dimanche 19 janvier 2014

Oui, c'est elle



Edita Gruberova
Récital Mozart
Orchestre de chambre de Munich
Dir. Douglas Boyd
Bordeaux, Auditorium, 17 janvier 2014

Don Giovanni :
Ouverture
Récitatif et air de Donna Anna « Crudele ? – Non mi dir »
Six Danses allemandes K. 606
L’Enlèvement au sérail :
Récitatif et air de Constance « Welcher Wechsel – Traurigkeit »
Adagio et fugue en ut mineur K. 546
L’Enlèvement au sérail :
Air de Constance « Martern aller Arten »

Mitridate re di Ponto :
Ouverture
Récitatif et air de Xipharès « Qual tumulto – Soffre il mio cor con pace »
Idomeneo : Ballet
Les Noces de Figaro :
Récitatif et air de Suzanne « Giunse alfin il momento – Deh vieni non tardar »
Così fan tutte :
Ouverture
Récitatif et air de Fiordiligi « Temerari ! – Come scoglio »

En bis : Idomeneo :
Récitatif et air d’Électre « O smania ! o furie ! – D’Oreste, d’Ajace »


« Cependant c’était de cette distance-là qu’on venait à moi… ; elle avait pourtant cinquante ans, mais je ne m’en ressouvenais plus, je ne lui désirais rien ; eût-elle eu vingt ans de moins, elle ne m’aurait pas paru en valoir mieux ; c’était une déesse, et les déesses n’ont point d’âge. »

Marivaux, Le Paysan parvenu


Ceux qui venaient (on en connaît) pensant assister à un Grubi Show, rêvant peut-être aux outrances conjuguées d’une cantatrice à l’expressionnisme scabreux et d’un fan-club machinalement hystérique, ceux-là en auront été pour leurs frais. Car ce premier concert d’une série européenne n’a fait paraître ni épouvantail ni fantôme, ni seulement le phénomène de longévité dont de bonnes âmes ont cru bon de faire un argument publicitaire, mais cette chose évidente et rare : un tout grand chant mozartien – la poésie d’une manière, incarnée dans une personnalité qui s’affirme sur scène dans son caractère étrange comme dans sa discipline. Quand Edita Gruberova entre en scène, entre aussi avec elle une mémoire de l’interprétation, conservée par le disque, et ce sentiment sans doute suffirait à émouvoir d’abord quiconque l’a découverte au début des années 1980. Pourtant ce qui captive, ce n’est pas l’ombre du passé ranimée par quelques vestiges, mais véritablement un art assumé au présent, et parfois plus convaincant encore que les enregistrements flatteurs d’autrefois. Après tout, nous sommes en terre de Bordeaux, où les vertus métamorphiques du temps ne sont pas des fruits d’imagination.

La première fois que j’ai entendu Gruberova sur scène, c’était en 1982 au Festival d’Aix. Elle y chantait la Reine de la Nuit dans le spectacle inoubliable de Lucian Pintilié. Son entrée se passait en haut de cette galerie de bois inspirée du Globe Theatre, derrière une vitre aux reflets de bronze (tant pis pour la projection). À l’acte II, elle venait brandir le poignard dans l’arène en bas. J’attendais trop sans doute de l’interprétation vocale, conditionné que j’étais à la fois par les éloges d’André Tubeuf et par le disque d’Edda Moser. Le chant de Gruberova m’avait semblé plus fragile que saisissant, dans le suraigu en particulier, cependant je garde une impression très vive du climat de malaise qu’elle installait : cette Reine n’était pas éblouissante à proprement parler, mais inquiétante pour quatre, avec la froideur d’une idole-serpent, magnétique malgré les inégalités vocales. Car enfin le timbre avait cette poésie équivoque, et la phrase était tellement insinuante. Cette qualité de poésie, je l’avais entendue quelques mois plus tôt, en disque certes (la scène d’Ophélie dans Hamlet d’Ambroise Thomas), mais surtout en direct à la radio, quand peu après la mort de Karl Böhm l’Opéra de Vienne avait organisé une soirée d’hommage funèbre : alors Edita Gruberova  avait chanté l’air triste de Konstanze avec un tact, une gravité, une profondeur de sentiment inconnus de ses enregistrements officiels (et surtout pas dans l’intégrale Solti).

C’est plus tard, en février 1989 lors d’un récital avec orchestre au Théâtre des Champs-Élysées, que j’ai pu comprendre le charisme d’une artiste dont l’agilité saisissait moins, en somme, que l’imagination dynamique – enchanteresse – avec une malléabilité stupéfiante de la voix, de son rayonnement, de cet ascendant physique et subtil que le disque rend si mal. Le programme était spectaculaire, copieux (le Crudel periglio de Giunia, Zerbinetta en v.o., Traviata, la folie de Lucia), avec en bis l’air des talents d’Adèle et la Villanelle de Dell’Acqua. De cette piécette elle faisait un joyau et un songe. Les prouesses vocales – elle nen était pas avare – étaient abolies dans la sensation d’une aisance jamais lisse ou indifférente malgré la fluidité et la précision insensées du chant. C’était plus que l’élégance et le raffinement, c’était l’impression d’un état de grâce, à tous égards, également sensible dans la tension expressive de la voix (même éthérée) et dans sa façon de gagner la scène avec un glissement de sylphe.

Avant-hier à Bordeaux, sur la scène de cet auditorium en style Ikéa, elle est entrée d’un pas lent et sûr, silhouette alourdie, droite pourtant, sans rien de relâché ni de crispé : imposante comme une altesse, mais assujettie à la concentration d’un art mûri dans l’expérience. Une des beautés de ce concert, constante, était de ressentir la maîtrise de l’interprète et les difficultés qu’elle affronte en mesurant ses forces, lors même que le programme choisi, et intelligemment ordonné, ne ménage pas la voix ni surtout les ressources expressives d’une cantatrice. Le résultat a de quoi fasciner, dès le premier extrait.

Dans la scène de Donna Anna, dans son récitatif ou dans les vocalises finales, on entend la prudence délicate du chant. Il lui faut audiblement contrôler la précision des intonations, et sur ce point rares seront les instants du concert où la justesse ne sera pas assurée. Mais cette conscience prudente est aussi la voie vers l’intériorité superbe qui caractérise l’interprétation de la scène où Anna s’adresse à Ottavio. L’attaque pianissimo de la phrase « abbastanza per te mi parla amore » ne frappe pas parce qu’elle manifeste un artifice vocal mais parce qu’elle dispose la représentation dun espace mental qui n’est jamais loin du mystère. Dès qu’elle ouvre la bouche, Gruberova touche par la tenue du chant, par un sentiment de douleur rentrée, plus encore peut-être que par la lumière quasiment intacte du timbre, d’un brillant à peine patiné. La physionomie de la chanteuse a beau souligner les affects, sa voix, elle, ne présente aucun durcissement de l’expression, comme il est ordinaire chez bien des interprètes en fin de carrière. Même si quelques maniérismes de phrasé rappellent le caractère bien connu de l’interprète, on l’a entendue dans les années précédentes moins rigoureuse et plus encline à la préciosité des nuances ou des contrastes. S’impose là continûment une impression d’évidence, de pertinence, de justesse du sentiment – et on se souvient que Gruberova faisait partie de ces très rares interprètes de Donna Anna qui n’attaquent pas « Or sai chi l’onore » comme une Furie fulminante mais piano, conformément à la partition.

Après tant d’extravagances dans l’opéra romantique italien, ce retour à Mozart est comme la pierre de touche d’un art demeuré sans exemple ni équivalent. Les longues oreilles, qui n’aiment rient tant que réduire un chant à des qualités de hauteur, s’offusqueront de suraigus âpres ou agressifs (ceux de Gruberova n’ont jamais brillé par leur velouté) ou d’un registre grave encore plus spectral que naguère (l’air de Fiordiligi en pâtit). Mais cet accord de la singularité et de la discipline malgré les vicissitudes, ce sentiment de la phrase, cet art du portamento (non pas au sens actuel mais au sens classique de conduire et canaliser la voix), cette manière donc de phraser pour pénétrer un caractère, ce pouvoir de changer en une ou deux mesures la densité du temps, de faire entrer en concert l’auditeur dans un autre univers, tout cela est extraordinaire. J’allais oublier la netteté des mots, en particulier la différenciation  vigilante des voyelles et de leurs couleurs, quand tel Cherubino fêté à l’Opéra de Paris semblait récemment n’avoir que deux voyelles en bouche.

Se présenter à nouveau en Konstanze après quarante-six ans de carrière est un défi (l’air d’entrée « Ach ich liebte », peut-être le plus ardu, est écarté). « Traurigkeit » d’abord. Faut-il signaler que la voix est moins aisée et ductile que dans l’enregistrement dirigé (lourdement) par Solti ? Le récitatif est assez précautionneux, les fins de phrase seront un rien raccourcies parfois, mais le sens du coloris, la finesse de touche qui n’outre pas le pathétique, la précision frémissante de cette méditation rappellent que chante toujours une grande mozartienne, capable de faire d’un geste vocal un moment de poésie. Et puis l’air « Martern aller Arten ». Sur les derniers accords, Edita Gruberova, la tête portée en arrière, pousse un profond soupir. Ce n’est pas la mort qui l’a délivrée, comme le désire le personnage, mais sa science, son art du risque, son imagination d’interprète qui compensent amplement deux ou trois fléchissements qu’il est dérisoire de pointer à la craie sur l’ardoise. Prodige, au reste, que ce souffle continu qui porte impérialement les mots « Segen belohne dich » depuis le contre-ut longuement tenu jusqu’au grand trille conduisant au retour de l’Allegro assai : plus qu’une performance de virtuose (et ce trille-là n’est pas non plus un fantôme), voilà l’autorité sensible de la captive qui veut persuader, qui implore et affronte en même temps le potentat. La qualité plastique, le surgissement dynamique de la vocalise ne saisissent pas moins que jadis dans les traits de gamme avant la reprise de « Laß dich bewegen » (mesures 126-130). Ce qu’on entend là, cet art de prendre possession de l’espace musical et aussi de la situation théâtrale, cette bravoure vulnérable et obstinée à laquelle les années donnent un supplément d’humanité, de densité, c’est la Gruberova d’aujourd’hui, plus grande peut-être que sa légende dorée.

Il pouvait paraître curieux qu’Edita Gruberova revienne aujourd’hui au Sifare de ses débuts discographiques (l’intégrale de Mitridate dirigée par Hager en 1977). Façon de boucler la boucle, dans un rôle moins exposé qu’Aspasia ? L’expérience du concert est en tout cas celle d’une permanence et d’un accomplissement. Car l’ascendant si particulier de ce timbre aquatique, notamment dans les traits en staccato du premier air de Sifare, semble inchangé depuis l’époque de ces disques ; sauf que la froideur assez figée de la trentenaire d’alors – sorte de Nilsson rococo – a fait place  (dès le récitatif) à une autorité du discours sans agressivité, à une sensibilité dans la partie centrale absentes alors, et tributaires sans doute de la collaboration avec Harnoncourt dans les années qui suivirent. Dans ce contexte, même ce staccato si bien timbré gagne en force persuasive. La vocalisation est un peu savonnée, mais les grands intervalles trouvent Gruberova expressive et la cadence est magnifiquement tournée, sans rien de trop. Il est seulement dommage que l’orchestre ne lui apporte pas ici un soutien convenable. La phalange est pourtant de qualité (bois souverains dans l’ouverture de Così) mais la direction du chef marie bizarrement agressivité des accents et défaut de tension. Le ballet d’Idomeneo en souffrira dans ses sections délicates, l’ouverture de Mitridate s’enlise, et l’Adagio et fugue est carrément raté par manque de cohérence.

Clore le programme sur le « Come scoglio » de Fiordiligi était-il judicieux ? Gruberova n’a chanté le rôle que pour les besoins d’un film régi par Ponnelle et dirigé par Harnoncourt, estimant que sa voix convenait mal aux exigences du rôle dans le registre grave. Elle s’invente donc ici un grave assez étrange, non pas guttural, mais feutré, nébuleux, comme la voix des spectres troyens chez Berlioz. D’ailleurs les qualités expressives de cet air, sa virtuosité particulière, ne flattent pas forcément l’art ni l’esprit de Gruberova. Tant qu’à revenir à Mitridate, on aurait aimé entendre « Nel grave tormento » d’Aspasia.

Le choix d’insérer la scène de Suzanne n’allait pas de soi. C’est un rôle qu’Edita Gruberova n’a jamais abordé – sinon par le biais de l’air (banal) de remplacement « Un moto di gioia » ou tout récemment du disque Mozart dont ce concert reprend le programme – mais un air si dépourvu d’effets paraît confirmer une volonté de l’interprète de revenir au foyer de Mozart. Je n’ai pas été convaincu par son interprétation ultra-apprêtée, qui contrefait trop à mon goût la jeune fille un peu sucrée (pour ne pas dire la petite fille : vade retro, Baby Jane !). L’ensemble fait plus penser à une figurine rococo qu’à la respiration nocturne du jardin.

Un seul bis, mais généreux et surtout très étonnant. Gruberova a gravé l’intégralité du rôle d’Elettra au milieu des années 80, et le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne s’y montrait pas sous son meilleur jour : manque d’assise dans le grave, esprit un peu chichiteux, mesquin même, avec une scène de démence fausse d’esprit (rire gloussé compris). Le temps qui a passé sur cette voix, la maturité supérieure de l’interprète la conduisent aujourd’hui à brosser la scène de folie (le récitatif est donné dans sa version abrégée) avec une hardiesse et une imagination autrement convaincantes. Pour le coup, même ce grave livide sorti d’on ne sait où contribue à une composition qui n’est pas flamboyante (la voix ne le permettrait pas plus qu’autrefois) mais régie par une amertume sans remède : pas de vociférations, et c’est heureux, mais le poison fatal de la haine, destructeur du personnage qui en est le réceptacle. La vocalise descendante qui par deux fois mime un rire dément est certes jouée comme un rire sardonique (choix discutable en soi), mais cette fois, contrairement à l’enregistrement Decca, l’essai est transformé, le poids expressif est trouvé, et on se retrouve face à la Gruberova puissamment inquiétante, jusque dans les variations d’élocution et de couleur sur « Ceraste, serpenti ». À la fin du récitatif, sur « a pianto eterno », elle sait une dernière fois donner l’illusion que sa voix est le relais d’une source très lointaine du son, d’un son surnaturel qui la traverserait – comme un corps possédé d’une haine qui nest pas à elle : fureur sacrée, pour ainsi dire, où l’interprète ne s’abaisse pas à extrapoler un aigu complaisant sur la note finale. Cette Électre-là, en définitive, couronne non pas un show mais une ascèse d’artiste. Mozart est un grand poète, Gruberova est sa prophétesse, et les prophétesses n’ont point d’âge. 



Photo en tête : 
Edita Gruberova dans La Straniera à l'Opéra de Zurich

12 commentaires:

  1. Alors en 2014, on aura aussi des textes sur des concerts récents! Bien, bien, bien, bien, bien...

    (Merci)
    Et à partir d'aujourd'hui je dirais donc "Madame Grubi".

    RépondreSupprimer
  2. Vu le nombre de concerts auxquels je me rends, ne rêvez pas trop.

    On peut dire plutôt : Gospodina Grubi

    RépondreSupprimer
  3. Eh bien ... essai transformé à Paris, d'ailleurs très proche de tout ce que vous avez écrit, sans miracle mais sans affaissement non plus. Deuxième air de Constance plus réussi qu'il y a quelques années à Paris et surtout l'impression générale à la fois d'une détente, voire d'une décontraction et d'une fraicheur stupéfiante ... et je ne parle pas de l'état du timbre ou de la voix mais du résultat interprétatif. On a vraiment l'impression qu'elle chante Constance pour la première fois ... et quand en deuxième bis elle redonne la folie d'Elettra (Paris oblige ...) c'est chanté avec la même ferveur et la même concentration ... très étonnant. Public ravi ou au moins impressionné dans son ensemble.

    J'ai détourné les yeux pour l'air de Suzanne, ce qui a rendu plus neutre l'effet Baby Jane, je crois. Après "figurine rococo" ça n'est nécessairement pour me déplaire. Et puis,tenez, je me demandais si elle n'avait pas ses grandes ainées dans l'oreille en préparant ce concert. Presque un hommage aux années viennoises ... du coup j'ai même eu Seefried en tête.

    Fiordiligi peu utile, mais il y a des choses adorables (y compris un mouvement de main vers l'extérieur, très rhétorique, très aristocratique qui montre qu'elle a tout compris). Je suis curieux du film depuis longtemps, je crois que je vais sauter le pas.

    Le vidame à la retraite.

    RépondreSupprimer
  4. Tant mieux si vous n'avez pas été déçu. De mon côté je n'ai pas pu avoir de place pour le concert des Modigliani, c'est contrariant, mais il faut aimer les choses adverses.

    Je croyais que seuls les Italiennes chantaient avec les mains. Enfin, c'est toujours mieux de chanter Così avec les mains qu'avec les pieds.

    Si j'en juge par une photo publiée sur le net, hier soir c'est la même Japonaise qu'à Bordeaux qui lui a offert aux saluts un bouquet avec un grand éventail. Ça doit lui faire un sacrée collec à force.

    RépondreSupprimer
  5. Le Témoigneur du Dimanche26 janvier 2014 à 20:56

    J'étais aussi à Pleyel hier soir, mais je tenais à préciser que Mme Gruberova a donné un troisième bis, un peu plus tard, devant le Louvre, malheureusement le public volage comme la Fortune était parti. Des images nous restent heureusement :

    http://www.youtube.com/watch?v=tptY2Xx85pA

    RépondreSupprimer
  6. Le Portier des Chartrons27 janvier 2014 à 18:23

    Après avoir vu des photos du concert de Pleyel samedi, je puis affirmer que la robe que portait Mme Gruberova à Bordeaux était beaucoup plus grand genre.

    RépondreSupprimer
  7. Dehors la vieille!
    Sabine D.

    RépondreSupprimer
  8. Oui!
    A son âge j'avais déjà arrêté...

    Mady M.

    RépondreSupprimer
  9. C'est comme moi : à mon âge, j'ai déjà arrêté...
    Natalie D.

    RépondreSupprimer
  10. Ach ja!
    Die Edita ist nicht rock'n roll genug!
    Simone K.

    RépondreSupprimer
  11. Pour qui voudrait se faire une opinion par soi-même,

    voici le concert de Bordeaux dans son intégralité (sauf les rappels) :

    http://youtu.be/4YIpJCdExWo

    http://youtu.be/2kg1rjp57Tc


    Sergio S.

    RépondreSupprimer