samedi 13 décembre 2014

Mater admirabilis




Une dose de nécrophilie, un soupçon de magyaromanie, et voilà :

Ave Maria von Ilosvay (1913-1987)

Encore une cantatrice qui ne fut longtemps pour moi qu’un nom dans les catalogues (la Mère de Hänsel & Gretel avec Karajan), avant que je la remarque dans des Contes d’Hoffmann captés à la Radio de Cologne en 1950. Voix de la Mère d’Antonia, elle est enveloppante et sûre comme on ne l’est pas souvent dans cette partie. C’est dabord la couleur qui frappe, extraordinaire : une couleur profonde, veloutée, chaleureuse, celle d’une voix d’alto, maternelle en effet, mais pas mamelue justement, avec quelque chose d’étrange qui la prédisposait sans doute au rôle d’Erda, la déesse primitive, dont elle fut à Bayreuth l’une des grandes titulaires après la guerre. Et pourtant, elle avait entamé sa carrière dans les années 30 en chantant du Mozart et même des raretés de Mozart. Preiser, irremplaçable, a opportunément publié une anthologie de ses rares enregistrements de studio pour Philips augmentés de deux extraits superbes du Ring dirigé par Clemens Krauss en 1953 : occasion de la retrouver.

Née à Budapest juste avant la Première guerre, Maria von Ilosvay a étudié au conservatoire de sa ville natale puis à l’Académie de Musique de Vienne, où elle remporta en 1937 le premier prix d’un concours international. Elle est alors engagée par Paul Csonka dans sa troupe de Salzbourg, qui se consacre aux premières œuvres lyriques de Mozart, notoirement méconnues à l’époque. D’octobre 1937 à mars 1938, elle participe à une tournée américaine qui, dans le même esprit, donne des raretés, à savoir Così fan tutte (Dorabella), La Cambiale di matrimonio de Rossini, Le Pauvre Matelot de Milhaud et Angélique d’Ibert. Plus tard, elle apparaîtra dans Le Couronnement de Poppée orchestré par Krenek.

En 1940, elle entre dans la troupe de l’Opéra de Hambourg, auquel elle restera fidèle jusqu’au terme de sa carrière. Après la guerre, en 1948, elle participe à la première représentation scénique du Vin herbé de Frank Martin à Salzbourg sous la direction de Fricsay, avec pour protagonistes Maria Cebotari et Julius Patzak : Orfeo vient d’éditer la bande. L'été suivant, toujours à Salzbourg à la création d’Antigone de Carl Orff sous la direction de Fricsay : elle y chante le rôle d’Ismène, dans une distribution réunissant Res Fischer, Hermann Uhde, Ernst Haefliger et Josef Greindl. C’est cependant Bayreuth qui lui vaut bientôt une gloire internationale : de 1953 à 1958, elle y interprète non seulement Erda, mais Waltraute ou la Première Norne (elle eut également Vénus de Tannhäuser ou Fricka à son répertoire).

Si elle a gravé pour Philips deux disques récitals successifs (répertoire courant du XIXe siècle en 1952, raretés de Mozart en 1954), il s’agissait de microsillons 25 cm, ce qui peut expliquer l’absence de réédition par la suite en disque longue durée. Preiser a repris l’intégralité des deux programmes dans son hommage :

¶ Mozart (Wiener Symphoniker, dir. B. Paumgartner, 1954)
La Finta Semplice : « Che scompiglio »
La Betulia liberata : « Che ascolto, Ozia ? — Del pari infeconda » ; « Parto inerme »
Air de concert K. 255 « Ombra felice — Io ti lascio »
La Clémence de Titus : « Deh per questo istante solo »

¶ Opéra du XIXe siècle (Wiener Symphoniker, dir. W. Loibner, 1952)
Verdi, Le Trouvère : « Stride la vampa »
Verdi, Don Carlo : « O don fatale »
Thomas, Mignon : « Connais-tu le pays ? »
Bizet, Carmen : « En vain pour éviter les réponses amères »
Saint-Saëns, Samson et Dalila : « Amour, viens aider ma faiblesse » ; « Mon cœur s’ouvre à ta voix »
+ en complément : Verdi, Requiem : « Liber scriptus proferetur », dir. P. Van Kempen  (1955)

¶ Wagner à Bayreuth
L’Or du Rhin : « Weiche, Wotan, weiche »
Siegfried : « Stark ruft das Lied »
Avec Hans Hotter (Wotan). Dir. Cl. Krauss (1953)

1 CD Preiser, coll. « Lebendige Vergangenheit »




Dirigés par Paumgartner, alors attaché à la défense des Mozart méconnus pour le meilleur et pour le pire (son édition démembrée-recomposée d’Idomeneo), les Mozart imposent d’emblée les deux qualités maîtresses d’Ilosvay : un timbre extraordinairement riche et caressant, qui laisse à la voix quelque chose de suffisamment juvénile, et une grande rigueur musicale. Le revers de la médaille, c’est une certaine raideur, et surtout une élocution vague. Que la prosodie soit approximative est peut-être gênant (Ilosvay chante tout en langue originale, ce qui n’était nullement l’usage dans les années 50), mais ce qui est frustrant surtout, c’est le vague des mots, dits du bout des lèvres, sans intégration véritable au discours musical. Les airs de La Finta Semplice et de La Betulia liberata étaient sauf erreur des premières au disque, et dans le superbe air de concert K. 255 (composé pour un castrat alto) Ilosvay n’avait été précédée que de quelques mois par R. Michaelis. 

L’air de Giacinta est à la fois noble et émouvant, avec une expression délicate et inquiète, même si nous sommes habitués à un orchestre plus animé ou à une approche plus véhémente (Jennifer Larmore par exemple). L’air de concert « Ombra felice » reste lui nettement prosaïque, pour ainsi dire bloqué par une élocution assez pataude. Ilosvay est plus à son affaire en Judith, malgré un italien germanifié, une vocalisation assez raide et une récitation très perfectible : la beauté du timbre, fruité, altier, a de quoi charmer, mais si l’interprète peine à soutenir l’intérêt sur la longueur des airs, le ton est assez juste en somme, timide mais tenu. Reste que les mots italiens ne parlent guère, hélas, avec des voyelles trop ternes. L’air impétueux « Parto inerme », pauvre d’accent dans la profération héroïque, souffre d’une approche scolaire qui gâche sensiblement la partie médiane ; mais c’est surtout le rondo désespéré de Sesto qui étonne par l’indifférence (pour ne pas dire la mollesse) de l’interprète : aucun frémissement, aucun accent de désespoir, mais une sorte de rondeur généralisée, typique au fond d’une certaine conception lisse du Mozart seria. Et pour le coup l’orchestre se montre bien incertain.

Les standards du répertoire gravés en 1952 font entendre un chant plus scolaire qu’animé par le sens du théâtre. L’organe est beau, et le chant scrupuleux (les figures du rythme dans « Stride la vampa ») et même digne, mais que tout cela reste générique ! Dans Azucena et Eboli ne cherchez pas du feu (« Azucena, vous auriez du feu ?… »), ni de la fluidité – et là non plus, le secours ne viendra pas des mots. Imagination et caractère en panne aussi dans l’extrait du Requiem : belle, austère (pas de port de voix sur proferetur ou continetur), mais surtout trop terre-à-terre, pas visionnaire pour trois ni quatre sous. Eboli paraît même marmoréenne, impavide, comme si Ilosvay rêvait déjà du sommeil d’Erda. Carmen reste appliquée, avec un martèlement monotone des syllabes, et une expression passe-partout. Nonobstant les hasards prosodiques, Dalila bénéficie de ce velours, de cette délicatesse (la vocalise descendante dans « Amour, viens aider ma faiblesse ») et d’une musicalité qui serait admirable si à ces caresses s’ajoutaient des arrière-plans de perversité ou simplement un érotisme prédateur : Maria von Ilosvay, je le crains, était trop bonne fille. On ne s’étonne pas dès lors de la trouver au mieux en Mignon : même un peu courte de nostalgie, le registre expressif moyen d’Ambroise Thomas lui va bien, et le français est très soigné.

Tout change – et comment ! – avec les scènes d’Erda, face à un Hotter saisissant de majesté et d’inquiétude. Si on sent que l’éloquence de cette Erda pourrait être plus affirmée, plus personnelle, ce qu’on entend respire l’évidence, et d’abord celle d’une langue retrouvée. L’élocution est enfin naturelle ; la tenue de ce phrasé fait valoir des couleurs de terre chaude et froide (presque un souvenir de Mödl y passe fugitivement), mais c’est surtout le contraste du dialogue théâtral qui en impose, dans Siegfried particulièrement. Car cette scène, une des plus impressionnantes de tout le Ring, est ici anthologique. Face à un Wotan fébrile mais avec superbe, contaminé par l’urgence du drame, cette Erda hiératique déploie comme en tapis des phrases hors du temps, comme si elle lui parlait de très loin et de très haut — ou plutôt de très profond. Non pas terre-à-terre, mais terre et mère, déesse larvée, tel était son meilleur emploi.





Photographies : 
Fricka à Covent Garden en 1956 (ci-dessus), Erda à Bayreuth en 1958 (tête de page)

Pour lécouter en Erda sous la direction de Clemens Krauss en 1953 :
Scène avec Wotan dans Siegfried ici

Autres témoignages discographiques de Maria von Ilosvay :

¶ Berg, Lulu (lHabilleuse), dir. L. Ludwig (avec Rothenberger), studio 1968, Electrola.
¶ Humperdinck, Hänsel und Gretel (Gertrud), dir. Karajan (avec Grümmer, Schwarzkopf, Metternich), studio 1953, EMI
¶ Mozart, Requiem, dir. Schmidt-Isserstedt (avec Della Casa, Krebs, Frick), Radio de Hambourg (1952), Tahra.
¶ Mozart, Les Noces de Figaro (Marcellina), en allemand, dir. Schmidt-Isserstedt (avec Saunders, Mathis, Steiner, Krause, Blankenburg), Opéra de Hambourg 1967, Arthaus (DVD).
¶ Offenbach, Les Contes d’Hoffmann (la Mère d’Antonia), en allemand, dir. Szenkar (avec Schock, Lipp,Mödl, Trötschel, Welitsch), Radio de Cologne 1950, Gebhardt.
¶ Rossini, Stabat Mater, dir. Fricsay (avec Grümmer), Radio de Cologne 1953, Melodram.
¶ Verdi, Requiem, dir. Van Kempen (avec Brouwenstijn, Munteanu, Czerwenka), Philips (1955) ; réédité en CD chez Preiser
¶ Wagner, Der Ring der Nibelungen (Erda), Bayreuth 1953, dir. Cl. Krauss, Orfeo.
¶ Wagner, Der Ring der Nibelungen (Erda et Waltraute), dir. J. Keilberth, Bayreuth 1955, Testament.


2 commentaires:

  1. C'était bien séduisant, de commencer par la Mère d'Antonia pour finir avec Erda. Sauf qu'en reprenant ces Contes d'Hoffmann de 1950 (où Rudolf Schock est d'une poésie extraordinaire), je me rends compte qu'Ilosvay y chante Nicklausse et non pas la Voix de la Mère. Patatras ! "Elle est très bien", comme chantent les invités de Spalanzzani, et le mariage de sa voix dans la Barcarolle avec celle de Mödl (capable de superbes allègements) donne lieu à une sensualité nocturne du meilleur effet, mais enfin patatras pour mon propos. Je vais donc sacrifier un poulet à Mnémosyne pour apaiser sa colère.

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  2. Excusez-moi, mais je trouve quand même un peu facile de vous en prendre à un poulet, tout ça parce que vous pérorez en roue libre et que vous n'êtes pas fichu de faire la différence entre Maria von Ilosvay et Marion Matthäus ! à ce train-là, vous allez confondre Mathieu Ahlersmeyer et Mireille Mathieu…

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