jeudi 19 février 2015

D’une prison




À l’acte II de la Theodora de Haendel (1749, livret du révérend Morell) prend place une scène de prison dans laquelle la vierge et martyre exhale son angoisse : « With darkness deep as is my woe » – mémoire ineffaçable de Jennifer Smith en concert (à Lourdes). Ce monologue s’ouvre par un récitatif mais il est d’abord précédé d’une séquence orchestrale, qui sera reprise à la fin de l’air pour en forger la clôture, et qui contraste d’abord avec la liesse de la scène précédente, où les païens sacrifiaient bruyamment à Vénus. Dans son économie particulière, ce prélude, strié par les cordes, fait pour ainsi dire retentir le silence, son effroi. On y entend deux flûtes parcimonieuses, statiques, discontinues, mais insistantes par leurs tenues, comme en réponse à la battue des cordes : quelques notes fragmentaires qui finissent à peine à ébaucher une phrase.

Dans sa bible, Piotr Kaminski cite le musicologue Jonathan Keates, qui entend dans ces touches de flûte « de l’eau s’écoulant goutte à goutte dans un souterrain ». Cette glose a de quoi laisser dubitatif. Non que Haendel ne s’y entende pas à instiller des gouttes en musique (« Stille amare » dans Tolomeo le prouve), mais un tel souci de pittoresque paraît assez hors de propos dans Theodora et se trouve surtout contredit par la musique, par sa matière sonore comme par l’écriture des flûtes. Autant le goutte-à-goutte est sensible dans le petit air d’Atys « La beauté la plus sévère », autant ici rien de tel. Car ces flûtes tiennent plus du gémissement, de la plainte nocturne (une chouette, transfigurée ?), que figurerait contre toute attente la clarté fragile du timbre. On pense aussi à l’oiseau de nuit qui s’attache aux scènes de prison dans l’opera seria, comme on le voit encore dans le grand récitatif de l’air de concert de Mozart Misero ! o sogno K. 431 : « Che de’ notturni augelli / La lamentabil voce ».

Mais ce serait encore trop dire pour la prison de Theodora. Si ce prélude touche d’emblée l’auditeur, n’est-ce pas en raison de l’ambiguïté propre de la musique, qui ne se réduit pas –heureusement – à l’imitation de quelque chose de précisément identifiable ? Ce qu’on entend là, ce que Haendel imagine de faire entendre, c’est une voix qui n’a pas de nom, dans aucune langue. J’évoquais une chouette transfuge : c’est un peu bête évidemment, ou machinal, et pourtant la disposition de ces flûtes produit quelque chose de l’effet du cri de l’oiseau de nuit dans le silence, une tension soudaine, un figement, un saisissement qui n’a pas l’intensité d’une merveille au théâtre. Mais le choix de la flûte obéit sans doute aussi à un symbolisme hérité : c’est l’instrument du deuil, de l’élégie. Dans la tragédie lyrique française, c’est l’instrument qui mime le mieux l’effusion des larmes, comme avec le monologue plaintif d’Iphise, ceinte de pastorale, dans le Jephté de Montéclair en 1732. Mais dans ce cas, justement, la flûte chante, elle dessine une ligne, alors qu’ici règne le fragment, ou l’ébauche. Et si l’on songe au grand monologue de la prison dans Dardanus, il revient alors à des bois comme le basson d’y colorer le tableau lugubre, un peu comme l’air de Télaïre devant le tombeau de Castor, avec dans les deux cas un raffinement harmonique extrême, à la hauteur de la tragédie. Pourtant, lorsque dans Hippolyte & Aricie Thésée au désespoir prononce l’adieu au fils in absentia (« Je ne te verrai plus »), des flûtes discontinues, interdites de phrase, entreluisent mystérieusement dans l’orchestre qui accompagne cette grande minute de chant.

Mais les deux flûtes de Theodora sont plus secrètes encore, plus discrètes : comme l’oiseau qui gémit imperceptiblement (mais loin du gémissement biblique de la colombe), comme l’étoile qui frissonne, comme une lumière refusée, intermittente. Ces flûtes solitaires préludent à la plainte humaine, en motivent à leur façon l’angoisse, mais aussi, venant de plus loin, de plus haut, elles semblent veiller tristement sur la prisonnière promise au viol. Dans leur laconisme, elles portent un absolu de la désolation et en même temps quelque chose de tutélaire. Du moins, ces notes de flûte n’expriment rien de défini. Telle est leur force, obstinée, comme de suggérer dans l’oratorio une profondeur imaginaire du lieu de la scène : elles forment l’espace autant que la temporalité silencieuse, mystérieuse, de la prison. À elles seules, ces notes esseulées suggèrent une élévation au-dessus des affres – à l’inverse de cette ligne lancinante de la flûte qui, planant inlassablement dans l’immobilité des champs Élysées de Gluck, instille de la tristesse dans ce moment béatifique.




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