celui-ci est à Paris en ce moment (Pinacothèque), j'en ai profité en décembre: cure merveilleuse!

    http://a388.idata.over-blog.com/3/14/98/68/Tableaux-du-samedi/van-gogh-le-jardin-de-l-asile-a-saint-remy-1889.jpg

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